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Title: A l'ombre des jeunes filles en fleurs
Description: A l'ombre des jeunes filles en fleurs (version intégrale) Marcel PROUST (1871 - 1922) Genre : Romans

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À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Proust, Marcel

Publication: 1919
Catégorie(s): Fiction, Roman
Source: http://ebooksgratuits
...
His birth took place during the violence that surrounded the suppression of the Paris Commune,
and his childhood corresponds with the consolidation of the
French Third Republic
...
Proust's
father, Achille Adrien Proust, was a famous doctor and epidemiologist, responsible for studying and attempting to remedy
the causes and movements of cholera through Europe and
Asia; he was the author of many articles and books on medicine and hygiene
...
Her father
was a banker
...
Her letters demonstrate a well-developed sense of humour, and her
command of English was sufficient for her to provide the necessary impetus to her son's later attempts to translate John
Ruskin
...
Proust spent long
holidays in the village of Illiers
...
(Illiers was renamed Illiers-Combray on the occasion of the Proust centenary celebrations)
...
As a young man Proust was a
dilettante and a successful social climber, whose aspirations as
a writer were hampered by his lack of application to work
...
Proust was quite
close to his mother, despite her wishes that he apply himself to

2

some sort of useful work
...

After exerting considerable effort, he obtained a sick leave
which was to extend for several years until he was considered
to have resigned
...
Proust, who was homosexual, was one of the first European writers to treat homosexuality at length
...
In
February 1903, Proust's brother Robert married and left the family apartment
...

Finally, and most crushingly, Proust's beloved mother died in
September 1905
...
Despite this
windfall, his health throughout this period continued to deteriorate
...
He died in 1922
and is buried in the Père Lachaise Cemetery in Paris
...

Note: Ce livre vous est offert par Feedbooks
...
feedbooks
...


3

Partie 1

4

Ma mère, quand il fut question d’avoir pour la première fois M
...
Or
cette réponse de mon père demande quelques mots d’explication, certaines personnes se souvenant peut-être d’un Cottard
bien médiocre et d’un Swann poussant jusqu’à la plus extrême
délicatesse, en matière mondaine, la modestie et la discrétion
...
Adaptant aux
humbles ambitions de cette femme, l’instinct, le désir, l’industrie, qu’il avait toujours eus, il s’était ingénié à se bâtir, fort audessous de l’ancienne, une position nouvelle et appropriée à la
compagne qui l’occuperait avec lui
...
Puisque (tout en continuant à fréquenter seul ses amis
personnels, à qui il ne voulait pas imposer Odette quand ils ne
lui demandaient pas spontanément à la connaître) c’était une
seconde vie qu’il commençait, en commun avec sa femme, au
milieu d’êtres nouveaux, on eût encore compris que pour mesurer le rang de ceux-ci, et par conséquent le plaisir d’amourpropre qu’il pouvait éprouver à les recevoir, il se fût servi,
comme un point de comparaison, non pas des gens les plus
brillants qui formaient sa société avant son mariage, mais des
relations antérieures d’Odette
...
On dira peut-être que cela tenait à ce que la
simplicité du Swann élégant n’avait été chez lui qu’une forme

5

plus raffinée de la vanité et que, comme certains israélites,
l’ancien ami de mes parents avait pu présenter tour à tour les
états successifs par où avaient passé ceux de sa race, depuis le
snobisme le plus naïf et la plus grossière goujaterie, jusqu’à la
plus fine politesse
...
Swann empressé avec ces nouvelles relations et
les citant avec fierté, était comme ces grands artistes modestes
ou généreux qui, s’ils se mettent à la fin de leur vie à se mêler
de cuisine ou de jardinage, étalent une satisfaction naïve des
louanges qu’on donne à leurs plats ou à leurs plates-bandes
pour lesquels ils n’admettent pas la critique qu’ils acceptent aisément s’il s’agit de leurs chefs-d’œuvre ; ou bien qui, donnant
une de leurs toiles pour rien, ne peuvent en revanche sans
mauvaise humeur perdre quarante sous aux dominos
...
Qu’il suffise actuellement, à son égard, de faire observer
ceci : pour Swann, à la rigueur le changement peut surprendre
puisqu’il était accompli et non soupçonné de moi quand je
voyais le père de Gilberte aux Champs-Élysées, où d’ailleurs ne
m’adressant pas la parole il ne pouvait faire étalage devant moi
de ses relations politiques (il est vrai que s’il l’eût fait, je ne me
fusse peut-être pas aperçu tout de suite de sa vanité car l’idée
qu’on s’est faite longtemps d’une personne bouche les yeux et
les oreilles ; ma mère pendant trois ans ne distingua pas plus
le fard qu’une de ses nièces se mettait aux lèvres que s’il eût
été invisiblement dissous entièrement dans un liquide ; jusqu’au jour où une parcelle supplémentaire, ou bien quelque
autre cause amena le phénomène appelé sursaturation ; tout le
fard non aperçu cristallisa, et ma mère, devant cette débauche
soudaine de couleurs déclara, comme on eût fait à Combray,
que c’était une honte, et cessa presque toute relation avec sa

6

nièce)
...
Ce n’est pas seulement en effet comme
un praticien obscur, devenu, à la longue, notoriété européenne,
que ses confrères considéraient Cottard
...
Sans doute ils préféraient le commerce de certains
chefs plus lettrés, plus artistes, avec lesquels ils pouvaient parler de Nietzsche, de Wagner
...
Mais on vantait la promptitude, la profondeur, la sûreté de son coup d’œil, de son diagnostic
...
Sauf chez les Verdurin qui
s’étaient engoués de lui, l’air hésitant de Cottard, sa timidité,
son amabilité excessives, lui avaient, dans sa jeunesse, valu de
perpétuels brocards
...
Partout, sinon chez les Verdurin où il redevenait
instinctivement lui-même, il se rendit froid, volontiers silencieux, péremptoire quand il fallait parler, n’oubliant pas de
dire des choses désagréables
...
C’est surtout à l’impassibilité qu’il s’efforçait,

7

et même dans son service d’hôpital, quand il débitait quelquesuns de ces calembours qui faisaient rire tout le monde, du chef
de clinique au plus récent externe, il le faisait toujours sans
qu’un muscle bougeât dans sa figure d’ailleurs méconnaissable
depuis qu’il avait rasé barbe et moustaches
...
Il avait été
ministre plénipotentiaire avant la guerre et ambassadeur au
Seize Mai, et, malgré cela, au grand étonnement de beaucoup,
chargé plusieurs fois, depuis, de représenter la France dans
des missions extraordinaires – et même comme contrôleur de
la Dette, en Égypte, où grâce à ses grandes capacités financières il avait rendu d’importants services – par des cabinets
radicaux qu’un simple bourgeois réactionnaire se fût refusé à
servir, et auxquels le passé de M
...
Mais ces ministres
avancés semblaient se rendre compte qu’ils montraient par
une telle désignation quelle largeur d’esprit était la leur dès
qu’il s’agissait des intérêts supérieurs de la France, se mettaient hors de pair des hommes politiques en méritant que le
Journal des Débats lui-même les qualifiât d’hommes d’État, et
bénéficiaient enfin du prestige qui s’attache à un nom aristocratique et de l’intérêt qu’éveille comme un coup de théâtre un
choix inattendu
...
de Norpois, les recueillir sans
avoir à craindre de celui-ci un manque de loyalisme politique
contre lequel la naissance du marquis devait non pas les
mettre en garde, mais les garantir
...
C’est d’abord parce
qu’une certaine aristocratie, élevée dès l’enfance à considérer
son nom comme un avantage intérieur que rien ne peut lui enlever (et dont ses pairs, ou ceux qui sont de naissance plus
haute encore, connaissent assez exactement la valeur), sait
qu’elle peut s’éviter, car ils ne lui ajouteraient rien, les efforts
que sans résultat ultérieur appréciable font tant de bourgeois
pour ne professer que des opinions bien portées et ne fréquenter que des gens bien pensants
...
Et les frais dont elle se dispense à l’égard
de l’inutile hobereau recherché des bourgeois et de la stérile
amitié duquel un prince ne lui saurait aucun gré, elle les prodiguera aux hommes politiques, fussent-ils francs-maçons, qui
peuvent faire arriver dans les ambassades ou patronner dans
les élections, aux artistes ou aux savants dont l’appui aide à
« percer » dans la branche où ils priment, à tous ceux enfin qui
sont en mesure de conférer une illustration nouvelle ou de
faire réussir un riche mariage
...
de Norpois, il y avait surtout
que, dans une longue pratique de la diplomatie, il s’était imbu
de cet esprit négatif, routinier, conservateur, dit « esprit de
gouvernement » et qui est, en effet, celui de tous les gouvernements et, en particulier, sous tous les gouvernements, l’esprit
des chancelleries
...
Sauf chez quelques illettrés du peuple et du
monde, pour qui la différence des genres est lettre morte, ce
qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est
la consanguinité des esprits
...
Un même nationalisme suffit à rapprocher Barrès de ses électeurs qui ne doivent
pas faire grande différence entre lui et M
...
Ribot et Deschanel, dont à
leur tour de fidèles monarchistes se sentent beaucoup plus
près que de Maurras et de Léon Daudet qui souhaitent cependant aussi le retour du Roi
...
M
...
Elle étonnait mon père tout le premier
...
Il avait conscience qu’il y avait dans les
avances du diplomate un effet de ce point de vue tout individuel où chacun se place pour décider de ses sympathies, et
d’où toutes les qualités intellectuelles ou la sensibilité d’une
personne ne seront pas auprès de l’un de nous qu’elle ennuie
ou agace une aussi bonne recommandation que la rondeur et la
gaieté d’une autre qui passerait, aux yeux de beaucoup, pour
vide, frivole et nulle
...
Je
suis sûr qu’il va encore me raconter des choses palpitantes sur
la guerre de 70
...
de
Norpois avait averti l’Empereur de la puissance grandissante
et des intentions belliqueuses de la Prusse, et que Bismarck
avait pour son intelligence une estime particulière
...
de Norpois
...
Je sais
bien que le père Norpois est très boutonné, mais avec moi, il
s’ouvre si gentiment
...
Et je dois dire que la conversation de M
...
J’aurais ainsi obtenu un effet de démodé, à aussi bon compte et de la même façon que cet acteur
du Palais-Royal à qui on demandait où il pouvait trouver ses
surprenants chapeaux et qui répondait : « Je ne trouve pas mes
chapeaux
...
» En un mot, je crois que ma mère jugeait M
...

de Norpois étaient fort modernes – mais des expressions
...
En fortifiant dans l’esprit de mon père
la bonne opinion qu’il avait de M
...
Et comme elle était incapable de mentir à mon père, elle
s’entraînait elle-même à admirer l’Ambassadeur pour pouvoir
le louer avec sincérité
...
de Norpois
sur une enveloppe, son premier mouvement était de croire que
par mauvaise chance leur correspondance s’était croisée : on
eût dit qu’il existait, pour lui, à la poste, des levées supplémentaires et de luxe
...
de
Norpois de satisfaire à tant d’occupations et d’être si ordonné
dans ses réponses, de plaire dans le monde et d’être aimable
avec nous
...
La réponse qu’elle trouvait
que l’ami de mon père avait eu tant de mérite à nous adresser
rapidement parce qu’il écrivait par jour beaucoup de lettres,

11

elle l’exceptait de ce grand nombre de lettres dont ce n’était
que l’une ; de même elle ne considérait pas qu’un dîner chez
nous fût pour M
...

Le premier dîner que M
...
de Norpois je me rendis
compte tout d’un coup, et d’une façon nouvelle, combien les
sentiments éveillés en moi par tout ce qui concernait Gilberte
Swann et ses parents différaient de ceux que cette même famille faisait éprouver à n’importe quelle autre personne
...
»
Mais c’était parce que M
...
Ma grand’mère, qui en renonçant
pour moi au profit que, selon elle, j’aurais trouvé à entendre la
Berma, avait fait un gros sacrifice à l’intérêt de ma santé,
s’étonnait que celui-ci devînt négligeable sur une seule parole
de M
...
Mettant ses espérances invincibles de rationaliste dans le régime de grand air et de coucher de bonne
heure qui m’avait été prescrit, elle déplorait comme un désastre cette infraction que j’allais y faire et, sur un ton navré,

12

disait : « Comme vous êtes léger » à mon père qui, furieux, répondait : « Comment, c’est vous maintenant qui ne voulez pas
qu’il y aille ! c’est un peu fort, vous qui nous répétiez tout le
temps que cela pouvait lui être utile
...
de Norpois avait changé, sur un point bien plus important pour moi, les intentions de mon père
...
J’aurais
préféré revenir aux projets littéraires que j’avais autrefois formés et abandonnés au cours de mes promenades du côté de
Guermantes
...
de Norpois, qui n’aimait pas
beaucoup les agents diplomatiques de nouvelles couches, lui
avait assuré qu’on pouvait, comme écrivain, s’attirer autant de
considération, exercer autant d’action et garder plus d’indépendance que dans les ambassades
...
Et comme, assez influent lui-même, il croyait
qu’il n’y avait rien qui ne s’arrangeât, ne trouvât sa solution favorable dans la conversation des gens importants : « Je le ramènerai dîner un de ces soirs en sortant de la Commission
...
Écris
quelque chose de bien que tu puisses lui montrer ; il est très lié
avec le directeur de la Revue des Deux-Mondes, il t’y fera entrer, il réglera cela, c’est un vieux malin ; et, ma foi, il a l’air de
trouver que la diplomatie, aujourd’hui !… »
Le bonheur que j’aurais à ne pas être séparé de Gilberte me
rendait désireux mais non capable d’écrire une belle chose qui
pût être montrée à M
...
Après quelques pages préliminaires, l’ennui me faisant tomber la plume des mains, je
pleurais de rage en pensant que je n’aurais jamais de talent,
que je n’étais pas doué et ne pourrais même pas profiter de la
chance que la prochaine venue de M
...
Seule l’idée qu’on allait me laisser entendre la Berma me distrayait de mon chagrin
...
Car quand c’est
dans l’espoir d’une découverte précieuse que nous désirons recevoir certaines impressions de nature ou d’art, nous avons
quelque scrupule à laisser notre âme accueillir à leur place des
impressions moindres qui pourraient nous tromper sur la valeur exacte du Beau
...
J’aurais le
même ravissement que le jour où une gondole m’emmènerait
au pied du Titien des Frari ou des Carpaccio de San Giorgio dei
Schiavoni, si jamais j’entendais réciter par la Berma les vers :
« On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur,
etc
...
Un Carpaccio à Venise, la Berma dans Phèdre, chefs-d’œuvre d’art pictural ou
dramatique que le prestige qui s’attachait à eux rendait en moi
si vivants, c’est-à-dire si indivisibles, que, si j’avais été voir
Carpaccio dans une salle du Louvre ou la Berma dans quelque
pièce dont je n’aurais jamais entendu parler, je n’aurais plus
éprouvé le même étonnement délicieux d’avoir enfin les yeux
ouverts devant l’objet inconcevable et unique de tant de milliers de mes rêves
...

Enfin, si j’allais entendre la Berma dans une pièce nouvelle, il
ne me serait pas facile de juger de son art, de sa diction,
puisque je ne pourrais pas faire le départ entre un texte que je
ne connaîtrais pas d’avance et ce que lui ajouteraient des intonations et des gestes qui me sembleraient faire corps avec lui ;
tandis que les œuvres anciennes, que je savais par cœur, m’apparaissaient comme de vastes espaces réservés et tout prêts où

14

je pourrais apprécier en pleine liberté les inventions dont la
Berma les couvrirait, comme à fresque, des perpétuelles trouvailles de son inspiration
...
Ils me parurent ajouter de la noblesse à MmeBerma
elle-même quand je lus dans les journaux après le programme
de ces spectacles que c’était elle qui avait résolu de se montrer
de nouveau au public dans quelques-unes de ses anciennes
créations
...
En faisant afficher ainsi, au
milieu de pièces qui n’étaient destinées qu’à faire passer le
temps d’une soirée, Phèdre, dont le titre n’était pas plus long
que les leurs et n’était pas imprimé en caractères différents,
elle y ajoutait comme le sous-entendu d’une maîtresse de maison qui, en vous présentant à ses convives au moment d’aller à
table, vous dit au milieu des noms d’invités qui ne sont que des
invités, et sur le même ton qu’elle a cité les autres : M
...

Le médecin qui me soignait – celui qui m’avait défendu tout
voyage – déconseilla à mes parents de me laisser aller au
théâtre ; j’en reviendrais malade, pour longtemps peut-être, et
j’aurais en fin de compte plus de souffrance que de plaisir
...

Mais – de même qu’au voyage à Balbec, au voyage à Venise
que j’avais tant désirés – ce que je demandais à cette matinée,
c’était tout autre chose qu’un plaisir : des vérités appartenant
à un monde plus réel que celui où je vivais, et desquelles l’acquisition une fois faite ne pourrait pas m’être enlevée par des
incidents insignifiants, fussent-ils douloureux à mon corps, de
mon oiseuse existence
...
J’implorais mes parents, qui, depuis la visite du médecin, ne voulaient plus me permettre d’aller à Phèdre
...
Cachée comme le Saint
des Saints sous le rideau qui me la dérobait et derrière lequel
je lui prêtais à chaque instant un aspect nouveau, selon ceux
des mots de Bergotte – dans la plaquette retrouvée par Gilberte – qui me revenaient à l’esprit : « Noblesse plastique, cilice chrétien, pâleur janséniste, princesse de Trézène et de
Clèves, drame mycénien, symbole delphique, mythe solaire »,
la divine Beauté que devait me révéler le jeu de la Berma, nuit
et jour, sur un autel perpétuellement allumé, trônait au fond de
mon esprit, de mon esprit dont mes parents sévères et légers
allaient décider s’il enfermerait ou non, et pour jamais, les perfections de la Déesse dévoilée à cette même place où se dressait sa forme invisible
...
Mais quand ils furent tombés, quand ma
mère – bien que cette matinée eût lieu précisément le jour de
la séance de la Commission après laquelle mon père devait ramener dîner M
...

D’abord, après avoir détesté leur cruauté, leur consentement
me les rendait si chers que l’idée de leur faire de la peine m’en
causait à moi-même une, à travers laquelle la vie ne m’apparaissait plus comme ayant pour but la vérité, mais la tendresse,
et ne me semblait plus bonne ou mauvaise que selon que mes
parents seraient heureux ou malheureux
...
Mais alors cette sorte d’obligation d’avoir du plaisir me semblait bien lourde
...
À toutes ces raisons, je confrontais, pour décider ce
qui devait l’emporter, l’idée, invisible derrière son voile, de la
perfection de la Berma
...
C’eût été pour abréger ma souffrance, et non plus dans
l’espoir d’un bénéfice intellectuel et en cédant à l’attrait de la
perfection, que je me serais laissé conduire non vers la Sage
Déesse, mais vers l’implacable Divinité sans visage et sans nom
qui lui avait été subrepticement substituée sous son voile
...
Mais
elle donnait à l’un des buts entre lesquels oscillait mon

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indécision, une forme plus concrète et – comme l’affiche était
datée non du jour où je la lisais mais de celui où la représentation aurait lieu, et de l’heure même du lever du rideau –
presque imminente, déjà en voie de réalisation, si bien que je
sautai de joie devant la colonne en pensant que ce jour-là,
exactement à cette heure, je serais prêt à entendre la Berma,
assis à ma place ; et de peur que mes parents n’eussent plus le
temps d’en trouver deux bonnes pour ma grand’mère et pour
moi, je ne fis qu’un bond jusqu’à la maison, cinglé que j’étais
par ces mots magiques qui avaient remplacé dans ma pensée
« pâleur janséniste » et « mythe solaire » : « les dames ne seront pas reçues à l’orchestre en chapeau, les portes seront fermées à deux heures »
...

Mon père nous proposa de nous déposer ma grand’mère et moi
au théâtre, en se rendant à sa Commission
...
Et depuis la veille, Françoise, heureuse de
s’adonner à cet art de la cuisine pour lequel elle avait certainement un don, stimulée, d’ailleurs, par l’annonce d’un convive
nouveau, et sachant qu’elle aurait à composer, selon des méthodes sues d’elle seule, du bœuf à la gelée, vivait dans l’effervescence de la création ; comme elle attachait une importance
extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer dans la fabrication de son œuvre, elle allait elle-même aux
Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck, de
jarret de bœuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant
huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir les blocs de
marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II
...
Et dès
la veille Françoise avait envoyé cuire dans le four du boulanger, protégé de mie de pain comme du marbre rose, ce qu’elle
appelait du jambon de Nev’York
...
Aussi, depuis, le mot d’York se faisait
précéder dans ses oreilles ou devant ses yeux si elle lisait une
annonce de : New qu’elle prononçait Nev’
...
Madame m’a bien recommandé que ce soit du Nev’York
...
Sans doute, tant que je
n’eus pas entendu la Berma, j’éprouvai du plaisir
...
Je fus heureux aussi dans la salle
même ; depuis que je savais que – contrairement à ce que
m’avaient si longtemps représenté mes imaginations enfantines – il n’y avait qu’une scène pour tout le monde, je pensais
qu’on devait être empêché de bien voir par les autres

19

spectateurs comme on l’est au milieu d’une foule ; or je me
rendis compte qu’au contraire, grâce à une disposition qui est
comme le symbole de toute perception, chacun se sent le
centre du théâtre ; ce qui m’explique qu’une fois qu’on avait
envoyé Françoise voir un mélodrame aux troisièmes galeries,
elle avait assuré en rentrant que sa place était la meilleure
qu’on pût avoir et qu’au lieu de se trouver trop loin, s’était sentie intimidée par la proximité mystérieuse et vivante du rideau
...
Et
– ce rideau une fois levé – quand sur la scène une table à écrire
et une cheminée assez ordinaires, d’ailleurs, signifièrent que
les personnages qui allaient entrer seraient, non pas des acteurs venus pour réciter comme j’en avais vus une fois en soirée, mais des hommes en train de vivre chez eux un jour de
leur vie dans laquelle je pénétrais par effraction sans qu’ils
pussent me voir – mon plaisir continua de durer ; il fut interrompu par une courte inquiétude : juste comme je dressais
l’oreille avant que commençât la pièce, deux hommes entrèrent
par la scène, bien en colère, puisqu’ils parlaient assez fort pour
que dans cette salle où il y avait plus de mille personnes on distinguât toutes leurs paroles, tandis que dans un petit café on
est obligé de demander au garçon ce que disent deux individus
qui se collettent ; mais dans le même instant étonné de voir
que le public les entendait sans protester, submergé qu’il était
par un unanime silence sur lequel vint bientôt clapoter un rire
ici, un autre là, je compris que ces insolents étaient les acteurs
et que la petite pièce, dite lever de rideau, venait de commencer
...
J’en
étais effrayé ; car de même que dans le compte rendu d’un procès, quand je lisais qu’un homme d’un noble cœur allait venir,
au mépris de ses intérêts, témoigner en faveur d’un innocent,
je craignais toujours qu’on ne fût pas assez gentil pour lui,
qu’on ne lui marquât pas assez de reconnaissance, qu’on ne le

20

récompensât pas richement, et, qu’écœuré, il se mît du côté de
l’injustice ; de même, assimilant en cela le génie à la vertu,
j’avais peur que la Berma dépitée par les mauvaises façons
d’un public aussi mal élevé – dans lequel j’aurais voulu au
contraire qu’elle pût reconnaître avec satisfaction quelques célébrités au jugement de qui elle eût attaché de l’importance –
ne lui exprimât son mécontentement et son dédain en jouant
mal
...
Enfin, les derniers moments
de mon plaisir furent pendant les premières scènes de Phèdre
...
On
avait dû changer la distribution, tout le soin que j’avais mis à
étudier le rôle de la femme de Thésée devenait inutile
...
J’avais dû
me tromper en prenant celle-là pour la Berma, car la seconde
lui ressemblait davantage encore et, plus que l’autre, avait sa
diction
...
Mais tout d’un coup, dans
l’écartement du rideau rouge du sanctuaire, comme dans un
cadre, une femme parut et aussitôt, à la peur que j’eus, bien
plus anxieuse que pouvait être celle de la Berma qu’on la gênât
en ouvrant une fenêtre, qu’on altérât le son d’une de ses paroles en froissant un programme, qu’on l’indisposât en applaudissant ses camarades, en ne l’applaudissant pas elle, assez ; –
à ma façon, plus absolue encore que celle de la Berma, de ne
considérer, dès cet instant, salle, public, acteurs, pièce, et mon
propre corps que comme un milieu acoustique n’ayant d’importance que dans la mesure où il était favorable aux inflexions de
cette voix, je compris que les deux actrices que j’admirais

21

depuis quelques minutes n’avaient aucune ressemblance avec
celle que j’étais venu entendre
...
Je ne pouvais même
pas, comme pour ses camarades, distinguer dans sa diction et
dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes
...
J’aurais voulu – pour pouvoir l’approfondir, pour tâcher d’y découvrir ce qu’elle avait de beau – arrêter, immobiliser longtemps
devant moi chaque intonation de l’artiste, chaque expression
de sa physionomie ; du moins, je tâchais, à force d’agilité morale, en ayant avant un vers mon attention tout installée et
mise au point, de ne pas distraire en préparatifs une parcelle
de la durée de chaque mot, de chaque geste, et, grâce à l’intensité de mon attention, d’arriver à descendre en eux aussi
profondément que j’aurais fait si j’avais eu de longues heures à
moi
...
Dans
une scène où la Berma reste immobile un instant, le bras levé à
la hauteur du visage baigné, grâce à un artifice d’éclairage,
dans une lumière verdâtre, devant le décor qui représente la
mer, la salle éclata en applaudissements, mais déjà l’actrice
avait changé de place et le tableau que j’aurais voulu étudier
n’existait plus
...
Seulement, quand on croit à la
réalité des choses, user d’un moyen artificiel pour se les faire
montrer n’équivaut pas tout à fait à se sentir près d’elles
...
Je reposai la lorgnette ; mais
peut-être l’image que recevait mon œil, diminuée par l’éloignement, n’était pas plus exacte ; laquelle des deux Berma était la
vraie ? Quant à la déclaration à Hippolyte, j’avais beaucoup
compté sur ce morceau où, à en juger par la signification ingénieuse que ses camarades me découvraient à tout moment
dans des parties moins belles, elle aurait certainement des intonations plus surprenantes que celles que chez moi, en lisant,

22

j’avais tâché d’imaginer ; mais elle n’atteignit même pas jusqu’à celles qu’Œnone ou Aricie eussent trouvées, elle passa au
rabot d’une mélopée uniforme toute la tirade où se trouvèrent
confondues ensemble des oppositions, pourtant si tranchées,
qu’une tragédienne à peine intelligente, même des élèves de
lycée, n’en eussent pas négligé l’effet ; d’ailleurs, elle la débita
tellement vite que ce fut seulement quand elle fut arrivée au
dernier vers que mon esprit prit conscience de la monotonie
voulue qu’elle avait imposée aux premiers
...

J’y mêlai les miens en tâchant de les prolonger, afin que, par
reconnaissance, la Berma se surpassant, je fusse certain de
l’avoir entendue dans un de ses meilleurs jours
...
Il semble que certaines réalités
transcendantes émettent autour d’elles des rayons auxquels la
foule est sensible
...
On apprend la victoire, ou après-coup quand la guerre est finie, ou
tout de suite par la joie du concierge
...
Mais
cette connaissance immédiate de la foule étant mêlée à cent
autres toutes erronées, les applaudissements tombaient le plus
souvent à faux, sans compter qu’ils étaient mécaniquement
soulevés par la force des applaudissements antérieurs comme
dans une tempête, une fois que la mer a été suffisamment remuée, elle continue à grossir, même si le vent ne s’accroît plus
...
« Au moins, disait à côté
de moi une femme assez commune, elle se dépense celle-là,

23

elle se frappe à se faire mal, elle court, parlez-moi de ça, c’est
jouer
...
Je n’en
sentis pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce
plaisir que j’avais tant désiré n’eût pas été plus grand, mais en
même temps le besoin de le prolonger, de ne pas quitter pour
jamais, en sortant de la salle, cette vie du théâtre qui pendant
quelques heures avait été la mienne, et dont je me serais arraché comme en un départ pour l’exil, en rentrant directement à
la maison, si je n’avais espéré d’y apprendre beaucoup sur la
Berma par son admirateur auquel je devais qu’on m’eût permis
d’aller à Phèdre, M
...
Je lui fus présenté avant le dîner par mon père qui m’appela pour cela dans son cabinet
...

Comme les étrangers de passage qui lui étaient présentés, au
temps où il représentait la France, étaient plus ou moins – jusqu’aux chanteurs connus – des personnes de marque et dont il
savait alors qu’il pourrait dire plus tard, quand on prononcerait
leur nom à Paris ou à Pétersbourg, qu’il se rappelait parfaitement la soirée qu’il avait passée avec eux à Munich ou à Sofia,
il avait pris l’habitude de leur marquer par son affabilité la satisfaction qu’il avait de les connaître : mais de plus, persuadé
que dans la vie des capitales, au contact à la fois des individualités intéressantes qui les traversent et des usages du peuple
qui les habite, on acquiert une connaissance approfondie, et
que les livres ne donnent pas, de l’histoire, de la géographie,
des mœurs des différentes nations, du mouvement intellectuel
de l’Europe, il exerçait sur chaque nouveau venu ses facultés
aiguës d’observateur afin de savoir de suite à quelle espèce
d’homme il avait à faire
...


24

Aussi, tout en me parlant avec bonté et de l’air d’importance
d’un homme qui sait sa vaste expérience, il ne cessait de
m’examiner avec une curiosité sagace et pour son profit,
comme si j’eusse été quelque usage exotique, quelque monument instructif, ou quelque étoile en tournée
...

Il ne m’offrit absolument rien pour la Revue des DeuxMondes, mais me posa un certain nombre de questions sur ce
qu’avaient été ma vie et mes études, sur mes goûts dont j’entendis parler pour la première fois comme s’il pouvait être raisonnable de les suivre, tandis que j’avais cru jusqu’ici que
c’était un devoir de les contrarier
...
Il semblait m’envier en souriant d’un air presque grivois les bons moments que, plus heureux que lui et plus libre, elle me ferait
passer
...
Jusqu’ici je m’étais seulement
rendu compte que je n’avais pas le don d’écrire ; maintenant
M
...
Je voulus lui exprimer
ce que j’avais rêvé ; tremblant d’émotion, je me serais fait un
scrupule que toutes mes paroles ne fussent pas l’équivalent le
plus sincère possible de ce que j’avais senti et que je n’avais jamais essayé de me formuler ; c’est dire que mes paroles
n’eurent
aucune
netteté
...
de Norpois, pendant
qu’on lui exposait quelque chose, gardait une immobilité de visage aussi absolue que si vous aviez parlé devant quelque

25

buste antique – et sourd – dans une glyptothèque
...

– Précisément, me dit-il tout à coup comme si la cause était
jugée et après m’avoir laissé bafouiller en face des yeux immobiles qui ne me quittaient pas un instant, j’ai le fils d’un de mes
amis qui, mutatis mutandis, est comme vous (et il prit pour
parler de nos dispositions communes le même ton rassurant
que si elles avaient été des dispositions non pas à la littérature,
mais au rhumatisme et s’il avait voulu me montrer qu’on n’en
mourait pas)
...
Il n’a certes pas
lieu de s’en repentir
...
Il a déjà fait un joli chemin, il n’est pas homme à
s’arrêter en route, et je sais que, sans que l’idée d’une candidature ait été envisagée, on a laissé tomber son nom deux ou
trois dans la conversation, et d’une façon qui n’avait rien de
défavorable, à l’Académie des Sciences morales
...

Mon père, me voyant déjà académicien dans quelques années, respirait une satisfaction que M
...


26

Ma tante Léonie m’avait fait héritier, en même temps que de
beaucoup d’objets et de meubles fort embarrassants, de
presque toute sa fortune liquide – révélant ainsi après sa mort
une affection pour moi que je n’avais guère soupçonnée pendant sa vie
...
de Norpois sur un certain nombre de
placements
...
« Avec ces valeurs de tout premier ordre,
dit M
...
» Pour le
reste, mon père lui dit en gros ce qu’il avait acheté
...
de Norpois eut un imperceptible sourire de félicitations : comme tous
les capitalistes, il estimait la fortune une chose enviable, mais
trouvait plus délicat de ne complimenter que par un signe d’intelligence à peine avoué, au sujet de celle qu’on possédait ;
d’autre part, comme il était lui-même colossalement riche, il
trouvait de bon goût d’avoir l’air de juger considérables les revenus moindres d’autrui, avec pourtant un retour joyeux et
confortable sur la supériorité des siens
...
On aurait dit
qu’il attribuait aux relations des valeurs de bourse entre elles,
et même aux valeurs de bourse en elles-mêmes, quelque chose
comme un mérite esthétique
...
de Norpois, pareil à ces gens qui
ont lu des livres que vous vous croyez seul à connaître, lui dit :
« Mais si, je me suis amusé pendant quelque temps à la suivre
dans la Cote, elle était intéressante », avec le sourire rétrospectivement captivé d’un abonné qui a lu le dernier roman
d’une revue, par tranches, en feuilleton
...
Elle est attrayante, car on vous offre les titres à
des prix tentants
...
Leur vue
me charma ; ils étaient enjolivés de flèches de cathédrales et
de figures allégoriques comme certaines vieilles publications
romantiques que j’avais feuilletées autrefois
...
Et rien ne fait mieux penser à
certaines livraisons de Notre-Dame de Paris et d’œuvres de Gérard de Nerval, telles qu’elles étaient accrochées à la devanture de l’épicerie de Combray, que, dans son encadrement rectangulaire et fleuri que supportaient des divinités fluviales, une
action nominative de la Compagnie des Eaux
...
Aussi n’hésita-t-il pas à m’envoyer chercher un petit poème en
prose que j’avais fait autrefois à Combray en revenant d’une
promenade
...
Mais elle ne
dut pas gagner M
...

Ma mère, pleine de respect pour les occupations de mon
père, vint demander, timidement, si elle pouvait faire servir
...
Et, en effet, à tout moment mon père rappelait au marquis quelque mesure utile qu’ils avaient décidé de
soutenir à la prochaine séance de Commission, et il le faisait
sur le ton particulier qu’ont ensemble dans un milieu différent
– pareils en cela à deux collégiens – deux collègues à qui leurs
habitudes professionnelles créent des souvenirs communs où
n’ont pas accès les autres et auxquels ils s’excusent de se reporter devant eux
...
de Norpois était arrivé lui permettait d’écouter sans
avoir l’air d’entendre
...
de Norpois après de longs préambules
...
» Ce n’était

28

pas évidemment en elle-même une terminaison bien extraordinaire
...

– Hé bien, as-tu été content de ta matinée ? me dit mon père
tandis qu’on passait à table, pour me faire briller en pensant
que mon enthousiasme me ferait bien juger par M
...

« Il est allé entendre la Berma tantôt, vous vous rappelez que
nous en avions parlé ensemble », dit-il en se tournant vers le
diplomate, du même ton d’allusion rétrospective, technique et
mystérieuse que s’il se fût agi d’une séance de la Commission
...
Monsieur votre père s’alarmait du
contre-coup que cette petite escapade pouvait avoir sur votre
état de santé, car vous êtes un peu délicat, un peu frêle, je
crois
...
Les théâtres ne sont plus aujourd’hui
ce qu’ils étaient il y a seulement vingt ans
...
Je n’ai pas vu MmeBerma
dans Phèdre, mais j’ai entendu dire qu’elle y était admirable
...
de Norpois, mille fois plus intelligent que moi, devait détenir cette vérité que je n’avais pas su extraire du jeu de la
Berma, il allait me la découvrir ; en répondant à sa question,
j’allais le prier de me dire en quoi cette vérité consistait ; et il
justifierait ainsi ce désir que j’avais eu de voir l’actrice
...
Mais quels étaient-ils ?
Fixant mon attention tout entière sur mes impressions si
confuses, et ne songeant nullement à me faire admirer de M
...


29

– Mais comment, s’écria mon père, ennuyé de l’impression
fâcheuse que l’aveu de mon incompréhension pouvait produire
sur M
...

– Mais oui, j’écoutais de mon mieux pour savoir ce qu’elle
avait de si remarquable
...
de Norpois en se tournant avec application
vers ma mère pour ne pas la laisser en dehors de la conversation et afin de remplir consciencieusement son devoir de politesse envers une maîtresse de maison, c’est le goût parfait
qu’elle apporte dans le choix de ses rôles et qui lui vaut toujours un franc succès, et de bon aloi
...
Voyez, elle s’est attaquée au rôle de Phèdre
...
Bien qu’elle ait fait de fréquentes et fructueuses tournées
en Angleterre et en Amérique, la vulgarité je ne dirai pas de
John Bull, ce qui serait injuste, au moins pour l’Angleterre de
l’ère Victorienne, mais de l’oncle Sam n’a pas déteint sur elle
...
Et puis
cette voix admirable qui la sert si bien et dont elle joue à ravir,
je serais presque tenté de dire en musicienne !
Mon intérêt pour le jeu de la Berma n’avait cessé de grandir
depuis que la représentation était finie parce qu’il ne subissait
plus la compression et les limites de la réalité ; mais j’éprouvais le besoin de lui trouver des explications ; de plus, il s’était
porté avec une intensité égale, pendant que la Berma jouait,
sur tout ce qu’elle offrait, dans l’indivisibilité de la vie, à mes
yeux, à mes oreilles ; il n’avait rien séparé et distingué ; aussi
fut-il heureux de se découvrir une cause raisonnable dans ces
éloges donnés à la simplicité, au bon goût de l’artiste, il les attirait à lui par son pouvoir d’absorption, s’emparait d’eux
comme l’optimisme d’un homme ivre des actions de son voisin
dans lesquelles il trouve une raison d’attendrissement
...
»

30

Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le
Michel-Ange de notre cuisine sur d’énormes cristaux de gelée
pareils à des blocs de quartz transparent
...

de Norpois
...
Moi qui ai eu à
l’étranger à tenir un certain train de maison, je sais combien il
est souvent difficile de trouver un parfait maître queux
...

Et, en effet, Françoise, surexcitée par l’ambition de réussir
pour un invité de marque un dîner enfin semé de difficultés
dignes d’elle, s’était donné une peine qu’elle ne prenait plus
quand nous étions seuls et avait retrouvé sa manière incomparable de Combray
...
Je serais curieux de juger votre Vatel
maintenant sur un mets tout différent, je voudrais, par
exemple, le trouver aux prises avec le bœuf Stroganof
...
de Norpois pour contribuer lui aussi à l’agrément du repas nous servit diverses histoires dont il régalait fréquemment
ses collègues de carrière, tantôt en citant une période ridicule
dite par un homme politique coutumier du fait et qui les faisait
longues et pleines d’images incohérentes, tantôt telle formule
lapidaire d’un diplomate plein d’atticisme
...

Bien des nuances m’échappaient ; les mots qu’il récitait en
s’esclaffant ne me paraissaient pas très différents de ceux qu’il
trouvait remarquables
...
Je démêlai seulement que répéter ce
que tout le monde pensait n’était pas en politique une marque

31

d’infériorité mais de supériorité
...
de Norpois se servait de certaines expressions qui traînaient dans les journaux
et les prononçait avec force, on sentait qu’elles devenaient un
acte par le seul fait qu’il les avait employées, et un acte qui
susciterait des commentaires
...
Mais l’Ambassadeur après avoir exercé un instant sur
le mets la pénétration de son regard d’observateur la mangea
en restant entouré de discrétion diplomatique et ne nous livra
pas sa pensée
...
de Norpois, mais en disant seulement au lieu du compliment qu’on espérait : « J’obéis, Madame, puisque je vois que
c’est là de votre part un véritable oukase
...

– En effet, le roi, qui a une rare mémoire des physionomies, a
eu la bonté de se souvenir en m’apercevant à l’orchestre que
j’avais eu l’honneur de le voir pendant plusieurs jours à la cour
de Bavière, quand il ne songeait pas à son trône oriental (vous
savez qu’il y a été appelé par un congrès européen, et il a
même fort hésité à l’accepter, jugeant cette souveraineté un
peu inégale à sa race, la plus noble, héraldiquement parlant,
de toute l’Europe)
...

– Avez-vous été content des résultats de son séjour ?
– Enchanté ! Il était permis de concevoir quelque appréhension sur la façon dont un monarque encore si jeune se tirerait
de ce pas difficile, surtout dans des conjonctures aussi délicates
...
Mais j’avoue que mes espérances ont été dépassées
...
C’est
tout simplement un coup de maître ; un peu hardi je le veux
bien, mais d’une audace qu’en somme l’événement a pleinement justifiée
...
Eh bien ! une des manières de renouveler l’air,
évidemment une de celles qu’on ne peut pas recommander
mais que le roi Théodose pouvait se permettre, c’est de casser
les vitres
...
Il est certain que quand il a parlé des « affinités »
qui unissent son pays à la France, l’expression, pour peu usitée
qu’elle puisse être dans le vocabulaire des chancelleries, était
singulièrement heureuse
...
La chose était constatée depuis longtemps, je le veux bien, et les rapports entre les deux puissances étaient devenus excellents
...
Le mot était attendu, il a été choisi à merveille, vous avez
vu comme il a porté
...

– Votre ami, M
...

– D’autant plus que Sa Majesté qui est assez coutumière du
fait avait tenu à lui en faire la surprise
...
À quelqu’un qui lui en parlait, il aurait
répondu très nettement, assez haut pour être entendu des personnes voisines : « Je n’ai été ni consulté, ni prévenu », indiquant clairement par là qu’il déclinait toute responsabilité dans
l’événement
...
Quant à Vaugoubert, vous savez qu’il avait été fort
attaqué pour sa politique de rapprochement avec la France, et
il avait dû d’autant plus en souffrir, que c’est un sensible, un
cœur exquis
...
D’ailleurs
qui ne le connaîtrait ? C’est une âme de cristal
...


33

Cela n’empêche pas qu’on parle de l’envoyer à Rome, ce qui
est un bel avancement, mais un bien gros morceau
...
Il fera peut-être merveille là-bas ; il est le candidat
de la Consulta, et pour ma part, je le vois très bien, lui artiste,
dans le cadre du palais Farnèse et la galerie des Carraches
...
Vaugoubert n’a pas eu à faire face seulement aux intrigues de couloirs mais aux injures de folliculaires à gages qui
plus tard, lâches comme l’est tout journaliste stipendié, ont été
des premiers à demander l’aman, mais qui en attendant n’ont
pas reculé à faire état, contre notre représentant, des ineptes
accusations de gens sans aveu
...
de Norpois, en détachant avec force ce dernier mot
...

Comme dit un beau proverbe arabe : « Les chiens aboient, la
caravane passe
...
de Norpois
s’arrêta pour nous regarder et juger de l’effet qu’elle avait produit sur nous
...
Il
avait remplacé cette année-là chez les hommes de haute valeur
cet autre : « Qui sème le vent récolte la tempête », lequel avait
besoin de repos, n’étant pas infatigable et vivace comme :
« Travailler pour le roi de Prusse
...

Certes les citations de ce genre, et desquelles M
...

Même dépourvus de l’ornement qu’elles apportaient, il suffisait
que M
...
À ces
expressions le lecteur profane avait aussitôt reconnu et salué
le diplomate de carrière
...
» (On n’avait pas encore importé d’Orient : « La Victoire
est à celui des deux adversaires qui sait souffrir un quart
d’heure de plus que l’autre, comme disent les Japonais
...
de Norpois à l’Académie des Sciences Morales
...
»
– Somme toute, continua M
...
Il s’attendait en effet à un
toast correct (ce qui après les nuages des dernières années
était déjà fort beau) mais à rien de plus
...
Je me suis laissé raconter à ce
propos un fait assez piquant et qui met en relief une fois de
plus chez le roi Théodose cette bonne grâce juvénile qui lui
gagne si bien les cœurs
...
Il
paraît que Vaugoubert avait peine à maîtriser son émotion et,
dans une certaine mesure, j’avoue que je le comprends
...
de Norpois, qu’un pareil toast a
plus fait que vingt ans de négociations pour resserrer les deux
pays, leurs « affinités », selon la pittoresque expression de
Théodose II
...
Il est
d’ailleurs bien dans la manière du souverain
...
Mais il est bien rare que dans ses discours étudiés, mieux encore, dans le primesaut de la conversation il ne
donne pas son signalement – j’allais dire il n’appose pas sa signature – par quelque mot à l’emporte-pièce
...
Dix-neuf fois sur vingt elles sont
dangereuses
...

M
...
C’est plus
qu’un crime, c’est une faute et d’une sottise que je qualifierai
de pyramidale ! Au reste si personne n’y met le hola, l’homme
qui a chassé Bismarck est bien capable de répudier peu à peu
toute la politique bismarckienne, alors c’est le saut dans
l’inconnu
...


36

– Mais oui, c’est un projet tout à fait attrayant et dont je me
réjouis
...
Et vous, Madame, avez-vous déjà songé à l’emploi des
vacances ?
– J’irai peut-être avec mon fils à Balbec, je ne sais
...
On commence à y construire des villas fort coquettes :
je crois que l’endroit vous plaira
...
Je craignais un peu pour sa santé les
fatigues du voyage et surtout du séjour
...

– Ah ! il faudra que je donne ce renseignement à certaine
personne qui n’est pas femme à en faire fi
...

– Non, elle n’est pas mal, mais enfin elle ne peut soutenir la
comparaison avec ces véritables bijoux ciselés que sont les cathédrales de Reims, de Chartres, et à mon goût, la perle de
toutes, la Sainte-Chapelle de Paris
...
L’église de Balbec mérite une visite si on
est dans le pays, elle est assez curieuse ; si un jour de pluie
vous ne savez que faire, vous pourrez entrer là, vous verrez le
tombeau de Tourville
...

– Non, répondit M
...
J’ai dîné chez une
femme dont vous avez peut-être entendu parler, la belle Madame Swann
...
Les désagréments qui lui

37

arrivaient étaient perçus d’abord par elle comme ces mauvaises nouvelles de France qui sont connues plus tôt à l’étranger que chez nous
...
de Norpois de celles qu’il y avait rencontrées
...
Il y avait quelques hommes mariés, mais
leurs femmes étaient souffrantes ce soir-là et n’étaient pas venues, répondit l’Ambassadeur avec une finesse voilée de bonhomie et en jetant autour de lui des regards dont la douceur et
la discrétion faisaient mine de tempérer et exagéraient habilement la malice
...
Qui sait ? Ce sera peut-être un jour un salon politique ou littéraire
...
Je trouve que Swann le montre un peu
trop
...
Il répétait : « Nous n’avons pas un soir de libre »,
comme si ç’avait été une gloire, et en véritable parvenu, qu’il
n’est pas cependant
...
Mais il semble qu’il n’y ait eu de la
part de Swann aucune démarche esquissée en ce sens
...
Le mariage, cela est certain, n’a
pas plu
...
Mais, enfin, tout cela n’a pas paru agréable
...
Et non seulement elle a refusé de recevoir Mme
Swann, mais elle a mené une campagne en règle pour que ses
amies et connaissances en fissent autant
...
En tous cas, il y a une
chose curieuse, c’est de voir combien Swann, qui connaît tant
de monde et du plus choisi, montre d’empressement auprès
d’une société dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est
fort mêlée
...
Il doit pourtant se
trouver dépaysé ; évidemment ce n’est plus le même monde
...
Il y
a eu, il est vrai, dans les années qui précédèrent le mariage,
d’assez vilaines manœuvres de chantage de la part de la
femme ; elle privait Swann de sa fille chaque fois qu’il lui refusait quelque chose
...
Elle lui
faisait d’ailleurs des scènes si continuelles qu’on pensait que le
jour où elle serait arrivée à ses fins et se serait fait épouser,
rien ne la retiendrait plus et que leur vie serait un enfer
...
On plaisante beaucoup
la manière dont Swann parle de sa femme, on en fait même des
gorges chaudes
...
Or, ce
n’est pas aussi faux qu’on le croit
...
Je ne dis pas qu’elle ne soit pas volage, et Swann luimême ne se fait pas faute de l’être, à en croire les bonnes

39

langues qui, vous pouvez le penser, vont leur train
...

Ce changement n’était peut-être pas aussi extraordinaire que
le trouvait M
...
Odette n’avait pas cru que Swann finirait par l’épouser ; chaque fois qu’elle lui annonçait tendancieusement qu’un homme comme il faut venait de se marier
avec sa maîtresse, elle lui avait vu garder un silence glacial et
tout au plus, si elle l’interpellait directement en lui demandant : « Alors, tu ne trouves pas que c’est très bien, que c’est
bien beau ce qu’il a fait là, pour une femme qui lui a consacré
sa jeunesse ? », répondre sèchement : « Mais je ne te dis pas
que ce soit mal, chacun agit à sa guise
...
» Et, par suite, toute vertu avait été enlevée à la maxime optimiste qui avait jusque-là guidé Odette
dans la vie : « On peut tout faire aux hommes qui vous aiment,
ils sont idiots », et qui s’exprimait dans son visage par le même
clignement d’yeux qui eût pu accompagner des mots tels que :
« Ayez pas peur, il ne cassera rien
...
Un consultant plus profond que ne l’était
M
...

Presque tout le monde s’étonna de ce mariage, et cela même

40

est étonnant
...
Aussi y
a-t-il peu de gens qui puissent trouver naturelles les proportions énormes que finit par prendre pour nous un être qui n’est
pas le même que celui qu’ils voient
...
Les liens qui nous unissent à un être se trouvent
sanctifiés quand il se place au même point de vue que nous
pour juger une de nos tares
...
Elle se plaignait que quand Swann faisait
métier d’écrivain, quand il publiait des études, on ne reconnût
pas ces traits-là autant que dans les lettres ou dans sa conversation où ils abondaient
...
Elle l’aurait voulu parce que c’était ceux qu’elle
préférait en lui, mais comme elle les préférait parce qu’ils
étaient plus à lui, elle n’avait peut-être pas tort de souhaiter
qu’on les retrouvât dans ce qu’il écrivait
...


41

Parmi les gens qui trouvaient ce genre de mariage ridicule,
gens qui pour eux-mêmes se demandaient : « Que pensera M
...
Swann
qui s’était donné du mal pour être reçu au Jockey et avait
compté dans ce temps-là faire un éclatant mariage qui eût
achevé, en consolidant sa situation, de faire de lui un des
hommes les plus en vue de Paris
...
Votre rêve le plus ardent est d’humilier l’homme qui vous a offensé
...
Si on a perdu
de vue pendant vingt ans toutes les personnes à cause desquelles on aurait aimé entrer au Jockey ou à l’Institut, la perspective d’être membre de l’un ou de l’autre de ces groupements ne tentera nullement
...
Il n’y eut pas
de la part de Swann, quand il épousa Odette, renoncement aux
ambitions mondaines car de ces ambitions-là, depuis longtemps Odette l’avait, au sens spirituel du mot, détaché
...
C’est parce qu’ils impliquent le sacrifice d’une situation
plus ou moins flatteuse à une douceur purement intime, que
généralement les mariages infamants sont les plus estimables
de tous (on ne peut en effet entendre par mariage infamant un
mariage d’argent, n’y ayant point d’exemple d’un ménage où la
femme ou bien le mari se soient vendus et qu’on n’ait fini par
recevoir, ne fût-ce que par tradition et sur la foi de tant
d’exemples et pour ne pas avoir deux poids et deux mesures)
...
Il n’y avait eu
dans le monde qu’une seule personne dont il se fût préoccupé,

42

chaque fois qu’il avait pensé à son mariage possible avec
Odette, c’était, et non par snobisme, la duchesse de Guermantes
...
Mais
quand Swann dans ses heures de rêverie voyait Odette devenue sa femme, il se représentait invariablement le moment où
il l’amènerait, elle et surtout sa fille, chez la princesse des
Laumes, devenue bientôt la duchesse de Guermantes par la
mort de son beau-père
...
Il se
jouait à lui-même la scène de la présentation avec la même
précision dans le détail imaginaire qu’ont les gens qui examinent comment ils emploieraient, s’ils gagnaient, un lot dont
ils fixent arbitrairement le chiffre
...
On
verra comment cette seule ambition mondaine qu’il avait souhaitée pour sa femme et sa fille fut justement celle dont la réalisation se trouva lui être interdite, et par un veto si absolu que
Swann mourut sans supposer que la duchesse pourrait jamais
les connaître
...
Et peut-être eût-il été sage – pour autant qu’il pouvait
attacher de l’importance à si peu de chose – en ne se faisant
pas une idée trop sombre de l’avenir à cet égard, et en réservant que la réunion souhaitée pourrait bien avoir lieu quand il
ne serait plus là pour en jouir
...
Swann ne le savait-il pas par sa propre
expérience, et n’était-ce pas déjà, dans sa vie – comme une

43

préfiguration de ce qui devait arriver après sa mort – un bonheur après décès que ce mariage avec cette Odette qu’il avait
passionnément aimée – si elle ne lui avait pas plu au premier
abord – et qu’il avait épousée quand il ne l’aimait plus, quand
l’être qui, en Swann, avait tant souhaité et tant désespéré de
vivre toute sa vie avec Odette, quand cet être-là était mort ?
Je me mis à parler du comte de Paris, à demander s’il n’était
pas ami de Swann, car je craignais que la conversation se détournât de celui-ci
...
de Norpois en
se tournant vers moi et en fixant sur ma modeste personne le
regard bleu où flottaient, comme dans leur élément vital, ses
grandes facultés de travail et son esprit d’assimilation
...
Certes, aucun de ses familiers
ne s’est permis de demander à Monseigneur comment il l’avait
trouvée
...
Mais quand par hasard la
conversation amenait son nom, à de certains signes, imperceptibles si l’on veut, mais qui ne trompent pas, le Prince semblait
donner assez volontiers à entendre que son impression était en
somme loin d’avoir été défavorable
...

– Eh bien ! on ne sait pas ; avec les princes on ne sait jamais,
répondit M
...
Or, il est certain que le
comte de Paris a toujours agréé avec beaucoup de bienveillance le dévouement de Swann qui est, d’ailleurs, un garçon d’esprit s’il en fut
...


44

Avec une énergie de vieux connaisseur, qui tranchait sur la
modération habituelle de ses propos :
– Tout à fait excellente ! répondit M
...

Et sachant que l’aveu d’une forte sensation produite par une
femme rentre, à condition qu’on le fasse avec enjouement,
dans une certaine forme particulièrement appréciée de l’esprit
de conversation, il éclata d’un petit rire qui se prolongea pendant quelques instants, humectant les yeux bleus du vieux diplomate et faisant vibrer les ailes de son nez nervurées de fibrilles rouges
...

– Oui, Bergotte était là, répondit M
...
Est-ce que vous le
connaissez ? ajouta-t-il en fixant sur moi ce regard clair dont
Bismarck admirait la pénétration
...

– Mon Dieu, dit M
...
Bergotte
est ce que j’appelle un joueur de flûte ; il faut reconnaître du
reste qu’il en joue agréablement quoique avec bien du maniérisme, de l’afféterie
...
Jamais on ne trouve dans ses ouvrages sans
muscles ce qu’on pourrait nommer la charpente
...
Ses livres pèchent par
la base ou plutôt il n’y a pas de base du tout
...
Je sais que c’est blasphémer contre
la Sacro-Sainte École de ce que ces messieurs appellent l’Art
pour l’Art, mais à notre époque il y a des tâches plus urgentes
que d’agencer des mots d’une façon harmonieuse
...
Je comprends mieux maintenant, en me reportant à votre
admiration tout à fait exagérée pour Bergotte, les quelques
lignes que vous m’avez montrées tout à l’heure et sur lesquelles j’aurais mauvaise grâce à ne pas passer l’éponge,
puisque vous avez dit vous-même, en toute simplicité, que ce
n’était qu’un griffonnage d’enfant (je l’avais dit, en effet, mais
je n’en pensais pas un mot)
...
Après tout, d’autres que vous en
ont de pareils sur la conscience, et vous n’êtes pas le seul qui
se soit cru poète à son heure
...
Évidemment, je ne vous étonnerai pas en vous disant qu’il n’y avait là
aucune de ses qualités, puisqu’il est passé maître dans l’art,
tout superficiel du reste, d’un certain style dont à votre âge
vous ne pouvez posséder même le rudiment
...
C’est mettre la charrue
avant les bœufs, même dans les livres de Bergotte
...
Pour quelques feux d’artifice agréablement tirés par un écrivain, on crie de suite au
chef-d’œuvre
...
Je n’en vois
pas un seul dans son œuvre
...
Ah ! voilà quelqu’un qui
donne raison à l’homme d’esprit qui prétendait qu’on ne doit

46

connaître les écrivains que par leurs livres
...
Vulgaire par moments, parlant à d’autres comme un livre, et même pas comme
un livre de lui, mais comme un livre ennuyeux, ce qu’au moins
ne sont pas les siens, tel est ce Bergotte
...
Je ne sais si c’est Loménie
ou Sainte-Beuve qui raconte que Vigny rebutait par le même
travers
...

Atterré par ce que M
...
Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m’avaient mis
dans un état de rêverie qui m’avait paru avoir une grande valeur
...
de Norpois n’en eût saisi et percé à jour tout de suite
ce que j’y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l’Ambassadeur n’en était pas dupe
...
Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n’a
de dimensions que celles du vase qu’on lui fournit, de même
qu’il s’était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité
étroite où M
...

– Notre mise en présence, à Bergotte et à moi, ajouta-t-il en
se tournant vers mon père, ne laissait pas que d’être assez épineuse (ce qui après tout est aussi une manière d’être piquante)
...
Or, étant à l’étranger représentant de la France, à

47

qui en somme il fait honneur par ses écrits, dans une certaine
mesure, disons, pour être exacts, dans une mesure bien faible,
j’aurais passé sur la triste opinion que j’ai de sa vie privée
...
Je crois ne pas être plus pudibond qu’un autre et, étant célibataire, je pouvais peut-être ouvrir un peu plus largement les portes de l’Ambassade que si
j’eusse été marié et père de famille
...
Bref,
j’éludai la réponse, la princesse revint à la charge, mais sans
plus de succès
...
À moins que ce ne soit lui
qui l’ait demandé
...
C’est même sa seule excuse
...
de Norpois, profitant pour faire cette question d’un moment où, comme on passait au salon, je pouvais
dissimuler plus facilement mon émotion que je n’aurais fait à
table, immobile et en pleine lumière
...
de Norpois parut chercher un instant à se souvenir :
– Oui, une jeune personne de quatorze à quinze ans ? En effet, je me souviens qu’elle m’a été présentée avant le dîner
comme la fille de notre amphitryon
...
Ou elle allait
chez des amies, je ne me rappelle pas bien
...

– Je joue avec Mlle Swann aux Champs-Élysées, elle est
délicieuse
...
Je vous avoue pourtant que je ne crois pas qu’elle

48

approchera jamais de sa mère, si je peux dire cela sans blesser
en vous un sentiment trop vif
...

– Ah ! mais je vais leur dire cela, elles seront très flattées
...
de Norpois était, pour
quelques secondes encore, dans la situation de toutes les personnes qui, m’entendant parler de Swann comme d’un homme
intelligent, de ses parents comme d’agents de change honorables, de sa maison comme d’une belle maison, croyaient que
je parlerais aussi volontiers d’un autre homme aussi intelligent,
d’autres agents de change aussi honorables, d’une autre maison aussi belle ; c’est le moment où un homme sain d’esprit qui
cause avec un fou ne s’est pas encore aperçu que c’est un fou
...
de Norpois savait qu’il n’y a rien que de naturel dans le
plaisir de regarder les jolies femmes, qu’il est de bonne compagnie, dès que quelqu’un nous parle avec chaleur de l’une
d’elles, de faire semblant de croire qu’il en est amoureux, de
l’en plaisanter, et de lui promettre de seconder ses desseins
...
J’en ébauchai presque le geste que je me
crus seul à avoir remarqué
...

C’est d’ailleurs à une supposition de ce genre qu’obéissent les
criminels quand ils retouchent après coup un mot qu’ils ont dit
et duquel ils pensent qu’on ne pourra confronter cette variante
à aucune autre version
...
Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris » nous dit d’un événement, d’un
chef-d’œuvre, à plus forte raison d’une chanteuse qui eut « son
heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix
ans ? », à la troisième page, le compte rendu de l’Académie des
Inscriptions ne parle-t-il pas souvent d’un fait par lui-même
moins important, d’un poème de peu de valeur, qui date de
l’époque des Pharaons et qu’on connaît encore intégralement ?
Peut-être n’en est-il pas tout à fait de même dans la courte vie
humaine
...
de Norpois, qui se trouvait en visite, me semblait le plus
solide appui que j’y pusse rencontrer, parce qu’il était l’ami de
mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous,
d’ailleurs habitué par sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l’Ambassadeur parti, on me raconta qu’il
avait fait allusion à une soirée d’autrefois dans laquelle il avait
« vu le moment où j’allais lui baiser les mains », je ne rougis
pas seulement jusqu’aux oreilles, je fus stupéfait d’apprendre
qu’étaient si différentes de ce que j’aurais cru, non seulement
la façon dont M
...

– Oh ! Monsieur, dis-je à M
...

J’avais ajouté ces derniers mots par scrupule et pour ne pas
avoir l’air de m’être vanté d’une relation que je n’avais pas
...
Je me rendis
compte aussitôt que ces phrases que j’avais prononcées et qui,
faibles encore auprès de l’effusion reconnaissante dont j’étais
envahi, m’avaient paru devoir toucher M
...
En les entendant en effet, de
même qu’au moment où un inconnu, avec qui nous venions
d’échanger agréablement des impressions que nous avions pu
croire semblables sur des passants que nous nous accordions à
trouver vulgaires, nous montre tout à coup l’abîme pathologique qui le sépare de nous en ajoutant négligemment tout en
tâtant sa poche : « C’est malheureux que je n’aie pas mon revolver, il n’en serait pas resté un seul », M
...
Et je compris que

51

cette commission, il ne la ferait jamais, qu’il pourrait voir Mme
Swann quotidiennement pendant des années, sans pour cela lui
parler une seule fois de moi
...
Mais il n’avait pas cru
devoir dire pour qui il le demandait
...
de Norpois et que je souhaitais tant
d’aller chez elle ; et ce fut peut-être un malheur moins grand
que je ne croyais
...
Pour Odette, l’idée de sa propre vie et de
sa demeure n’éveillant aucun trouble mystérieux, une personne qui la connaissait, qui allait chez elle, ne lui semblait pas
un être fabuleux comme il le paraissait à moi qui aurais jeté
dans les fenêtres de Swann une pierre si j’avais pu écrire sur
elle que je connaissais M
...
Mais, même si
j’avais pu me rendre compte que la mission dont ne s’acquitta
pas M
...

Quand M
...
Le
plaisir que j’avais eu à l’entendre exigeait d’autant plus d’être
complété qu’il était loin d’égaler celui que je m’étais promis ;
aussi s’assimilait-il immédiatement tout ce qui était susceptible
de le nourrir, par exemple ces mérites que M
...
Or mon père
me passa le journal en me désignant un entrefilet conçu en ces
termes : « La représentation de Phèdre qui a été donnée devant une salle enthousiaste où on remarquait les principales
notabilités du monde des arts et de la critique a été pour
MmeBerma, qui jouait le rôle de Phèdre, l’occasion d’un

52

triomphe comme elle en a rarement connu de plus éclatant au
cours de sa prestigieuse carrière
...
» Dès que mon esprit eut conçu cette
idée nouvelle de « la plus pure et haute manifestation d’art »,
celle-ci se rapprocha du plaisir imparfait que j’avais éprouvé au
théâtre, lui ajouta un peu de ce qui lui manquait et leur
réunion forma quelque chose de si exaltant que je m’écriai :
« Quelle grande artiste ! » Sans doute on peut trouver que je
n’étais pas absolument sincère
...

Ma mère ne parut pas très satisfaite que mon père ne songeât plus pour moi à la « carrière »
...
« Mais laisse
donc, s’écria mon père, il faut avant tout prendre du plaisir à
ce qu’on fait
...
Il sait bien maintenant
ce qu’il aime, il est peu probable qu’il change, et il est capable
de se rendre compte de ce qui le rendra heureux dans l’existence
...
De tout
temps ses gentillesses imprévues m’avaient, quand elles se
produisaient, donné une telle envie d’embrasser au-dessus de
sa barbe ses joues colorées que si je n’y cédais pas, c’était
seulement par peur de lui déplaire
...
Mais
surtout en parlant de mes goûts qui ne changeraient plus, de
ce qui était destiné à rendre mon existence heureuse, il insinuait en moi deux terribles soupçons
...
Le second soupçon, qui n’était à vrai dire qu’une
autre forme du premier, c’est que je n’étais pas situé en dehors
du Temps, mais soumis à ses lois, tout comme ces personnages
de roman qui, à cause de cela, me jetaient dans une telle tristesse, quand je lisais leur vie, à Combray, au fond de ma guérite d’osier
...
Il en est ainsi du Temps

54

dans la vie
...
Au haut d’une page on a quitté un amant plein
d’espoir, au bas de la suivante on le retrouve octogénaire, accomplissant péniblement dans le préau d’un hospice sa promenade quotidienne, répondant à peine aux paroles qu’on lui
adresse, ayant oublié le passé
...
», mon père
venait tout d’un coup de me faire apparaître à moi-même dans
le Temps, et me causait le même genre de tristesse que si
j’avais été non pas encore l’hospitalisé ramolli, mais ces héros
dont l’auteur, sur un ton indifférent qui est particulièrement
cruel, nous dit à la fin d’un livre : « Il quitte de moins en moins
la campagne
...
»
Cependant, mon père, pour aller au-devant des critiques que
nous aurions pu faire sur notre invité, dit à maman :
– J’avoue que le père Norpois a été un peu « poncif » comme
vous dites
...

– Mais pas du tout, répondit ma mère, j’aime beaucoup qu’un
homme de cette valeur et de cet âge ait gardé cette sorte de
naïveté qui ne prouve qu’un fond d’honnêteté et de bonne
éducation
...
de Norpois, et voulant lui persuader qu’il était encore
supérieur à ce qu’elle croyait, parce que la cordialité surfait
avec autant de plaisir qu’en prend la taquinerie à déprécier
...
J’avais remarqué, c’est très fin
...

– C’est extraordinaire qu’il ait dîné chez les Swann et qu’il y
ait trouvé en somme des gens réguliers, des fonctionnaires…
Où est-ce que Mme Swann a pu aller pêcher tout ce monde-là ?
– As-tu remarqué avec quelle malice il a fait cette réflexion :
« C’est une maison où il va surtout des hommes ! »

55

Et tous deux cherchaient à reproduire la manière dont M
...
Poirier
...
Je l’avais d’ailleurs précédée à la cuisine
...
» Peu au courant du langage des bêtes, j’alléguai que
le lapin ne criait peut-être pas comme le poulet
...
Ils ont même la
voix bien plus forte
...

de Norpois avec la fière simplicité, le regard joyeux et – fût-ce
momentanément – intelligent, d’un artiste à qui on parle de son
art
...
J’eus ce soir-là
à l’entendre traiter les plus célèbres de gargotes le même plaisir qu’autrefois à apprendre, pour les artistes dramatiques, que
la hiérarchie de leurs mérites n’était pas la même que celle de
leurs réputations
...
» Françoise, avec un air de modestie et de rendre
hommage à la vérité, l’accorda, sans être, d’ailleurs, impressionnée par le titre d’ambassadeur ; elle disait de M
...
» Elle avait bien
cherché à l’apercevoir quand il était arrivé, mais sachant que
maman détestait qu’on fût derrière les portes ou aux fenêtres
et pensant qu’elle saurait par les autres domestiques ou par les
concierges qu’elle avait fait le guet (car Françoise ne voyait
partout que « jalousies » et « racontages » qui jouaient dans

56

son imagination le même rôle permanent et funeste que, pour
telles autres personnes, les intrigues des jésuites ou des juifs),
elle s’était contentée de regarder par la croisée de la cuisine,
« pour ne pas avoir des raisons avec Madame », et sous l’aspect sommaire de M
...
« Mais enfin, lui demanda ma mère,
comment expliquez-vous que personne ne fasse la gelée aussi
bien que vous (quand vous le voulez) ? – Je ne sais pas d’où ce
que ça devient », répondit Françoise (qui n’établissait pas une
démarcation bien nette entre le verbe venir, au moins pris
dans certaines acceptions, et le verbe devenir)
...
Leurs explications ne nous disent pas grand’chose ; il en était de même
des recettes de notre cuisinière
...
Il faut que le bœuf, il devienne comme une
éponge, alors il boit tout le jus jusqu’au fond
...
Je ne dis pas que c’était tout à fait ma gelée, mais
c’était fait bien doucement et les soufflés ils avaient bien de la
crème
...
– Oh non ! dit Françoise avec une douceur qui cachait un profond dédain, je parlais d’un petit restaurant
...
Weber c’est dans la rue Royale, ce n’est pas un restaurant, c’est une brasserie
...
Je crois qu’ils n’ont même pas de nappe, ils
posent cela comme cela sur la table, va comme je te pousse
...
(Monde signifiait pour
Françoise demi-monde
...
»
Nous nous apercevions qu’avec son air de simplicité Françoise
était pour les cuisiniers célèbres une plus terrible

57

« camarade » que ne peut l’être l’actrice la plus envieuse et la
plus infatuée
...
C’est une
maison encore assez conséquente
...

Ah ! on en ramassait des sous là dedans (Françoise, économe,
comptait par sous, non par louis comme les décavés)
...

Quand vint le 1er janvier, je fis d’abord des visites de famille
avec maman, qui, pour ne pas me fatiguer, les avait d’avance
(à l’aide d’un itinéraire tracé par mon père) classées par quartier plutôt que selon le degré exact de la parenté
...
Cet oncle serait sûrement
blessé ; il n’eût trouvé que naturel que nous allassions de la
Madeleine au Jardin des Plantes où il habitait avant de nous arrêter à Saint-Augustin, pour repartir rue de l’École-deMédecine
...
En rentrant, Françoise me fit arrêter, au coin de la rue

58

Royale, devant un étalage en plein vent où elle choisit, pour ses
propres étrennes, des photographies de Pie IX et de Raspail et
où, pour ma part, j’en achetai une de la Berma
...
Ce visage, d’ailleurs, ne m’eût pas
à lui seul semblé beau, mais il me donnait l’idée et, par conséquent, l’envie de l’embrasser à cause de tous les baisers qu’il
avait dû supporter, et que, du fond de la « carte-album », il
semblait appeler encore par ce regard coquettement tendre et
ce sourire artificieusement ingénu
...
Le soir tombait, je m’arrêtai devant une colonne de
théâtre où était affichée la représentation que la Berma donnait pour le 1er janvier
...

C’était un temps que je connaissais ; j’eus la sensation et le
pressentiment que le jour de l’an n’était pas un jour différent
des autres, qu’il n’était pas le premier d’un monde nouveau où
j’aurais pu, avec une chance encore intacte, refaire la connaissance de Gilberte comme au temps de la Création, comme s’il
n’existait pas encore de passé, comme si eussent été anéanties,
avec les indices qu’on aurait pu en tirer pour l’avenir, les déceptions qu’elle m’avait parfois causées : un nouveau monde
où rien ne subsistât de l’ancien… rien qu’une chose : mon désir
que Gilberte m’aimât
...
J’avais

59

beau dédier celle-ci à Gilberte, et comme on superpose une religion aux lois aveugles de la nature essayer d’imprimer au jour
de l’an l’idée particulière que je m’étais faite de lui, c’était en
vain ; je sentais qu’il ne savait pas qu’on l’appelât le jour de
l’an, qu’il finissait dans le crépuscule d’une façon qui ne
m’était pas nouvelle : dans le vent doux qui soufflait autour de
la colonne d’affiches, j’avais reconnu, j’avais senti reparaître la
matière éternelle et commune, l’humidité familière, l’ignorante
fluidité des anciens jours
...
Je venais de vivre le 1er janvier des
hommes vieux qui diffèrent ce jour-là des jeunes, non parce
qu’on ne leur donne plus d’étrennes, mais parce qu’ils ne
croient plus au nouvel an
...
J’étais pourtant jeune encore tout de même
puisque j’avais pu lui en écrire un par lequel j’espérais, en lui
disant les rêves lointains de ma tendresse, en éveiller de pareils en elle
...

Quand je fus couché, les bruits de la rue, qui se prolongeaient plus tard ce soir de fête, me tinrent éveillé
...
Je ne pouvais même pas,
pour calmer l’agitation que cette idée faisait naître en moi
dans cette nuit d’insomnie, me dire que la Berma ne pensait
peut-être pas à l’amour, puisque les vers qu’elle récitait,
qu’elle avait longuement étudiés, lui rappelaient à tous moments qu’il est délicieux, comme elle le savait d’ailleurs si bien
qu’elle en faisait apparaître les troubles bien connus – mais
doués d’une violence nouvelle et d’une douceur insoupçonnée –
à des spectateurs émerveillés dont chacun pourtant les avait
ressentis par soi-même
...
À la pensée qu’il était sans
doute en ce moment caressé par ces hommes que je ne pouvais
empêcher de donner à la Berma, et de recevoir d’elle, des joies
surhumaines et vagues, j’éprouvais un émoi plus cruel qu’il
n’était voluptueux, une nostalgie que vint aggraver le son du

60

cor, comme on l’entend la nuit de la Mi-Carême, et souvent des
autres fêtes, et qui, parce qu’il est alors sans poésie, est plus
triste, sortant d’un mastroquet, que « le soir au fond des
bois »
...
Nos désirs vont s’interférant, et dans la
confusion de l’existence, il est rare qu’un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l’avait réclamé
...
Je
mentirais en disant que dans ce temps-là les palais de Gabriel
m’aient paru d’une plus grande beauté ni même d’une autre
époque que les hôtels avoisinants
...
Plongée dans un sommeil agité,
mon adolescence enveloppait d’un même rêve tout le quartier
où elle le promenait, et je n’avais jamais songé qu’il pût y avoir
un édifice du XVIIIe siècle dans la rue Royale, de même que
j’aurais été étonné si j’avais appris que la Porte Saint-Martin et
la Porte Saint-Denis, chefs-d’œuvre du temps de Louis XIV,
n’étaient pas contemporains des immeubles les plus récents de
ces arrondissements sordides
...

Gilberte cependant ne revenait toujours pas aux Champs-Élysées
...
La manière chercheuse, anxieuse,
exigeante que nous avons de regarder la personne que nous aimons, notre attente de la parole qui nous donnera ou nous ôtera l’espoir d’un rendez-vous pour le lendemain, et, jusqu’à ce
que cette parole soit dite, notre imagination alternative, sinon
simultanée, de la joie et du désespoir, tout cela rend notre attention en face de l’être aimé trop tremblante pour qu’elle
puisse obtenir de lui une image bien nette
...
Le modèle chéri, au
contraire, bouge ; on n’en a jamais que des photographies
manquées
...
Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse
pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma
mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et
frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande
de sucre d’orge : ainsi ceux qui ont perdu un être aimé qu’ils
ne revoient jamais en dormant s’exaspèrent de rencontrer sans
cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est
déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille
...
Et moi je n’étais pas loin de
croire que, ne pouvant me rappeler les traits de Gilberte, je
l’avais oubliée elle-même, je ne l’aimais plus
...
Mais une chose changea une fois de plus et brusquement la façon dont tous les après-midis vers deux heures se posait le problème de mon amour
...
Swann avait-il surpris la
lettre que j’avais écrite à sa fille, ou Gilberte ne faisait-elle que
m’avouer longtemps après, et afin que je fusse plus prudent,
un état de choses déjà ancien ? Comme je lui disais combien
j’admirais son père et sa mère, elle prit cet air vague, plein de
réticences et de secret qu’elle avait quand on lui parlait de ce
qu’elle avait à faire, de ses courses et de ses visites, et tout
d’un coup finit par me dire : « Vous savez, ils ne vous gobent
pas ! » et glissante comme une ondine – elle était ainsi – elle
éclata de rire
...
M
...
Ils ne voyaient pas
mes relations avec elle d’un œil favorable, ne me croyaient pas
d’une grande moralité et s’imaginaient que je ne pouvais

62

exercer sur leur fille qu’une mauvaise influence
...
À ces traits (qui ne sont jamais ceux sous lesquels le
plus grand misérable se voit lui-même), avec quelle violence
mon cœur opposait ces sentiments dont il était animé à l’égard
de Swann, si passionnés au contraire que je ne doutais pas que
s’il les eût soupçonnés il ne se fût repenti de son jugement à
mon égard comme d’une erreur judiciaire
...
Elle y
consentit
...
de Norpois, n’eut
pas plus de succès
...
» Moi qui savais la pureté de mes intentions, la bonté de mon âme, j’étais indigné
que mes paroles n’eussent même pas effleuré l’absurde erreur
de Swann
...

Je sentais que j’avais décrit avec tant d’exactitude certaines caractéristiques irrécusables de mes sentiments généreux que,
pour que d’après elles Swann ne les eût pas aussitôt reconstitués, ne fût pas venu me demander pardon et avouer qu’il
s’était trompé, il fallait que ces nobles sentiments, il ne les eût
lui-même jamais ressentis, ce qui devait le rendre incapable de
les comprendre chez les autres
...
Peut-être avait-il reconnu dans la sympathie que je lui
exprimais, un simple effet – et une confirmation enthousiaste –

63

de mon amour pour Gilberte, par lequel – et non par ma vénération secondaire pour lui – seraient fatalement dans la suite
dirigés mes actes
...
Je dus
quitter un instant Gilberte, Françoise m’ayant appelé
...
Les murs humides et anciens de
l’entrée, où je restai à attendre Françoise, dégageaient une
fraîche odeur de renfermé qui, m’allégeant aussitôt des soucis
que venaient de faire naître en moi les paroles de Swann rapportées par Gilberte, me pénétra d’un plaisir non pas de la
même espèce que les autres, lesquels nous laissent plus instables, incapables de les retenir, de les posséder, mais au
contraire d’un plaisir consistant auquel je pouvais m’étayer,
délicieux, paisible, riche d’une vérité durable, inexpliquée et
certaine
...
Mais la
tenancière de l’établissement, vieille dame à joues plâtrées et à
perruque rousse, se mit à me parler
...
Sa demoiselle avait épousé ce que
Françoise appelait « un jeune homme de famille », par conséquent quelqu’un qu’elle trouvait plus différent d’un ouvrier que
Saint-Simon un duc d’un homme « sorti de la lie du peuple »
...

Mais Françoise assurait qu’elle était marquise et appartenait à
la famille de Saint-Ferréol
...
» Elle le faisait peut-être seulement comme
les demoiselles de chez Gouache quand nous venions faire une
commande m’offraient un des bonbons qu’elles avaient sur le

64

comptoir sous des cloches de verre et que maman me défendait, hélas ! d’accepter ; peut-être aussi moins innocemment
comme telle vieille fleuriste par qui maman faisait remplir ses
« jardinières » et qui me donnait une rose en roulant des yeux
doux
...

Un instant après je prenais congé de la « marquise », accompagné de Françoise, et je quittai cette dernière pour retourner
auprès de Gilberte
...
C’était pour ne pas être vue de
ses amies : on jouait à cache-cache
...
Elle avait une toque plate qui descendait assez bas sur
ses yeux leur donnant ce même regard « en dessous », rêveur
et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray
...
Gilberte me dit qu’elle la lui avait proposée, mais qu’il la jugeait inutile
...
»
Si Swann était arrivé alors avant même que je l’eusse reprise, cette lettre de la sincérité de laquelle je trouvais qu’il
avait été si insensé de ne pas s’être laissé persuader, peut-être
aurait-il vu que c’était lui qui avait raison
...

Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son
cou, en soulevant les nattes de ses cheveux qu’elle portait sur
les épaules, soit que ce fût encore de son âge, soit que sa mère
voulût la faire paraître plus longtemps enfant, afin de se
rajeunir elle-même ; nous luttions, arc-boutés
...
Alors, Gilberte me dit avec bonté :
– Vous savez, si vous voulez, nous pouvons lutter encore un
peu
...
Et moi qui craignais qu’elle
s’en fût aperçue (et un certain mouvement rétractile et contenu de pudeur offensée qu’elle eut un instant après, me donna à
penser que je n’avais pas eu tort de le craindre), j’acceptai de
lutter encore, de peur qu’elle pût croire que je ne m’étais proposé d’autre but que celui après quoi je n’avais plus envie que
de rester tranquille auprès d’elle
...
Cette image était celle de la petite pièce de mon
oncle Adolphe, à Combray, laquelle exhalait en effet le même
parfum d’humidité
...
En attendant, il me
sembla que je méritais vraiment le dédain de M
...

Depuis quelque temps, dans certaines familles, le nom des
Champs-Élysées, si quelque visiteur le prononçait, était accueilli par les mères avec l’air malveillant qu’elles réservent à
un médecin réputé auquel elles prétendent avoir vu faire trop
de diagnostics erronés pour avoir encore confiance en lui ; on
assurait que ce jardin ne réussissait pas aux enfants, qu’on
pouvait citer plus d’un mal de gorge, plus d’une rougeole et

66

nombre de fièvres dont il était responsable
...

Les névropathes sont peut-être, malgré l’expression consacrée, ceux qui « s’écoutent » le moins : ils entendent en eux
tant de choses dont ils se rendent compte ensuite qu’ils avaient
eu tort de s’alarmer, qu’ils finissent par ne plus faire attention
à aucune
...
Un matin, portant coordonnés en moi
mes malaises habituels, de la circulation constante et intestine
desquels je tenais toujours mon esprit détourné aussi bien que
de celle de mon sang, je courais allègrement vers la salle à
manger où mes parents étaient déjà à table, et – m’étant dit
comme d’ordinaire qu’avoir froid peut signifier non qu’il faut
se chauffer, mais, par exemple, qu’on a été grondé, et ne pas
avoir faim, qu’il va pleuvoir et non qu’il ne faut pas manger – je
me mettais à table, quand, au moment d’avaler la première
bouchée d’une côtelette appétissante, une nausée, un étourdissement m’arrêtèrent, réponse fébrile d’une maladie commencée, dont la glace de mon indifférence avait masqué, retardé
les symptômes, mais qui refusait obstinément la nourriture que
je n’étais pas en état d’absorber
...
À travers le corps languissant et perméable
dont elle était enveloppée, ma pensée souriante rejoignait, exigeait le plaisir si doux d’une partie de barres avec Gilberte, et
une heure plus tard, me soutenant à peine, mais heureux à côté d’elle, j’avais la force de le goûter encore
...
Depuis longtemps déjà
j’étais sujet à des étouffements et notre médecin, malgré la
désapprobation de ma grand’mère, qui me voyait déjà mourant
alcoolique, m’avait conseillé, outre la caféine qui m’était prescrite pour m’aider à respirer, de prendre de la bière, du champagne ou du cognac quand je sentais venir une crise
...

J’étais souvent obligé pour que ma grand’mère permît qu’on
m’en donnât, de ne pas dissimuler, de faire presque montre de
mon état de suffocation
...
Mais en même
temps mon corps, soit qu’il fût trop faible pour garder seul le
secret de celle-ci, soit qu’il redoutât que dans l’ignorance du
mal imminent on exigeât de moi quelque effort qui lui eût été
impossible ou dangereux, me donnait le besoin d’avertir ma
grand’mère de mes malaises avec une exactitude où je finissais
par mettre une sorte de scrupule physiologique
...
Feignait-elle de n’y prêter aucune
attention, il me demandait d’insister
...
Alors mon cœur était torturé par
la vue de la peine qu’elle avait ; comme si mes baisers eussent
dû effacer cette peine, comme si ma tendresse eût pu donner à
ma grand’mère autant de joie que mon bonheur, je me jetais
dans ses bras
...
Je protestais
que ce malaise n’avait rien de pénible, que je n’étais nullement
à plaindre, qu’elle pouvait être certaine que j’étais heureux ;
mon corps avait voulu obtenir exactement ce qu’il méritait de
pitié, et pourvu qu’on sût qu’il avait une douleur en son côté
droit, il ne voyait pas d’inconvénient à ce que je déclarasse que

68

cette douleur n’était pas un mal et n’était pas pour moi un obstacle au bonheur, mon corps ne se piquant pas de philosophie ;
elle n’était pas de son ressort
...
Un soir
que ma grand’mère m’avait laissé assez bien, elle rentra dans
ma chambre très tard dans la soirée, et s’apercevant que la
respiration me manquait : « Oh ! mon Dieu, comme tu
souffres », s’écria-t-elle, les traits bouleversés
...
Bientôt je commençai à me sentir
heureux
...

– J’aime mieux te laisser et que tu profites un peu de ce
mieux, me dit-elle, en me quittant brusquement
...
Le lendemain, elle ne vint que le
soir dans ma chambre parce qu’elle avait eu, me dit-on, à sortir
...

Mes suffocations ayant persisté alors que ma congestion depuis longtemps finie ne les expliquait plus, mes parents firent
venir en consultation le professeur Cottard
...
Mis
en présence de symptômes qui peuvent être ceux de trois ou
quatre maladies différentes, c’est en fin de compte son flair,
son coup d’œil qui décident à laquelle, malgré les apparences à
peu près semblables, il y a chance qu’il ait à faire
...
Dans mon
cas, ce qui était matériellement observable pouvait aussi bien
être causé par des spasmes nerveux, par un commencement de
tuberculose, par de l’asthme, par une dyspnée toxi-alimentaire
avec insuffisance rénale, par de la bronchite chronique, par un
état complexe dans lequel seraient entrés plusieurs de ces facteurs
...
Mais les hésitations
de Cottard furent courtes et ses prescriptions impérieuses :
« Purgatifs violents et drastiques, lait pendant plusieurs jours,
rien que du lait
...
» Ma mère murmura que j’avais pourtant bien besoin d’être reconstitué, que
j’étais déjà assez nerveux, que cette purge de cheval et ce régime me mettraient à bas
...
Il tâchait de se rappeler s’il avait pensé à prendre un masque froid,
comme on cherche une glace pour regarder si on n’a pas oublié de nouer sa cravate
...
Donnez-moi
une plume
...
Plus tard, quand nous aurons jugulé les crises et l’agrypnie, je veux bien que vous preniez
quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au
lait
...
) Ensuite vous reviendrez progressivement à la
vie commune
...
» Il
écouta d’un air glacial, sans y répondre, les dernières objections de ma mère, et, comme il nous quitta sans avoir daigné
expliquer les raisons de ce régime, mes parents le jugèrent
sans rapport avec mon cas, inutilement affaiblissant et ne me
le firent pas essayer
...

Puis, mon état s’aggravant, on se décida à me faire suivre à la
lettre les prescriptions de Cottard ; au bout de trois jours je
n’avais plus de râles, plus de toux et je respirais bien
...
Et nous comprîmes que cet imbécile était un grand clinicien
...
Mais on
parlait de ne plus m’envoyer aux Champs-Élysées
...
Quelquefois ma mère passait sa main sur mon front en me disant :
– Alors, les petits garçons ne racontent plus à leur maman les
chagrins qu’ils ont ?
Françoise s’approchait tous les jours de moi en me disant :
« Monsieur a une mine ! Vous ne vous êtes pas regardé, on dirait un mort ! » Il est vrai que si j’avais eu un simple rhume,
Françoise eût pris le même air funèbre
...
Je ne démêlais pas alors si ce pessimisme était chez Françoise douloureux
ou satisfait
...

Un jour, à l’heure du courrier, ma mère posa sur mon lit une
lettre
...
Or, au bas du papier, timbré d’un sceau d’argent représentant un chevalier casqué sous lequel se contournait cette devise : Per viam rectam, au-dessous d’une lettre,
d’une grande écriture, et où presque toutes les phrases semblaient soulignées, simplement parce que la barre des t étant
tracée non au travers d’eux, mais au-dessus, mettait un trait
sous le mot correspondant de la ligne supérieure, ce fut justement la signature de Gilberte que je vis
...
Pendant un instant elle ne fit que frapper d’irréalité tout ce qui
m’entourait
...
Je voyais tout vaciller comme quelqu’un
qui tombe de cheval et je me demandais s’il n’y avait pas une
existence toute différente de celle que je connaissais, en

71

contradiction avec elle, mais qui serait la vraie, et qui m’étant
montrée tout d’un coup me remplissait de cette hésitation que
les sculpteurs dépeignant le Jugement dernier ont donnée aux
morts réveillés qui se trouvent au seuil de l’autre Monde
...

Moi je n’y vais guère non plus parce qu’il y a énormément de
malades
...
Maman me charge de vous dire que
vous nous feriez très grand plaisir en venant aussi dès que
vous serez rétabli, et nous pourrions reprendre à la maison nos
bonnes causeries des Champs-Élysées
...
Gilberte
...
Mais mon âme, c’est-à-dire moi-même, et en
somme le principal intéressé, l’ignorait encore
...
Une
feuille de papier couverte de caractères, la pensée ne s’assimile pas cela tout de suite
...
Alors, je connus mon
bonheur
...
Il est possible que celui-ci eût été
provoqué artificiellement par ma mère qui, voyant que depuis
quelque temps j’avais perdu tout cœur à vivre, avait peut-être
fait demander à Gilberte de m’écrire, comme, au temps de mes
premiers bains de mer, pour me donner du plaisir à plonger, ce
que je détestais parce que cela me coupait la respiration, elle
remettait en cachette à mon guide baigneur de merveilleuses
boîtes en coquillages et des branches de corail que je croyais
trouver moi-même au fond des eaux
...
Quand un multimillionnaire, homme malgré cela
charmant, reçoit son congé d’une femme pauvre et sans agrément avec qui il vit, appelle à lui, dans son désespoir, toutes
les puissances de l’or et fait jouer toutes les influences de la
terre, sans réussir à se faire reprendre, mieux vaut devant l’invincible entêtement de sa maîtresse supposer que le Destin
veut l’accabler et le faire mourir d’une maladie de cœur plutôt
que de chercher une explication logique
...
En tous
cas l’amant est mal placé pour connaître la nature des obstacles que la ruse de la femme lui cache et que son propre jugement faussé par l’amour l’empêche d’apprécier exactement
...
Comme elles ces obstacles
restent mystérieux mais sont temporaires
...
Et comme celui-ci n’est
pas une passion désintéressée, l’amoureux qui n’aime plus ne
cherche pas à savoir pourquoi la femme pauvre et légère, qu’il
aimait, s’est obstinément refusée pendant des années à ce qu’il
continuât à l’entretenir
...

Solutions heureuses ou du moins qui paraissent l’être, car il
n’y en a guère qui le soient réellement quand il s’agit d’un sentiment d’une telle sorte que toute satisfaction qu’on lui donne
ne fait généralement que déplacer la douleur
...

En ce qui concerne cette lettre au bas de laquelle Françoise
se refusa à reconnaître le nom de Gilberte parce que le G

73

historié, appuyé sur un i sans point avait l’air d’un A, tandis
que la dernière syllabe était indéfiniment prolongée à l’aide
d’un paraphe dentelé, si l’on tient à chercher une explication
rationnelle du revirement qu’elle traduisait et qui me rendait si
joyeux, peut-être pourra-t-on penser que j’en fus, pour une
part, redevable à un incident que j’avais cru au contraire de
nature à me perdre à jamais dans l’esprit des Swann
...
La consultation
étant finie et Cottard restant seulement en visiteur parce que
mes parents l’avaient retenu à dîner, on laissa entrer Bloch
...
de Norpois et
de peur que Mme Swann me prît pour un menteur, que je ne la
connaissais pas et ne lui avais jamais parlé
...
Or il arriva
que tandis que M
...

Alors je connus cet appartement d’où dépassait jusque dans
l’escalier le parfum dont se servait Mme Swann, mais qu’embaumait bien plus encore le charme particulier et douloureux
qui émanait de la vie de Gilberte
...
Les fenêtres qui du dehors interposaient entre moi et
les trésors qui ne m’étaient pas destinés un regard brillant, distant et superficiel qui me semblait le regard même des Swann,
il m’arriva, quand à la belle saison j’avais passé tout un aprèsmidi avec Gilberte dans sa chambre, de les ouvrir moi-même
pour laisser entrer un peu d’air et même de m’y pencher à côté
d’elle, si c’était le jour de réception de sa mère, pour voir arriver les visites qui souvent, levant la tête en descendant de voiture, me faisaient bonjour de la main, me prenant pour quelque
neveu de la maîtresse de maison
...
Elles me semblaient, en la
finesse de leur gramen à la fois naturel et surnaturel, et la
puissance de leurs rinceaux d’art, un ouvrage unique pour lequel on avait utilisé le gazon même du Paradis
...
Mais n’espérant point obtenir un morceau vrai
de ces nattes, si au moins j’avais pu en posséder la photographie, combien plus précieuse que celle de fleurettes dessinées
par le Vinci ! Pour en avoir une je fis auprès d’amis des Swann
et même de photographes, des bassesses qui ne me procurèrent pas ce que je voulais, mais me lièrent pour toujours avec
des gens très ennuyeux
...
Gilberte sait-elle
que vous êtes là ? alors je vous quitte
...
Une fois il
était orné d’un caniche bleu en relief surmontant une légende
humoristique écrite en anglais et suivie d’un point d’exclamation, une autre fois timbré d’une ancre marine, ou du chiffre G
...
, démesurément allongé en un rectangle qui tenait toute la
hauteur de la feuille, ou encore du nom « Gilberte » tantôt tracé en travers dans un coin en caractères dorés qui imitaient la
signature de mon amie et finissaient par un paraphe, au-dessous d’un parapluie ouvert imprimé en noir, tantôt enfermé
dans un monogramme en forme de chapeau chinois qui en
contenait toutes les lettres en majuscules sans qu’il fût possible d’en distinguer une seule
...

Et chacun était choisi tel jour plutôt que tel autre en vertu de
certains rites, pensais-je alors, mais plutôt, je le crois maintenant, parce qu’elle cherchait à se rappeler ceux dont elle
s’était servie les autres fois, de façon à ne jamais envoyer le
même à un de ses correspondants, au moins de ceux pour qui
elle prenait la peine de faire des frais, qu’aux intervalles les
plus éloignés possible
...
Cet escalier, d’ailleurs, tout en bois, comme
on faisait alors dans certaines maisons de rapport de ce style

76

Henri II qui avait été si longtemps l’idéal d’Odette et dont elle
devait bientôt se déprendre, et pourvu d’une pancarte sans
équivalent chez nous, sur laquelle on lisait ces mots : « Défense de se servir de l’ascenseur pour descendre », me semblait quelque chose de tellement prestigieux que je dis à mes
parents que c’était un escalier ancien rapporté de très loin par
M
...
Mon amour de la vérité était si grand que je n’aurais pas hésité à leur donner ce renseignement même si j’avais
su qu’il était faux, car seul il pouvait leur permettre d’avoir
pour la dignité de l’escalier des Swann le même respect que
moi
...
Mais comme je n’avais aucun esprit d’observation, comme en général je ne savais ni le nom ni l’espèce
des choses qui se trouvaient sous mes yeux, et comprenais
seulement que, quand elles approchaient les Swann, elles devaient être extraordinaires, il ne me parut pas certain qu’en
avertissant mes parents de leur valeur artistique et de la provenance lointaine de cet escalier, je commisse un mensonge
...
» Il ajouta
qu’il avait voulu louer dans l’une d’elles, mais qu’il y avait renoncé, ne les trouvant pas commodes et l’entrée pas assez
claire ; il le dit ; mais je sentis instinctivement que mon esprit
devait faire au prestige des Swann et à mon bonheur les sacrifices nécessaires, et par un coup d’autorité intérieure, malgré
ce que je venais d’entendre, j’écartai à tout jamais de moi,
comme un dévot la Vie de Jésus de Renan, la pensée dissolvante que leur appartement était un appartement quelconque
que nous aurions pu habiter
...
Je
croyais déjà voir la majesté du gâteau au chocolat, entouré
d’un cercle d’assiettes à petits fours et de petites serviettes

77

damassées grises à dessins, exigées par l’étiquette et particulières aux Swann
...
Car quand nous étions tous dans le
petit salon de Gilberte, tout d’un coup regardant l’heure elle
disait :
– Dites donc, mon déjeuner commence à être loin, je ne dîne
qu’à huit heures, j’ai bien envie de manger quelque chose
...
Bien mieux, pour procéder à la
destruction de la pâtisserie ninitive, Gilberte ne consultait pas
seulement sa faim ; elle s’informait encore de la mienne, tandis
qu’elle extrayait pour moi du monument écroulé tout un pan
verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût oriental
...
Malheureusement
cette paralysie n’était que momentanée
...
Mais il était encore lointain
...
J’en buvais indéfiniment, alors
qu’une seule tasse m’empêchait de dormir pour vingt-quatre
heures
...
» Mais savais-je seulement, quand j’étais chez les
Swann, que c’était du thé que je buvais ? L’eussé-je su que j’en
eusse pris tout de même, car en admettant que j’eusse recouvré un instant le discernement du présent, cela ne m’eût pas
rendu le souvenir du passé et la prévision de l’avenir
...


78

Les amies de Gilberte n’étaient pas toutes plongées dans cet
état d’ivresse où une décision est impossible
...
»
Elle grignotait, assise de côté sur un siège en forme d’x et
placé de travers
...

– Eh bien, maman, nous vous invitons, répondait Gilberte
...
Qu’est-ce qu’ils diraient toutes ces bonnes gens de ne pas me voir revenir ; s’il
ne vient plus personne, je reviendrai bavarder avec vous (ce
qui m’amusera beaucoup plus) quand elles seront parties
...
« Quand viendrez-vous ? Demain ? On
vous fera des toasts aussi bons que chez Colombin
...
Les toasts m’étant d’ailleurs

79

aussi inconnus que Colombin, cette dernière promesse n’aurait
pu ajouter à ma tentation
...
Je ne savais pas l’anglais, je compris
bientôt pourtant que ce mot désignait Françoise
...
« On sent
qu’elle vous est si dévouée, qu’elle est si bien
...
Par contre-coup,
avoir une institutrice pourvue d’un caoutchouc et d’un plumet
ne me sembla plus chose si nécessaire
...

Si j’avais déjà commencé d’explorer avec ces tressaillements
de respect et de joie le domaine féerique qui contre toute attente avait ouvert devant moi ses avenues jusque-là fermées,
pourtant c’était seulement en tant qu’ami de Gilberte
...
Mais bientôt je
pénétrai aussi au cœur du Sanctuaire
...
ou Mme Swann se trouvait à la maison
...
Je me rappelais cette
lettre si complète, si persuasive, que j’avais naguère écrite à
Swann et à laquelle il n’avait même pas daigné répondre
...
Ma position
nouvelle d’ami de Gilberte, doué sur elle d’une excellente influence, me faisait maintenant bénéficier de la même faveur
que si ayant eu pour camarade, dans un collège où on m’eût
classé toujours premier, le fils d’un roi, j’avais dû à ce hasard
mes petites entrées au Palais et des audiences dans la salle du
trône ; Swann, avec une bienveillance infinie et comme s’il
n’avait pas été surchargé d’occupations glorieuses, me faisait
entrer dans sa bibliothèque et m’y laissait pendant une heure
répondre par des balbutiements, des silences de timidité coupés de brefs et incohérents élans de courage, à des propos
dont mon émoi m’empêchait de comprendre un seul mot ; il me
montrait des objets d’art et des livres qu’il jugeait susceptibles
de m’intéresser et dont je ne doutais pas d’avance qu’ils ne
passassent infiniment en beauté tous ceux que possèdent le
Louvre et la Bibliothèque Nationale, mais qu’il m’était impossible de regarder
...
Tout au plus m’étonnais-je
quand la visite se prolongeait, à quel néant de réalisation, à
quelle absence de conclusion heureuse, conduisaient ces
heures vécues dans la demeure enchantée
...
Car ce
n’était pas la beauté intrinsèque des choses qui me rendait miraculeux d’être dans le cabinet de Swann, c’était l’adhérence à
ces choses – qui eussent pu être les plus laides du monde – du
sentiment particulier, triste et voluptueux que j’y localisais depuis tant d’années et qui l’imprégnait encore ; de même la multitude des miroirs, des brosses d’argent, des autels à saint Antoine de Padoue sculptés et peints par les plus grands artistes,
ses amis, n’étaient pour rien dans le sentiment de mon

81

indignité et de sa bienveillance royale qui m’était inspirés
quand Mme Swann me recevait un moment dans sa chambre où
trois belles et imposantes créatures, sa première, sa deuxième
et sa troisième femmes de chambre préparaient en souriant
des toilettes merveilleuses, et vers laquelle, sur l’ordre proféré
par le valet de pied en culotte courte que Madame désirait me
dire un mot, je me dirigeais par le sentier sinueux d’un couloir
tout embaumé à distance des essences précieuses qui exhalaient sans cesse du cabinet de toilette leurs effluves
odoriférants
...
Les expressions que nous avons récemment empruntées
aux autres étant celles, au moins pendant un temps, dont nous
aimons le plus à nous servir, Mme Swann choisissait tantôt
celles qu’elle avait apprises de gens distingués que son mari
n’avait pu éviter de lui faire connaître (c’est d’eux qu’elle tenait le maniérisme qui consiste à supprimer l’article ou le pronom démonstratif devant un adjectif qualifiant une personne),
tantôt de plus vulgaires (par exemple : « C’est un rien ! » mot
favori d’une de ses amies) et cherchait à les placer dans toutes
les histoires que, selon une habitude prise dans le « petit
clan », elle aimait à raconter
...

Mme Swann avait quitté la salle à manger, mais son mari qui
venait de rentrer faisait à son tour une apparition auprès de
nous
...
– Comment, encore ? à sept heures !
C’est effrayant
...
C’est odieux
...
et Mme Swann disaient odieux, en
faisant l’o bref
...
Et Camille me disait
qu’entre quatre et cinq heures, il est bien venu douze

82

personnes
...
Non, douze ; enfin je ne sais plus
...
Et depuis un moment que je suis dans ma bibliothèque les coups de sonnette n’ont pas arrêté ; ma parole
d’honneur, j’en ai mal à la tête
...
– Sais-tu
qui ? – Mme Cottard et Mme Bontemps
...
– J’sais que son
mari est employé dans un ministère, mais j’sais pas au juste
comme quoi, disait Gilberte en faisant l’enfant
...
Qu’est-ce que tu dis : employé dans un ministère ? Il est
tout simplement chef de cabinet, chef de toute la boutique, et
encore, où ai-je la tête, ma parole, je suis aussi distrait que toi,
il n’est pas chef de cabinet, il est directeur du cabinet
...

– Comment, si c’est beaucoup ! s’écriait Swann qui préférait
à cette modestie qui eût pu me laisser dans le doute un langage plus explicite
...
Il paraît du reste que c’est une capacité, un homme de
premier ordre, un individu tout à fait distingué
...
C’est un homme délicieux, même fort
joli garçon
...
Il avait, ce qui peut
suffire à constituer un ensemble rare et délicat, une barbe
blonde et soyeuse, de jolis traits, une voix nasale, l’haleine
forte et un œil de verre
...
Votre pauvre grand-père a bien
connu, au moins de réputation et de vue, le vieux père Chenut
qui ne donnait qu’un sou de pourboire aux cochers bien qu’il
fût riche pour l’époque, et le baron Bréau-Chenut
...

– C’est l’oncle d’une petite qui venait à mon cours, dans une
classe bien au-dessous de moi, la fameuse « Albertine »
...

– Elle est étonnante ma fille, elle connaît tout le monde
...
Je la voyais seulement passer, on criait
Albertine par-ci, Albertine par-là
...

– Tu as le plus grand tort, elle est charmante, jolie, intelligente
...
Je vais aller lui dire bonjour,
lui demander si son mari croit que nous allons avoir la guerre,
et si on peut compter sur le roi Théodose
...

Les Swann participaient à ce travers des gens chez qui peu
de monde va ; la visite, l’invitation, une simple parole aimable
de personnes un peu marquantes étaient pour eux un événement auquel ils souhaitaient de donner de la publicité
...
Il n’est pas jusqu’aux lettres, aux télégrammes flatteurs reçus par Odette, que les Swann ne fussent
incapables de garder pour eux
...
Le salon des Swann

84

ressemblait ainsi à ces hôtels de villes d’eaux où on affiche les
dépêches
...
Comment Mme Bontemps, si commune, si méchante, ne
l’exaspérait-elle pas ? Comment pouvait-il la déclarer
agréable ? Le souvenir du milieu Guermantes aurait dû l’en
empêcher, semblait-il ; en réalité il l’y aidait
...
S’il s’agissait de quelqu’un qui n’était pas
indispensable à cette coterie, d’un ministre des Affaires étrangères, républicain un peu solennel, d’un académicien bavard,
le goût s’exerçait à fond contre lui, Swann plaignait Mme de
Guermantes d’avoir dîné à côté de pareils convives dans une
ambassade et on leur préférait mille fois un homme élégant,
c’est-à-dire un homme du milieu Guermantes, bon à rien, mais
possédant l’esprit des Guermantes, quelqu’un qui était de la
même chapelle
...

Mais avec la naïveté des gens du monde, du moment qu’on la
recevait, on s’ingéniait à la trouver agréable, faute de pouvoir
se dire que c’est parce qu’on l’avait trouvée agréable qu’on la
recevait
...
Mon Dieu je
ne pense pas qu’elle ait approfondi la Critique de la Raison
pure, mais elle n’est pas déplaisante
...
Et encore elle était intimidée, mais vous verrez qu’elle peut être charmante
...
– Mais il n’y a même pas de comparaison possible
...
Il en usait maintenant à l’égard des gens qu’il recevait
...
On a vu d’ailleurs autrefois que Swann avait le
goût (dont il faisait maintenant une application seulement plus
durable) d’échanger sa situation mondaine contre une autre
qui dans certaines circonstances lui convenait mieux
...
Un même être, pris à des
moments successifs de sa vie, baigne à différents degrés de
l’échelle sociale dans des milieux qui ne sont pas forcément de
plus en plus élevés ; et chaque fois que dans une période autre
de l’existence, nous nouons, ou renouons, des liens avec un
certain milieu, que nous nous y sentons choyés, nous commençons tout naturellement à nous y attacher en y poussant d’humaines racines
...
À vrai dire, à la maison, le nom des personnes que
celle-ci arrivait peu à peu à connaître piquait plus la curiosité
qu’il n’excitait d’admiration
...

Et comme si elle eût comparé la façon un peu sommaire, rapide et violente dont Mme Swann conquérait ses relations à
une guerre coloniale, maman ajoutait :

86

– Maintenant que les Trombert sont soumis, les tribus voisines ne tarderont pas à se rendre
...

Et toutes les personnes nouvelles que je lui disais avoir vues
dans ce milieu un peu composite et artificiel où elles avaient
souvent été amenées assez difficilement et de mondes assez
différents, elle en devinait tout de suite l’origine et parlait
d’elles comme elle aurait fait de trophées chèrement achetés ;
elle disait :
– Rapporté d’une Expédition chez les un Tel
...
» Ma mère, elle, au contraire, comprenait très bien ; elle savait qu’une grande partie des plaisirs
qu’une femme trouve à pénétrer dans un milieu différent de celui où elle vivait autrefois lui manquerait si elle ne pouvait informer ses anciennes relations de celles, relativement plus
brillantes, par lesquelles elle les a remplacées
...
Mme Cottard toute trouvée pour remplir ce rôle rentrait
dans cette catégorie spéciale d’invités que maman, qui avait
certains côtés de la tournure d’esprit de son père, appelait
des : « Étranger, va dire à Sparte ! » D’ailleurs – en dehors
d’une autre raison qu’on ne sut que bien des années après –
Mme Swann en conviant cette amie bienveillante, réservée et
modeste, n’avait pas craint d’introduire chez soi, à ses
« jours » brillants, un traître ou une concurrente
...
Elle en connaissait le pouvoir
de dissémination et, en se basant sur le calcul des probabilités,
était fondée à penser que, très vraisemblablement, tel habitué

87

des Verdurin apprendrait dès le surlendemain que le gouverneur de Paris avait mis des cartes chez elle, ou que M
...
Le Hault de
Pressagny, président du Concours hippique, les avait emmenés, elle et Swann, au gala du roi Théodose ; elle ne supposait
les Verdurin informés que de ces deux événements flatteurs
pour elle, parce que les matérialisations particulières sous lesquelles nous nous représentons et nous poursuivons la gloire
sont peu nombreuses par le défaut de notre esprit, qui n’est
pas capable d’imaginer à la fois toutes les formes que nous espérons bien d’ailleurs – en gros – que, simultanément, elle ne
manquera pas de revêtir pour nous
...
Les femmes élégantes
n’allaient pas chez elle
...
Au temps de ma petite enfance, tout ce qui appartenait à la société conservatrice
était mondain, et dans un salon bien posé on n’eût pas pu recevoir un républicain
...
Mais pareille aux kaléidoscopes qui
tournent de temps en temps, la société place successivement
de façon différente des éléments qu’on avait cru immuables et
compose une autre figure
...
Ces
dispositions nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce
qu’un philosophe appellerait un changement de critère
...
Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes obscurs montèrent prendre sa place
...
Qu’au lieu de l’affaire Dreyfus il fût
survenu une guerre avec l’Allemagne, le tour du kaléidoscope
se fût produit dans un autre sens
...
Cela n’empêche pas que chaque fois que la société est momentanément
immobile, ceux qui y vivent s’imaginent qu’aucun changement
n’aura plus lieu, de même qu’ayant vu commencer le téléphone, ils ne veulent pas croire à l’aéroplane
...
La seule
chose qui ne change pas est qu’il semble chaque fois qu’il y ait
« quelque chose de changé en France »
...
Aucun ne l’était
plus que sir Rufus Israels dont la femme, lady Israels, était
tante de Swann
...
Mais c’était la seule des parentes
de Swann qui eût conscience de la situation mondaine de celuici, les autres étant toujours restées à cet égard dans la même
ignorance qui avait été longtemps la nôtre
...
Aucune Agence Havas n’ayant
renseigné les cousines de Swann sur les gens qu’il fréquentait,
c’est (avant son horrible mariage, bien entendu) avec des sourires de condescendance qu’on se racontait dans les dîners de
famille qu’on avait « vertueusement » employé son dimanche à
aller voir le « cousin Charles » que, le croyant un peu envieux
et parent pauvre, on appelait spirituellement, en jouant sur le
titre du roman de Balzac : « Le Cousin Bête »
...
La famille
de son mari, qui était à peu près l’équivalent des Rothschild,
faisait depuis plusieurs générations les affaires des princes
d’Orléans
...
Une seule avait
désobéi, en cachette
...
Or, le
malheur avait voulu qu’Odette étant allé faire visite à Mme De
Marsantes, lady Israels était entrée presque en même temps
...
Avec la lâcheté des
gens qui pourtant pourraient tout se permettre, elle n’adressa
pas une fois la parole à Odette qui ne fut pas encouragée à
pousser désormais plus loin une incursion dans un monde qui
du reste n’était nullement celui où elle eût aimé être reçue
...
Et
Swann, d’autre part, continuait sans doute d’être l’amant à qui
toutes ces particularités d’une ancienne maîtresse semblent
agréables ou inoffensives, car souvent j’entendis sa femme proférer de vraies hérésies mondaines sans que (par un reste de
tendresse, un manque d’estime, ou la paresse de la perfectionner) il cherchât à les corriger
...
Ils en avaient
d’ailleurs moins que jamais pour Swann, le centre de gravité
de sa vie s’étant déplacé
...
» Si quelqu’un disait : « le
prince » en parlant du duc de Chartres, elle rectifiait : « Le
duc, il est duc de Chartres et non prince
...

Swann était du reste aveugle, en ce qui concernait Odette,
non seulement devant ces lacunes de son éducation, mais aussi
devant la médiocrité de son intelligence
...
Et on conclura que cet asservissement de
l’élite à la vulgarité est de règle dans bien des ménages, si l’on
pense, inversement, à tant de femmes supérieures qui se
laissent charmer par un butor, censeur impitoyable de leurs
plus délicates paroles, tandis qu’elles s’extasient, avec l’indulgence infinie de la tendresse, devant ses facéties les plus
plates
...
Des femmes chez qui
on allait en toute confiance avaient été reconnues être des
filles publiques, des espionnes anglaises
...
Or, aux dames « brûlées » de
cette société Odette ressemblait trop
...
Elle ne demande pas qu’on respecte
son Dieu
...
Il ne s’agissait pas d’antisémitisme à
l’époque où je commençai d’aller chez Odette
...

Swann, lui, allait souvent faire visite à quelques-unes de ses
relations d’autrefois et par conséquent appartenant toutes au
plus grand monde
...
Et remarquant que c’était souvent telle ou
telle grande dame déclassée qui l’intéressait parce qu’elle
avait été la maîtresse de Liszt ou qu’un roman de Balzac avait
été dédié à sa grand’mère (comme il achetait un dessin si Chateaubriand l’avait décrit), j’eus le soupçon que nous avions
remplacé à Combray l’erreur de croire Swann un bourgeois
n’allant pas dans le monde, par une autre, celle de le croire un
des hommes les plus élégants de Paris
...
Combien y en a-t-il de ces « amis des
princes » qui ne seraient pas reçus dans un salon un peu fermé
...

Au reste, Swann ne se contentait pas de chercher dans la société telle qu’elle existe et en s’attachant aux noms que le passé y a inscrits et qu’on peut encore y lire, un simple plaisir de
lettré et d’artiste, il goûtait un divertissement assez vulgaire à
faire comme des bouquets sociaux en groupant des éléments
hétérogènes, en réunissant des personnes prises ici et là
...

« J’ai l’intention d’inviter ensemble les Cottard et la duchesse
de Vendôme », disait-il en riant à Mme Bontemps, de l’air
friand d’un gourmet qui a l’intention et veut faire l’essai de
remplacer dans une sauce les clous de girofle par du poivre de
Cayenne
...
Elle avait été récemment présentée par les

92

Swann à la duchesse de Vendôme et avait trouvé cela aussi
agréable que naturel
...
Mais comme les nouveaux décorés qui, dès qu’ils le
sont, voudraient voir se fermer aussitôt le robinet des croix,
Mme Bontemps eût souhaité qu’après elle personne de son
monde à elle ne fût présenté à la princesse
...
Comment allaitelle même oser annoncer à son mari que le professeur et sa
femme allaient à leur tour avoir leur part de ce plaisir qu’elle
lui avait vanté comme unique ? Encore si les Cottard avaient
pu savoir qu’ils n’étaient pas invités pour de bon, mais pour
l’amusement
...
« Oui, nous
comptons inviter la princesse avec les Cottard, dit, quelques
semaines plus tard Mme Swann, mon mari croit que cette
conjonction pourra donner quelque chose d’amusant » car si
elle avait gardé du « petit noyau » certaines habitudes chères à
Mme Verdurin, comme de crier très fort pour être entendue de
tous les fidèles, en revanche, elle employait certaines expressions – comme « conjonction » – chères au milieu Guermantes
duquel elle subissait ainsi à distance et à son insu, comme la
mer le fait pour la lune, l’attraction, sans pourtant se rapprocher sensiblement de lui
...
« Je crois que ça marchera très mal
et que ça ne vous attirera que des ennuis, il ne faut pas jouer
avec le feu », répondit Mme Bontemps, furieuse
...
Aux uns,
Mme Bontemps de son côté, Cottard du sien, disaient négligemment quand on leur demandait qui il y avait d’autre au dîner :

93

« Il n’y avait que le prince d’Agrigente, c’était tout à fait intime
...
Pour ceux-là les
Bontemps et les Cottard adoptèrent chacun sans s’être consultés une version dont le cadre était identique et où seuls leurs
noms respectifs étaient interchangés
...
et Mme Bontemps
...
et Mme Bontemps qui
étaient nommés avec une emphase satisfaite, entre la duchesse
de Vendôme et le prince d’Agrigente, et les pelés qu’à la fin
elle accusait de s’être invités eux-mêmes et qui faisaient tache,
c’était les Cottard
...
À ce moment de six heures du soir où jadis il se
sentait si malheureux, il ne se demandait plus ce qu’Odette
pouvait être en train de faire et s’inquiétait peu qu’elle eût du
monde chez elle, ou fût sortie
...
Mais
ce souvenir ne lui était pas agréable et, plutôt que d’approfondir la honte qu’il ressentait, il préférait se livrer à une petite
grimace du coin de la bouche complétée au besoin d’un hochement de tête qui signifiait : « Qu’est-ce que ça peut me faire ? »
Certes, il estimait maintenant que l’hypothèse à laquelle il
s’était souvent arrêté jadis et d’après quoi c’étaient les imaginations de sa jalousie qui seules noircissaient la vie, en réalité
innocente d’Odette, que cette hypothèse (en somme bienfaisante puisque tant qu’avait duré sa maladie amoureuse elle
avait diminué ses souffrances en les faisant paraître imaginaires) n’était pas la vraie, que c’était sa jalousie qui avait vu
juste, et que si Odette l’avait aimé plus qu’il n’avait cru, elle
l’avait aussi trompé davantage
...
Mais le problème si intéressant qu’il attendait seulement la
fin de sa jalousie pour tirer au clair avait précisément perdu
tout intérêt aux yeux de Swann, quand il avait cessé d’être jaloux
...
Il n’éprouvait déjà plus de
jalousie à l’égard d’Odette, que le jour des coups frappés en
vain par lui l’après-midi à la porte du petit hôtel de la rue Lapérouse, avait continué à en exciter chez lui
...
On aurait dit que ce jour,
cette heure avaient seuls fixé quelques dernières parcelles de
la personnalité amoureuse que Swann avait eue autrefois et
qu’il ne les retrouvait plus que là
...
Et pourtant il avait continué pendant quelques années à rechercher
d’anciens domestiques d’Odette, tant avait persisté chez lui la
douloureuse curiosité de savoir si ce jour-là, tellement ancien,
à six heures, Odette était couchée avec Forcheville
...
Il continuait à tâcher d’apprendre ce qui
ne l’intéressait plus, parce que son moi ancien, parvenu à l’extrême décrépitude, agissait encore machinalement, selon des
préoccupations abolies au point que Swann ne réussissait
même plus à se représenter cette angoisse, si forte pourtant
autrefois qu’il ne pouvait se figurer alors qu’il s’en délivrât jamais et que seule la mort de celle qu’il aimait (la mort qui,
comme le montrera plus loin, dans ce livre, une cruelle contreépreuve, ne diminue en rien les souffrances de la jalousie) lui
semblait capable d’aplanir pour lui la route, entièrement barrée, de sa vie
...
Pour que la jalousie de Swann renaquît, il
n’était pas nécessaire que cette femme fût infidèle, il suffisait
que pour une raison quelconque elle fût loin de lui, à une soirée par exemple, et eût paru s’y amuser
...
Souvent pourtant Swann l’accusait, cette jalousie,
de le faire croire à des trahisons imaginaires ; mais alors il se
rappelait qu’il avait fait bénéficier Odette du même raisonnement et à tort
...
Mais alors qu’autrefois, il avait fait le serment,
si jamais il cessait d’aimer celle qu’il ne devinait pas devoir
être un jour sa femme, de lui manifester implacablement son
indifférence, enfin sincère, pour venger son orgueil longtemps
humilié, ces représailles qu’il pouvait exercer maintenant sans
risques (car que pouvait lui faire d’être pris au mot et privé de
ces tête-à-tête avec Odette qui lui étaient jadis si nécessaires),
ces représailles il n’y tenait plus ; avec l’amour avait disparu le
désir de montrer qu’il n’avait plus d’amour
...

Ce ne fut pas seulement à ces goûters, à cause desquels
j’avais eu autrefois la tristesse de voir Gilberte me quitter et
rentrer plus tôt, que désormais je pris part, mais les sorties
qu’elle faisait avec sa mère, soit pour aller en promenade ou à
une matinée, et qui en l’empêchant de venir aux Champs-Élysées m’avaient privé d’elle, les jours où je restais seul le long
de la pelouse ou devant les chevaux de bois, ces sorties maintenant M
...

Ces jours où je devais sortir avec les Swann, je venais chez
eux pour le déjeuner, que Mme Swann appelait le lunch ;
comme on n’était invité que pour midi et demi et qu’à cette
époque mes parents déjeunaient à onze heures un quart, c’est
après qu’ils étaient sortis de table que je m’acheminais vers ce
quartier luxueux, assez solitaire à toute heure, mais particulièrement à celle-là où tout le monde était rentré
...
J’apercevais de loin, dans le jardinet des Swann, le
soleil qui faisait étinceler comme du givre les arbres dénudés
...
L’heure indue faisait nouveau le spectacle
...

À midi et demi, je me décidais enfin à entrer dans cette maison qui, comme un gros soulier de Noël, me semblait devoir
m’apporter de surnaturels plaisirs
...
Même à la maison, je me serais cru déshonoré en parlant
de Noël et je ne disais plus que Christmas, ce que mon père
trouvait extrêmement ridicule
...

Je m’étais assis, mais je me levais précipitamment en entendant ouvrir la porte ; ce n’était qu’un second valet de pied, puis
un troisième, et le mince résultat auquel aboutissaient leurs allées et venues inutilement émouvantes était de remettre un
peu de charbon dans le feu ou d’eau dans les vases
...
Et, certes, j’eusse été
moins troublé dans un antre magique que dans ce petit salon
d’attente où le feu me semblait procéder à des transmutations,
comme dans le laboratoire de Klingsor
...
Swann
...
Une heure moins dix
...
» Et comme il était resté neuro-

98

arthritique, et devenu un peu ridicule, avoir une femme si inexacte qui rentrait tellement tard du Bois, qui s’oubliait chez
sa couturière, et n’était jamais à l’heure pour le déjeuner, cela
inquiétait Swann pour son estomac, mais le flattait dans son
amour-propre
...
D’ailleurs les œuvres que possédait Swann, il suffisait pour moi qu’elles fussent situées chez
lui, y fissent partie de l’heure délicieuse qui précédait le déjeuner
...

Je continuais à attendre, seul, ou avec Swann et souvent Gilberte, qui était venue nous tenir compagnie
...
J’épiais chaque craquement
...

Mais si elle était restée toute la matinée chez elle, quand elle
arrivait dans le salon, c’était vêtue d’un peignoir en crêpe de
Chine de couleur claire qui me semblait plus élégant que
toutes les robes
...
Et alors, comme on avait déjeuné si tard, je voyais
bien vite sur le mur du jardinet décliner le soleil de ce jour qui
m’avait paru devoir être différent des autres, et les domestiques avaient beau apporter des lampes de toutes les grandeurs et de toutes les formes, brûlant chacune sur l’autel
consacré d’une console, d’un guéridon, d’une « encoignure »
ou d’une petite table, comme pour la célébration d’un culte inconnu, rien d’extraordinaire ne naissait de la conversation, et

99

je m’en allais déçu, comme on l’est souvent dès l’enfance après
la messe de minuit
...
Je
rayonnais de joie dans cette maison où Gilberte, quand elle
n’était pas encore avec nous, allait entrer, et me donnerait
dans un instant, pour des heures, sa parole, son regard attentif
et souriant tel que je l’avais vu pour la première fois à Combray
...
Obligé de rester au salon, comme
l’amoureux d’une actrice qui n’a que son fauteuil à l’orchestre
et rêve avec inquiétude de ce qui se passe dans les coulisses,
au foyer des artistes, je posai à Swann, au sujet de cette autre
partie de la maison, des questions savamment voilées, mais sur
un ton duquel je ne parvins pas à bannir quelque anxiété
...
Par ces derniers mots et la détente qu’ils me procurèrent, Swann supprima brusquement pour moi une de ces affreuses distances intérieures au terme desquelles une femme que nous aimons nous
apparaît si lointaine
...
Car maître de sa fille, il me la donnait et elle, elle se refusait parfois, je n’avais pas directement sur elle ce même empire qu’indirectement par Swann
...

Au reste, le plus souvent, nous ne restions pas à la maison,
nous allions nous promener
...
Ses belles mains, sortant des
manches roses, ou blanches, souvent de couleurs très vives, de
sa robe de chambre de crêpe de Chine, allongeaient leurs phalanges sur le piano avec cette même mélancolie qui était dans
ses yeux et n’était pas dans son cœur
...
Mais
souvent on n’entend rien, si c’est une musique un peu compliquée qu’on écoute pour la première fois
...
Aussi n’a-t-on pas tort de
dire « entendre pour la première fois »
...
Probablement ce qui fait défaut, la première fois,
ce n’est pas la compréhension, mais la mémoire
...
Ces impressions multiples, la mémoire n’est pas capable de nous en fournir immédiatement le souvenir
...
Seulement je n’avais encore, jusqu’à ce jour, rien
entendu de cette Sonate, et là où Swann et sa femme voyaient
une phrase distincte, celle-ci était aussi loin de ma perception
claire qu’un nom qu’on cherche à se rappeler et à la place duquel on ne trouve que du néant, un néant d’où une heure plus
tard, sans qu’on y pense, s’élanceront d’elles-mêmes, en un
seul bond, les syllabes d’abord vainement sollicitées
...
De sorte que je ne me
trompais pas seulement en pensant que l’œuvre ne me réservait plus rien (ce qui fit que je restai longtemps sans chercher
à l’entendre) du moment que Mme Swann m’en avait joué la
phrase la plus fameuse (j’étais aussi stupide en cela que ceux
qui n’espèrent plus éprouver de surprise devant Saint-Marc de
Venise parce que la photographie leur a appris la forme de ses
dômes)
...
De là, la mélancolie qui

101

s’attache à la connaissance de tels ouvrages, comme de tout ce
qui se réalise dans le temps
...
Pour n’avoir pu aimer qu’en des temps successifs tout ce
que m’apportait cette Sonate, je ne la possédai jamais tout entière : elle ressemblait à la vie
...
Dans la Sonate de Vinteuil, les
beautés qu’on découvre le plus tôt sont aussi celles dont on se
fatigue le plus vite et pour la même raison sans doute, qui est
qu’elles diffèrent moins de ce qu’on connaissait déjà
...
Mais nous la quitterons aussi en dernier
...
Ce temps du reste qu’il
faut à un individu – comme il me le fallut à moi à l’égard de
cette Sonate – pour pénétrer une œuvre un peu profonde, n’est
que le raccourci et comme le symbole des années, des siècles
parfois, qui s’écoulent avant que le public puisse aimer un
chef-d’œuvre vraiment nouveau
...
Mais
en réalité toute lâche précaution pour éviter les faux arguments est inutile, ils ne sont pas évitables
...
C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de la comprendre, les fera
croître et multiplier
...

Ce qu’on appelle la postérité, c’est la postérité de l’œuvre
...
Si donc l’œuvre
était tenue en réserve, n’était connue que de la postérité, celleci, pour cette œuvre, ne serait pas la postérité mais une assemblée de contemporains ayant simplement vécu cinquante ans
plus tard
...
Et pourtant ce temps à venir, vraie perspective des chefsd’œuvre, si n’en pas tenir compte est l’erreur des mauvais
juges, en tenir compte est parfois le dangereux scrupule des
bons
...
C’est que ce qui a précédé, on le considère sans tenir
compte qu’une longue assimilation l’a converti pour nous en
une matière variée sans doute, mais somme toute homogène,
où Hugo voisine avec Molière
...
Seulement tous les horoscopes ne sont pas
vrais, et être obligé pour une œuvre d’art de faire entrer dans
le total de sa beauté le facteur du temps mêle à notre jugement
quelque chose d’aussi hasardeux et par là aussi dénué d’intérêt
véritable, que toute prophétie dont la non-réalisation n’impliquera nullement la médiocrité d’esprit du prophète, car ce qui
appelle à l’existence les possibles ou les en exclut n’est pas forcément de la compétence du génie ; on peut en avoir eu et ne

103

pas avoir cru à l’avenir des chemins de fer, ni des avions, ou,
tout en étant grand psychologue, à la fausseté d’une maîtresse
ou d’un ami, dont de plus médiocres eussent prévu les
trahisons
...
Son toucher me paraissait, comme son peignoir,
comme le parfum de son escalier, comme ses manteaux,
comme ses chrysanthèmes, faire partie d’un tout individuel et
mystérieux, dans un monde infiniment supérieur à celui où la
raison peut analyser le talent
...
Le moment où il fait
nuit sous les arbres, où les arpèges du violon font tomber la
fraîcheur
...
Ce n’est pas extraordinaire qu’une cure de lumière comme celle que suit ma
femme agisse sur les muscles, puisque le clair de lune empêche les feuilles de bouger
...
Au bord de la mer c’est encore plus frappant, parce
qu’il y a les réponses faibles des vagues que naturellement on
entend très bien puisque le reste ne peut pas remuer
...
Mais dans la petite phrase de Vinteuil, et du
reste dans toute la Sonate, ce n’est pas cela, cela se passe au
Bois, dans le gruppetto on entend distinctement la voix de
quelqu’un qui dit : « On pourrait presque lire son journal
...
Mais je compris par d’autres propos de lui que ces
feuillages nocturnes étaient tout simplement ceux sous l’épaisseur desquels, dans maint restaurant des environs de Paris, il
avait entendu, bien des soirs, la petite phrase
...
Les charmes
que lui avaient fait éprouver certaines nuits dans le Bois et sur
lesquels la Sonate de Vinteuil pouvait le renseigner, il n’aurait
pu à leur sujet interroger Odette, qui pourtant l’accompagnait
comme la petite phrase
...

« C’est au fond assez joli, n’est-ce pas, dit Swann, que le son
puisse refléter comme l’eau, comme une glace
...
De mes soucis, de mes
amours de ce temps-là, elle ne me rappelle plus rien, elle a fait
l’échange
...
– Pas aimable !
Les femmes sont magnifiques ! Je voulais dire simplement à ce
jeune homme que ce que la musique montre – du moins à moi –
ce n’est pas du tout la « Volonté en soi » et la « Synthèse de
l’infini », mais, par exemple, le père Verdurin en redingote
dans le Palmarium du Jardin d’Acclimatation
...
Mon Dieu, c’est toujours moins ennuyeux
que d’y aller avec Mme de Cambremer
...
N’est-ce pas, mon petit
Charles ? – Ne parlez pas à tort et à travers de Mme de Cambremer, dit Swann, dans le fond très flatté
...
D’ailleurs il paraît qu’elle est très
intelligente, je ne la connais pas
...
Mais tout le monde dit
qu’elle a été folle de vous, cela n’a rien de froissant
...
« Puisque ce que je joue vous

105

rappelle le Jardin d’Acclimatation, reprit Mme Swann en faisant
par plaisanterie semblant d’être piquée, nous pourrions le
prendre tantôt comme but de promenade si ça amuse ce petit
...
Pensez que le bon docteur Cottard qui ne dit jamais de
mal de personne déclare lui-même qu’elle est infecte
...
C’est exactement le portrait de Savonarole par Fra
Bartolomeo
...
Mais si
on avait écouté Swann, les cortèges des rois mages, déjà si
anachroniques quand Benozzo Gozzoli y introduisit les Médicis,
l’eussent été davantage encore puisqu’ils eussent contenu les
portraits d’une foule d’hommes, contemporains non de Gozzoli
mais de Swann, c’est-à-dire postérieurs non plus seulement de
quinze siècles à la Nativité, mais de quatre au peintre luimême
...

« Mais quel rapport a-t-elle avec le Jardin d’Acclimatation ? –
Tous ! – Quoi, vous croyez qu’elle a un derrière bleu ciel
comme les singes ? – Charles, vous êtes d’une inconvenance ! –
Non, je pensais au mot que lui a dit le Cynghalais
...
– C’est idiot
...
– Ce que nos bons
voisins de la Tamise appellent patronising, interrompit Odette
...
– Allons,
Charles, ne vous moquez pas
...
Enfin, elle s’adresse à un de ces noirs : « Bonjour, négro ! » – C’est un rien ! – En tous cas ce qualificatif ne plut pas
au noir
...

N’est-ce pas que c’est « beau » ? On voit bien la mère Blatin :
« Moi négro, mais toi chameau ! » Je manifestai un extrême désir d’aller voir ces Cynghalais dont l’un avait appelé
MmeBlatin : chameau
...
Mais
je pensais que pour aller au Jardin d’Acclimatation et en revenir nous traverserions cette allée des Acacias où j’avais tant
admiré Mme Swann, et que peut-être le mulâtre ami de Coquelin, à qui je n’avais jamais pu me montrer saluant Mme Swann,
me verrait assis à côté d’elle au fond d’une victoria
...
et Mme Swann se plaisaient à
me découvrir les rares vertus de leur fille
...

Elle avait fait un ouvrage pour notre marchande des ChampsÉlysées et sortit par la neige pour le lui remettre elle-même et
sans un jour de retard
...
Si jeune, elle avait
l’air bien plus raisonnable que ses parents
...
Un
jour que je lui avais parlé de MlleVinteuil, elle me dit :
– Jamais je la connaîtrai, pour une raison, c’est qu’elle n’était
pas gentille pour son père, à ce qu’on dit, elle lui faisait de la
peine
...

Comment oublier jamais quelqu’un qu’on aime depuis
toujours !

107

Et une fois qu’elle était plus particulièrement câline avec
Swann, comme je le lui fis remarquer quand il fut loin :
– Oui, pauvre papa, c’est ces jours-ci l’anniversaire de la
mort de son père
...
Alors, je tâche d’être moins méchante que d’habitude
...
– Pauvre papa, c’est parce qu’il est trop bon
...

Sans doute dans ces coïncidences tellement parfaites, quand
la réalité se replie et s’applique sur ce que nous avons si longtemps rêvé, elle nous le cache entièrement, se confond avec
lui, comme deux figures égales et superposées qui n’en font
plus qu’une, alors qu’au contraire, pour donner à notre joie
toute sa signification, nous voudrions garder à tous ces points
de notre désir, dans le moment même où nous y touchons – et
pour être plus certain que ce soit bien eux – le prestige d’être
intangibles
...
J’avais pu croire pendant des années qu’aller chez Mme

108

Swann était une vague chimère que je n’atteindrais jamais ;
après avoir passé un quart d’heure chez elle, c’est le temps où
je ne la connaissais pas qui était devenu chimérique et vague
comme un possible que la réalisation d’un autre possible a
anéanti
...
Pas plus que ne le pouvait sans doute Swann, je n’arrivais à connaître mon bonheur,
et quand Gilberte elle-même s’écriait : « Qu’est-ce qui vous aurait dit que la petite fille que vous regardiez, sans lui parler,
jouer aux barres serait votre grande amie chez qui vous iriez
tous les jours où cela vous plairait », elle parlait d’un changement que j’étais bien obligé de constater du dehors, mais que
je ne possédais pas intérieurement, car il se composait de deux
états que je ne pouvais, sans qu’ils cessassent d’être distincts
l’un de l’autre, réussir à penser à la fois
...
Ce charme singulier dans lequel
j’avais pendant si longtemps supposé que baignait la vie des
Swann, je ne l’avais pas entièrement chassé de leur maison en

109

y pénétrant ; je l’avais fait reculer, dompté qu’il était par cet
étranger, ce paria que j’avais été et à qui Mlle Swann avançait
maintenant gracieusement pour qu’il y prît place un fauteuil
délicieux, hostile et scandalisé ; mais tout autour de moi, ce
charme, dans mon souvenir, je le perçois encore
...
et Mme Swann m’invitaient à déjeuner,
pour sortir ensuite avec eux et Gilberte, j’imprimais avec mon
regard – pendant que j’attendais seul – sur le tapis, sur les bergères, sur les consoles, sur les paravents, sur les tableaux,
l’idée gravée en moi que Mme Swann, ou son mari, ou Gilberte
allaient entrer ? Est-ce parce que ces choses ont vécu depuis
dans ma mémoire à côté des Swann et ont fini par prendre
quelque chose d’eux ? Est-ce que, sachant qu’ils passaient leur
existence au milieu d’elles, je faisais de toutes comme les emblèmes de leur vie particulière, de leurs habitudes dont j’avais
été trop longtemps exclu pour qu’elles ne continuassent pas à
me sembler étrangères même quand on me fit la faveur de m’y
mêler ? Toujours est-il que chaque fois que je pense à ce salon
que Swann (sans que cette critique impliquât de sa part l’intention de contrarier en rien les goûts de sa femme) trouvait si
disparate – parce que tout conçu qu’il était encore dans le goût
moitié serre, moitié atelier qui était celui de l’appartement où
il avait connu Odette, elle avait pourtant commencé à remplacer dans ce fouillis nombre des objets chinois qu’elle trouvait
maintenant un peu « toc », bien « à côté », par une foule de petits meubles tendus de vieilles soies Louis XIV (sans compter
les chefs-d’œuvre apportés par Swann de l’hôtel du quai d’Orléans) – il a au contraire dans mon souvenir, ce salon composite, une cohésion, une unité, un charme individuel que n’ont
jamais même les ensembles les plus intacts que le passé nous a
légués, ni les plus vivants où se marque l’empreinte d’une personne ; car nous seuls pouvons, par la croyance qu’elles ont
une existence à elles, donner à certaines choses que nous
voyons une âme qu’elles gardent ensuite et qu’elles développent en nous
...
Quand, après le déjeuner, nous allions, au soleil, prendre le café, dans la grande baie du salon,
tandis que Mme Swann me demandait combien je voulais de
morceaux de sucre dans mon café, ce n’était pas seulement le
tabouret de soie qu’elle poussait vers moi qui dégageait, avec
le charme douloureux que j’avais perçu autrefois – sous l’épine
rose, puis à côté du massif de lauriers – dans le nom de Gilberte, l’hostilité que m’avaient témoignée ses parents et que ce
petit meuble semblait avoir si bien sue et partagée, que je ne
me sentais pas digne et que je me trouvais un peu lâche d’imposer mes pieds à son capitonnage sans défense ; une âme personnelle le reliait secrètement à la lumière de deux heures de
l’après-midi, différente de ce qu’elle était partout ailleurs dans
le golfe où elle faisait jouer à nos pieds ses flots d’or parmi lesquels les canapés bleuâtres et les vaporeuses tapisseries émergeaient comme des îles enchantées ; et il n’était pas jusqu’au
tableau de Rubens accroché au-dessus de la cheminée qui ne
possédât lui aussi le même genre et presque la même puissance de charme que les bottines à lacets de M
...
Elle allait s’habiller elle aussi, bien que
j’eusse protesté qu’aucune robe « de ville » ne vaudrait à beaucoup près la merveilleuse robe de chambre de crêpe de Chine
ou de soie, vieux rose, cerise, rose Tiepolo, blanche, mauve,
verte, rouge, jaune unie ou à dessins, dans laquelle Mme
Swann avait déjeuné et qu’elle allait ôter
...
Elle s’excusait de
posséder tant de peignoirs parce qu’elle prétendait qu’il n’y
avait que là dedans qu’elle se sentait bien et elle nous quittait
pour aller mettre une de ces toilettes souveraines qui s’imposaient à tous, et entre lesquelles pourtant j’étais parfois appelé
à choisir celle que je préférais qu’elle revêtit
...
Maintenant si nous rencontrions l’un ou l’autre des camarades, fille
ou garçon, de Gilberte, qui nous saluait de loin, j’étais à mon
tour regardé par eux comme un de ces êtres que j’avais enviés,
un de ces amis de Gilberte qui connaissaient sa famille et
étaient mêlés à l’autre partie de sa vie, celle qui ne se passait
pas aux Champs-Élysées
...
« Charles, vous ne voyez pas Mme de
Montmorency ? » et Swann, avec le sourire amical dû à une
longue familiarité, se découvrait pourtant largement avec une
élégance qui n’était qu’à lui
...
Elle n’en avait pas moins pris toutes les manières
du monde, et si élégante et noble de port que fût la dame, Mme
Swann l’égalait toujours en cela ; arrêtée un moment auprès de
l’amie que son mari venait de rencontrer, elle nous présentait
avec tant d’aisance, Gilberte et moi, gardait tant de liberté et
de calme dans son amabilité, qu’il eût été difficile de dire de la
femme de Swann ou de l’aristocratique passante laquelle des
deux était la grande dame
...
« Ah ! voilà quelqu’un qui va vous
intéresser », me dit Swann
...
Swann se
découvrit, Mme Swann s’abaissa en une révérence et voulut
baiser la main de la dame pareille à un portrait de Winterhalter
qui la releva et l’embrassa
...
« Je vais vous présenter à Son Altesse Impériale », me dit Mme Swann
...
« C’est la princesse Mathilde, me dit-il, vous savez, l’amie de Flaubert, de Sainte-Beuve, de Dumas
...
Ce n’est
pas intéressant ? Parlez-lui un peu
...
– J’ai rencontré
Taine qui m’a dit que la Princesse était brouillée avec lui, dit
Swann
...
Après l’article qu’il a
écrit sur l’Empereur je lui ai laissé une carte avec P
...
C
...
Et, en effet,
la princesse Mathilde, animée de sentiments si français, les
éprouvait avec une honnête rudesse comme en avait l’Allemagne d’autrefois et qu’elle avait hérités sans doute de sa
mère wurtemburgeoise
...
Et le tout était enveloppé dans une toilette tellement
Second Empire que, bien que la princesse la portât seulement
sans doute par attachement aux modes qu’elle avait aimées,
elle semblait avoir eu l’intention de ne pas commettre une
faute de couleur historique et de répondre à l’attente de ceux
qui attendaient d’elle l’évocation d’une autre époque
...
« Très
peu, Monsieur, répondit-elle d’un air qui faisait semblant d’être
fâché, et, en effet, c’était par plaisanterie qu’elle disait Monsieur à Swann, étant fort intime avec lui
...
Je l’avais invité pour sept heures
...
Il arriva à
huit heures, me salua, s’assied, ne desserre pas les dents, part
après le dîner sans que j’aie entendu le son de sa voix
...
Cela ne m’a pas beaucoup encouragée à recommencer
...
« J’espère
que cette petite séance ne va pas se prolonger, me dit-il, j’ai
mal à la plante des pieds
...
Après cela c’est elle qui se
plaindra d’être fatiguée et moi je ne peux plus supporter ces
stations debout
...
Mais la princesse qui, malgré les
apparences, malgré le genre de son entourage composé surtout d’artistes et d’hommes de lettres, était restée au fond, et
chaque fois qu’elle avait à agir, nièce de Napoléon : « Oui, Madame, je l’ai reçue ce matin et je l’ai renvoyée au ministre qui
doit l’avoir à l’heure qu’il est
...
Si le gouvernement
désire que j’y aille, ce ne sera pas dans une tribune, mais dans
notre caveau, où est le tombeau de l’Empereur
...
J’ai mes clefs
...

Le gouvernement n’a qu’à me faire savoir s’il désire que je
vienne ou non
...
» À ce
moment nous fûmes salués, Mme Swann et moi, par un jeune
homme qui lui dit bonjour sans s’arrêter et que je ne savais pas
qu’elle connût : Bloch
...
Du
reste, elle ne devait pas l’avoir vu souvent – ou bien elle n’avait
pas voulu citer le nom, trouvé peut-être par elle peu « chic »,
de Bloch – car elle dit qu’il s’appelait M
...
Je lui assurai
qu’elle confondait, qu’il s’appelait Bloch
...
« C’est justement une fourrure que
l’empereur de Russie m’avait envoyée, dit la princesse et
comme j’ai été le voir tantôt, je l’ai mise pour lui montrer que
cela avait pu s’arranger en manteau
...
– Il avait besoin
de cela ! Comme je lui ai dit : Ce n’est pas une raison parce
que tu as eu un militaire dans ta famille », répondit la princesse, faisant, avec cette brusque simplicité, allusion à Napoléon Ier
...
« Madame, c’est moi
qui vais faire l’Altesse et vous demander la permission de
prendre congé, mais ma femme a été très souffrante et je ne
veux pas qu’elle reste davantage immobile
...
« Vous devriez aller écrire votre nom chez elle, un jour
de cette semaine, me dit Mme Swann ; on ne corne pas de bristol à toutes ces royalties, comme disent les Anglais, mais elle
vous invitera si vous vous faites inscrire
...
Et par ces temps encore
froids, mes anciens désirs de partir pour le Midi et Venise
étaient réveillés par ces salles où un printemps déjà avancé et
un soleil ardent mettaient des reflets violacés sur les Alpilles
roses et donnaient la transparence foncée de l’émeraude au
Grand Canal
...
Dès que Mme Swann
voulait me dire quelque chose qu’elle désirait que les personnes des tables voisines ou même les garçons qui servaient
ne comprissent pas, elle me le disait en anglais comme si c’eût
été un langage connu de nous deux seulement
...

Une fois, à propos d’une matinée théâtrale, Gilberte me causa un étonnement profond
...
Nous devions, elle et moi, aller entendre
avec son institutrice les fragments d’un opéra et Gilberte
s’était habillée dans l’intention de se rendre à cette exécution
musicale, gardant l’air d’indifférence qu’elle avait l’habitude de
montrer pour la chose que nous devions faire, disant que ce
pouvait être n’importe quoi pourvu que cela me plût et fût

115

agréable à ses parents
...
Je trouvai que c’était trop naturel
...
Quand M
...

Il appela Gilberte et la prit à part dans la pièce à côté
...
Je ne pouvais cependant pas croire
que Gilberte, si soumise, si tendre, si sage, résistât à la demande de son père, un jour pareil et pour une cause si insignifiante
...
Maintenant, fais ce que tu
voudras
...
Puis tout d’un
coup, sans une hésitation et comme si elle n’en avait eue à aucun moment : « Deux heures ! s’écria-t-elle, mais vous savez
que le concert commence à deux heures et demie
...

– Mais, lui dis-je, est-ce que cela n’ennuie pas votre père ?
– Pas le moins du monde
...

– Qu’est-ce que cela peut me faire ce que les autres
pensent ? Je trouve ça grotesque de s’occuper des autres dans
les choses de sentiment
...

Mademoiselle, qui a peu de distractions, se fait une fête d’aller
au concert, je ne vais pas l’en priver pour faire plaisir au
public
...

– Mais Gilberte, lui dis-je en lui prenant le bras, ce n’est pas
pour faire plaisir au public, c’est pour faire plaisir à votre père
...

Faveur plus précieuse encore que de m’emmener avec eux
au Jardin d’Acclimatation ou au concert, les Swann ne m’excluaient même pas de leur amitié avec Bergotte, laquelle avait
été à l’origine du charme que je leur avais trouvé quand, avant
même de connaître Gilberte, je pensais que son intimité avec le
divin vieillard eût fait d’elle pour moi la plus passionnante des

116

amies, si le dédain que je devais lui inspirer ne m’eût pas interdit l’espoir qu’elle m’emmenât jamais avec lui visiter les villes
qu’il aimait
...
Je ne savais pas quels devaient être les convives
...
Mme Swann manquait rarement d’adopter les
usages qui passent pour élégants pendant une saison et ne parvenant pas à se maintenir sont bientôt abandonnés (comme
beaucoup d’années auparavant elle avait eu son « handsome
cab », ou faisait imprimer sur une invitation à déjeuner que
c’était « to meet » un personnage plus ou moins important)
...
C’est ainsi que, mince innovation de
ces années-là et importée d’Angleterre, Odette avait fait faire à
son mari des cartes où le nom de Charles Swann était précédé
de « Mr »
...
Jamais personne ne m’avait déposé de cartes ; je ressentis tant de fierté, d’émotion, de reconnaissance, que, réunissant tout ce que je possédais d’argent, je commandai une superbe corbeille de camélias et l’envoyai à Mme Swann
...
Il
n’obéit à aucune de mes deux prières, j’en fus désespéré pendant quelques jours, et me demandai ensuite s’il n’avait pas eu
raison
...
Il
n’en était pas ainsi d’un autre qui, le jour de ce déjeuner, me
fut révélé, mais non pourvu de signification
...
Dans ma surprise, je le remerciai, cependant je regardais l’enveloppe
...
Je vis qu’elle était
fermée, je craignis d’être indiscret en l’ouvrant tout de suite et
je la mis dans ma poche d’un air entendu
...
Il y avait pourtant seize personnes, parmi lesquelles
j’ignorais absolument que se trouvât Bergotte
...
Ce nom de Bergotte me fit tressauter comme le bruit d’un revolver qu’on aurait déchargé sur
moi, mais instinctivement pour faire bonne contenance je saluai ; devant moi, comme ces prestidigitateurs qu’on aperçoit
intacts et en redingote dans la poussière d’un coup de feu d’où
s’envole une colombe, mon salut m’était rendu par un homme
jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de coquille de colimaçon et à barbiche noire
...
Tout le Bergotte que
j’avais lentement et délicatement élaboré moi-même, goutte à
goutte, comme une stalactite, avec la transparente beauté de
ses livres, ce Bergotte-là se trouvait d’un seul coup ne plus
pouvoir être d’aucun usage, du moment qu’il fallait conserver
le nez en colimaçon et utiliser la barbiche noire ; comme n’est
plus bonne à rien la solution que nous avions trouvée pour un
problème dont nous avions lu incomplètement la donnée et
sans tenir compte que le total devait faire un certain chiffre
...
En partant d’eux, je ne serais jamais arrivé à ce
nez en colimaçon ; mais en partant de ce nez qui n’avait pas
l’air de s’en inquiéter, faisait cavalier seul et « fantaisie », j’allais dans une tout autre direction que l’œuvre de Bergotte,
j’aboutirais, semblait-il, à quelque mentalité d’ingénieur

118

pressé, de la sorte de ceux qui quand on les salue croient
comme il faut de dire : « Merci et vous » avant qu’on leur ait
demandé de leurs nouvelles, et si on leur déclare qu’on a été
enchanté de faire leur connaissance, répondent par une abréviation qu’ils se figurent bien portée, intelligente et moderne
en ce qu’elle évite de perdre en de vaines formules un temps
précieux : « Également »
...
Mais pour Bergotte la gêne du nom préalable
n’était rien auprès de celle que me causait l’œuvre connue, à
laquelle j’étais obligé d’attacher, comme après un ballon,
l’homme à barbiche sans savoir si elle garderait la force de
s’élever
...
Je me disais qu’il avait dû s’y appliquer, mais que s’il avait vécu dans une île entourée par des
bancs d’huîtres perlières, il se fût à la place livré avec succès
au commerce des perles
...
Et alors je me demandais si l’originalité prouve vraiment que les grands écrivains soient des dieux régnant chacun
dans un royaume qui n’est qu’à lui, ou bien s’il n’y a pas dans

119

tout cela un peu de feinte, si les différences entre les œuvres
ne seraient pas le résultat du travail, plutôt que l’expression
d’une différence radicale d’essence entre les diverses
personnalités
...
À côté de mon assiette je
trouvai un œillet dont la tige était enveloppée dans du papier
d’argent
...

L’usage, pourtant aussi nouveau pour moi, me parut plus intelligible quand je vis tous les convives masculins s’emparer d’un
œillet semblable qui accompagnait leur couvert et l’introduire
dans la boutonnière de leur redingote
...
Un autre usage inconnu et moins éphémère me déplut
davantage
...
J’étais ignorant de ce qu’il fallait en faire, mais
résolu à n’en pas manger
...
Je compris alors l’impression de M
...
Il avait en effet un organe bizarre ; rien n’altère autant
les qualités matérielles de la voix que de contenir de la pensée : la sonorité des diphtongues, l’énergie des labiales, en
sont influencées
...
La sienne me semblait
entièrement différente de sa manière d’écrire et même les
choses qu’il disait de celles qui remplissent ses ouvrages
...
Dans certains passages de la conversation
où Bergotte avait l’habitude de se mettre à parler d’une façon
qui ne paraissait pas affectée et déplaisante qu’à M
...
Alors il voyait dans ce qu’il disait une beauté plastique
indépendante de la signification des phrases, et comme la parole humaine est en rapport avec l’âme, mais sans l’exprimer
comme fait le style, Bergotte avait l’air de parler presque à
contresens, psalmodiant certains mots et, s’il poursuivait au-

120

dessous d’eux une seule image, les filant sans intervalle
comme un même son, avec une fatigante monotonie
...
J’avais eu d’autant plus de
peine à m’en apercevoir d’abord que ce qu’il disait à ces
moments-là, précisément parce que c’était vraiment de Bergotte, n’avait pas l’air d’être du Bergotte
...
Cette différence dans le style venait de ce que « le
Bergotte » était avant tout quelque élément précieux et vrai,
caché au cœur de quelque chose, puis extrait d’elle par ce
grand écrivain grâce à son génie, extraction qui était le but du
doux Chantre et non pas de faire du Bergotte
...
Mais
si par là chacune de ces beautés était apparentée avec les
autres et reconnaissable, elle restait cependant particulière,
comme la découverte qui l’avait mise à jour ; nouvelle, par
conséquent différente de ce qu’on appelait le genre Bergotte
qui était une vague synthèse des Bergotte déjà trouvés et rédigés par lui, lesquels ne permettaient nullement à des hommes
sans génie d’augurer ce qu’il découvrirait ailleurs
...
Un auteur de Mémoires, d’aujourd’hui, voulant, sans trop en avoir l’air, faire du Saint-Simon, pourra à la
rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars :
« C’était un assez grand homme brun… avec une physionomie

121

vive, ouverte, sortante », mais quel déterminisme pourra lui
faire trouver la seconde ligne qui commence par : « et véritablement un peu folle »
...

Aussi – de même que la diction de Bergotte eût sans doute
charmé si lui-même n’avait été que quelque amateur récitant
du prétendu Bergotte, au lieu qu’elle était liée à la pensée de
Bergotte en travail et en action par des rapports vitaux que
l’oreille ne dégageait pas immédiatement – de même c’était
parce que Bergotte appliquait cette pensée avec précision à la
réalité qui lui plaisait que son langage avait quelque chose de
positif, de trop nourrissant, qui décevait ceux qui s’attendaient
à l’entendre parler seulement de « l’éternel torrent des apparences » et des « mystérieux frissons de la beauté »
...

D’ailleurs toute nouveauté ayant pour condition l’élimination
préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui nous
semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien
que toute peinture, toute musique originale, paraîtra toujours
alambiquée et fatigante
...
(Au fond les anciennes formes de langage avaient été elles aussi autrefois des images difficiles à
suivre quand l’auditeur ne connaissait pas encore l’univers
qu’elles peignaient
...
) Aussi quand Bergotte, ce qui semble pourtant bien simple aujourd’hui, disait de
Cottard que c’était un ludion qui cherchait son équilibre, et de
Brichot que « plus encore qu’à Mme Swann le soin de sa coiffure lui donnait de la peine parce que doublement préoccupé
de son profil et de sa réputation, il fallait à tout moment que
l’ordonnance de la chevelure lui donnât l’air à la fois d’un lion
et d’un philosophe », on éprouvait vite de la fatigue et on eût
voulu reprendre pied sur quelque chose de plus concret, disaiton pour signifier de plus habituel
...

À un point de vue plus accessoire, la façon spéciale, un peu
trop minutieuse et intense, qu’il avait de prononcer certains
mots, certains adjectifs qui revenaient souvent dans sa conversation et qu’il ne disait pas sans une certaine emphase, faisant
ressortir toutes leurs syllabes et chanter la dernière (comme
pour le mot « visage » qu’il substituait toujours au mot
« figure » et à qui il ajoutait un grand nombre de v, d’s, de g,
qui semblaient tous exploser de sa main ouverte à ces moments) correspondait exactement à la belle place où dans sa
prose il mettait ces mots aimés en lumière, précédés d’une
sorte de marge et composés de telle façon, dans le nombre total de la phrase, qu’on était obligé, sous peine de faire une
faute de mesure, d’y faire compter toute leur « quantité »
...
C’est sans doute qu’il vient de grandes
profondeurs et n’amène pas ses rayons jusqu’à nos paroles
dans les heures où, ouverts aux autres par la conversation,
nous sommes dans une certaine mesure fermés à nous-même
...
C’est cet
accent qui, aux moments où, dans ses livres, Bergotte était entièrement naturel, rythmait les mots souvent alors fort insignifiants qu’il écrivait
...

Certaines particularités d’élocution qui existaient à l’état de
faibles traces dans la conversation de Bergotte ne lui appartenaient pas en propre, car quand j’ai connu plus tard ses frères
et ses sœurs, je les ai retrouvées chez eux bien plus accentuées
...
Swann, qui avait connu
le Maître quand il était enfant, m’a dit qu’alors on entendait
chez lui, tout autant que chez ses frères et sœurs, ces inflexions en quelque sorte familiales, tour à tour cris de violente
gaieté, murmures d’une lente mélancolie, et que dans la salle
où ils jouaient tous ensemble il faisait sa partie mieux
qu’aucun, dans leurs concerts successivement assourdissants
et languides
...
Mais il n’en
fut pas ainsi de la prononciation de la famille Bergotte
...
Il y a dans ses livres telles terminaisons de
phrases où l’accumulation des sonorités se prolonge, comme
aux derniers accords d’une ouverture d’Opéra qui ne peut pas
finir et redit plusieurs fois sa suprême cadence avant que le
chef d’orchestre pose son bâton, dans lesquelles je retrouvai
plus tard un équivalent musical de ces cuivres phonétiques de
la famille Bergotte
...
Du jour où il avait commencé d’écrire et, à
plus forte raison, plus tard, quand je le connus, sa voix s’en
était désorchestrée pour toujours
...
Mais le génie, même le
grand talent, vient moins d’éléments intellectuels et d’affinement spécial supérieurs à ceux d’autrui, que de la faculté de
les transformer, de les transposer
...
Pour se promener dans les airs, il n’est pas nécessaire
d’avoir l’automobile la plus puissante, mais une automobile qui
ne continuant pas de courir à terre et coupant d’une verticale
la ligne qu’elle suivait soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale
...
Le jour où le
jeune Bergotte put montrer au monde de ses lecteurs le salon
de mauvais goût où il avait passé son enfance et les causeries
pas très drôles qu’il y tenait avec ses frères, ce jour-là il monta
plus haut que les amis de sa famille, plus spirituels et plus
distingués : ceux-ci dans leurs belles Rolls-Royce pourraient
rentrer chez eux en témoignant un peu de mépris pour la vulgarité des Bergotte ; mais lui, de son modeste appareil qui venait enfin de « décoller », il les survolait
...
De plus jeunes qui commençaient à le renier et prétendaient n’avoir aucune parenté intellectuelle avec lui, la manifestaient sans le vouloir en employant
les mêmes adverbes, les mêmes prépositions qu’il répétait sans
cesse, en construisant les phrases de la même manière, en parlant sur le même ton amorti, ralenti, par réaction contre le langage éloquent et facile d’une génération précédente
...
Mais sa façon de penser, inoculée en eux, y avait développé ces altérations de la syntaxe et
de l’accent qui sont en relation nécessaire avec l’originalité intellectuelle
...

Ainsi Bergotte, s’il ne devait rien à personne dans sa façon
d’écrire, tenait sa façon de parler d’un de ses vieux camarades,
merveilleux causeur dont il avait subi l’ascendant, qu’il imitait
sans le vouloir dans la conversation, mais qui, lui, étant moins
doué, n’avait jamais écrit de livres vraiment supérieurs
...
Sans doute encore pour se séparer de la précédente génération, trop amie
des abstractions, des grands lieux communs, quand Bergotte
voulait dire du bien d’un livre, ce qu’il faisait valoir, ce qu’il citait c’était toujours quelque scène faisant image, quelque tableau sans signification rationnelle
...
« Si,
j’aime, tout de même mieux le Chateaubriand d’Atala que celui
de René, il me semble que c’est plus doux
...
» Et
il est vrai qu’il y avait dans le style de Bergotte une sorte d’harmonie pareille à celle pour laquelle les anciens donnaient à
certains de leurs orateurs des louanges dont nous concevons

126

difficilement la nature, habitués que nous sommes à nos
langues modernes où on ne cherche pas ce genre d’effets
...
Mais l’instinct du constructeur était trop profond chez
Bergotte pour qu’il ignorât que la seule preuve qu’il avait bâti
utilement et selon la vérité, résidait dans la joie que son œuvre
lui avait donnée, à lui d’abord, et aux autres ensuite
...
» De sorte que la
phrase murmurée jadis devant ses admirateurs par une ruse de
sa modestie, le fut, à la fin, dans le secret de son cœur, par les
inquiétudes de son orgueil
...

Une espèce de sévérité de goût qu’il avait, de volonté de
n’écrire jamais que des choses dont il pût dire : « C’est doux »,
et qui l’avait fait passer tant d’années pour un artiste stérile,
précieux, ciseleur de riens, était au contraire le secret de sa
force, car l’habitude fait aussi bien le style de l’écrivain que le
caractère de l’homme, et l’auteur qui s’est plusieurs fois
contenté d’atteindre dans l’expression de sa pensée à un certain agrément, pose ainsi pour toujours les bornes de son talent, comme en cédant souvent au plaisir, à la paresse, à la
peur de souffrir on dessine soi-même sur un caractère où la retouche finit par n’être plus possible, la figure de ses vices et
les limites de sa vertu
...
Il ne le croyait
pas puisqu’il montrait un grand empressement envers des gens
du monde (sans être d’ailleurs snob), envers des gens de
lettres, des journalistes, qui lui étaient bien inférieurs
...
Il avait appris qu’il avait du génie,
mais il ne le croyait pas puisqu’il continuait à simuler la déférence envers des écrivains médiocres pour arriver à être prochainement académicien, alors que l’Académie ou le faubourg
Saint-Germain n’ont pas plus à voir avec la part de l’Esprit
éternel laquelle est l’auteur des livres de Bergotte qu’avec le
principe de causalité ou l’idée de Dieu
...

Et l’homme à barbiche et à nez en colimaçon avait des ruses de
gentleman voleur de fourchettes, pour se rapprocher du fauteuil académique espéré, de telle duchesse qui disposait de
plusieurs voix dans les élections, mais de s’en rapprocher en
tâchant qu’aucune personne qui eût estimé que c’était un vice
de poursuivre un pareil but, pût voir son manège
...

Quant à ces autres vices auxquels avait fait allusion M
...
De
même qu’en pathologie certains états d’apparence semblable
sont dus, les uns à un excès, d’autres à une insuffisance de tension, de sécrétion, etc
...

Peut-être n’est-ce que dans des vies réellement vicieuses que
le problème moral peut se poser avec toute sa force d’anxiété
...
Comme les grands docteurs de l’Église commencèrent souvent tout en étant bons par
connaître les péchés de tous les hommes, et en tirèrent leur
sainteté personnelle, souvent les grands artistes tout en étant
mauvais se servent de leurs vices pour arriver à concevoir la
règle morale de tous
...
Mais ce contraste frappait moins autrefois
qu’au temps de Bergotte, parce que d’une part, au fur et à mesure que se corrompait la société, les notions de moralité allaient s’épurant, et que d’autre part le public s’était mis au
courant plus qu’il n’avait encore fait jusque-là de la vie privée
des écrivains ; et certains soirs au théâtre on se montrait l’auteur que j’avais tant admiré à Combray, assis au fond d’une
loge dont la seule composition semblait un commentaire singulièrement risible ou poignant, un impudent démenti de la thèse
qu’il venait de soutenir dans sa dernière œuvre
...
Tel de
ses proches fournissait des preuves de sa dureté, tel inconnu
citait un trait (touchant car il avait été évidemment destiné à
rester caché) de sa sensibilité profonde
...
Mais dans une auberge de village où il
était venu passer la nuit, il était resté pour veiller une pauvresse qui avait tenté de se jeter à l’eau, et quand il avait été
obligé de partir il avait laissé beaucoup d’argent à l’aubergiste
pour qu’il ne chassât pas cette malheureuse et pour qu’il eût
des attentions envers elle
...
Mais en même temps, parce qu’il imaginait les
sentiments des autres aussi bien que s’ils avaient été les siens,
quand l’occasion faisait qu’il avait à s’adresser à un malheureux, au moins d’une façon passagère, il le faisait en se plaçant
non à son point de vue personnel, mais à celui même de l’être
qui souffrait, point de vue d’où lui aurait fait horreur le langage de ceux qui continuent à penser à leurs petits intérêts devant la douleur d’autrui
...

C’était surtout un homme qui au fond n’aimait vraiment que
certaines images et (comme une miniature au fond d’un coffret) que les composer et les peindre sous les mots
...
Et s’il avait eu à se défendre devant un tribunal, malgré lui il aurait choisi ses paroles, non selon l’effet qu’elles pouvaient produire sur le juge, mais en vue
d’images que le juge n’aurait certainement pas aperçues
...

– Ce peut être une divination, je me figure pourtant qu’elle
va dans les musées
...

– Vous pensez aux Cariatides ? demanda Swann
...
Je parlais des Koraï de l’ancien Éréchthéion, et je reconnais qu’il n’y a peut-être rien qui soit aussi

130

loin de l’art de Racine, mais il y a tant déjà de choses dans
Phèdre… , une de plus… Oh ! et puis, si, elle est bien jolie la
petite Phèdre du VIe siècle, la verticalité du bras, la boucle du
cheveu qui « fait marbre », si, tout de même, c’est très fort
d’avoir trouvé tout ça
...

Comme Bergotte avait adressé dans un de ses livres une invocation célèbre à ces statues archaïques, les paroles qu’il prononçait en ce moment étaient fort claires pour moi et me donnaient une nouvelle raison de m’intéresser au jeu de la Berma
...
Et je me disais : « Voilà l’Hespéride
d’Olympie ; voilà la sœur d’une de ces admirables orantes de
l’Acropole ; voilà ce que c’est qu’un art noble
...

Alors pendant que cette attitude de l’actrice existait effectivement devant moi, à ce moment où la chose qui a lieu a encore
la plénitude de la réalité, j’aurais pu essayer d’en extraire
l’idée de sculpture archaïque
...
Pour se mêler à la conversation, Mme Swann me demanda
si Gilberte avait pensé à me donner ce que Bergotte avait écrit
sur Phèdre
...
Bergotte
eut un sourire de modestie et protesta que c’étaient des pages
sans importance
...
Et
à vrai dire elle l’inspira, d’une autre façon, du reste, qu’elle ne
crut
...

Je me laissais aller à raconter mes impressions
...
Je lui
dis que j’avais aimé cet éclairage vert qu’il y a au moment où
Phèdre lève le bras
...
Moi je dois dire que je ne l’aime
pas beaucoup, ça baigne tout dans une espèce de machine
glauque, la petite Phèdre là dedans fait trop branche de corail
au fond d’un aquarium
...
Ça c’est vrai
...
Je sais
bien qu’il y a là de la vengeance de Neptune
...
Mais enfin c’est ce que mon ami a voulu et c’est
très fort tout de même et, au fond, c’est assez joli
...
» Et quand
l’avis de Bergotte était ainsi contraire au mien, il ne me réduisait nullement au silence, à l’impossibilité de rien répondre,
comme eût fait celui de M
...
Cela ne prouve pas que
les opinions de Bergotte fussent moins valables que celles de
l’Ambassadeur, au contraire
...
Participant à la valeur universelle des esprits, elle s’insère, se greffe en l’esprit de celui
qu’elle réfute, au milieu d’idées adjacentes, à l’aide desquelles,
reprenant quelque avantage, il la complète, la rectifie ; si bien
que la sentence finale est en quelque sorte l’œuvre des deux
personnes qui discutaient
...
Les arguments de M
...

Bergotte n’écartant pas mes objections, je lui avouai qu’elles
avaient été méprisées par M
...
« Mais c’est un vieux

132

serin, répondit-il ; il vous a donné des coups de bec parce qu’il
croit toujours avoir devant lui un échaudé ou une seiche
...
– Oh ! il
est ennuyeux comme la pluie, interrompit sa femme qui avait
grande confiance dans le jugement de Bergotte et craignait
sans doute que M
...
J’ai
voulu causer avec lui après le dîner, je ne sais pas si c’est l’âge
ou la digestion, mais je l’ai trouvé d’un vaseux
...
– Je trouve
Bergotte et ma femme bien sévères, dit Swann qui avait pris
chez lui « l’emploi » d’homme de bon sens
...
Quand il était secrétaire à Rome, ajouta-t-il,
après s’être assuré que Gilberte ne pouvait pas entendre, il
avait à Paris une maîtresse dont il était éperdu et il trouvait le
moyen de faire le voyage deux fois par semaine pour la voir
deux heures
...
Et il
en a eu beaucoup d’autres dans l’intervalle
...
Pour les gens nerveux il
faudrait toujours qu’ils aimassent, comme disent les gens du
peuple, « au-dessous d’eux » afin qu’une question d’intérêt mît
la femme qu’ils aiment à leur discrétion
...
Et comme même chez les êtres supérieurs, au
moment où ils semblent planer avec vous au-dessus de la vie,
l’amour-propre reste mesquin, il fut pris d’une mauvaise humeur contre moi
...
Il ne me dit rien au moment même
...
Quand Racine, selon un récit
d’ailleurs controuvé, mais dont la matière se répète tous les
jours dans la vie de Paris, fit allusion à Scarron devant Louis
XIV, le plus puissant roi du monde ne dit rien le soir même au
poète
...


133

Mais comme une théorie désire d’être exprimée entièrement,
Swann, après cette minute d’irritation et ayant essuyé le verre
de son monocle, compléta sa pensée en ces mots qui devaient
plus tard prendre dans mon souvenir la valeur d’un avertissement prophétique et duquel je ne sus pas tenir compte
...
Il arrive à faire vivre sa maîtresse comme
ces prisonniers qui sont jour et nuit éclairés pour être mieux
gardés
...
»
Je revins à M
...
« Ne vous y fiez pas, il est au
contraire très mauvaise langue », dit Mme Swann avec un accent qui me parut d’autant plus signifier que M
...

Cependant Gilberte qu’on avait déjà priée deux fois d’aller se
préparer pour sortir, restait à nous écouter, entre sa mère et
son père, à l’épaule duquel elle était câlinement appuyée
...
Mais au bout d’un instant on reconnaissait en Gilberte bien des traits – par exemple le nez arrêté avec une
brusque et infaillible décision par le sculpteur invisible qui travaille de son ciseau pour plusieurs générations – l’expression,
les mouvements de sa mère ; pour prendre une comparaison
dans un autre art, elle avait l’air d’un portrait peu ressemblant
encore de Mme Swann que le peintre, par un caprice de coloriste, eût fait poser à demi-déguisée, prête à se rendre à un dîner de « têtes », en Vénitienne
...
Cette peau rousse
c’était celle de son père au point que la nature semblait avoir
eu, quand Gilberte avait été créée, à résoudre le problème de
refaire peu à peu Mme Swann, en n’ayant à sa disposition
comme matière que la peau de M
...
Et la nature l’avait
utilisée parfaitement, comme un maître huchier qui tient à

134

laisser apparents le grain, les nœuds du bois
...
Swann
...
Il ne faudrait pourtant pas se représenter la ligne
de démarcation entre les deux ressemblances comme absolument nette
...
Dans les yeux de Gilberte il y avait le bon regard
franc de son père ; c’est celui qu’elle avait eu quand elle
m’avait donné la bille d’agate et m’avait dit : « Gardez-la en
souvenir de notre amitié
...
Souvent, aux Champs-Élysées, j’étais inquiet en voyant ce
regard chez Gilberte
...

Car chez elle, survivance toute physique de sa mère, ce regard
– celui-là du moins – ne correspondait plus à rien
...
Telles on voyait
ces deux natures de M
...

Sans doute on sait bien qu’un enfant tient de son père et de
sa mère
...
Même

135

l’incarnation d’une qualité morale dans un défaut physique incompatible est souvent une des lois de la ressemblance filiale
...
De sorte que de chacune des deux sœurs on
peut dire avec autant de raison que c’est elle qui tient le plus
de tel de ses parents
...
Les deux natures, de
son père et de sa mère, ne faisaient pas que se mêler en elle ;
elles se la disputaient, et encore ce serait parler inexactement
et donnerait à supposer qu’une troisième Gilberte souffrait
pendant ce temps-là d’être la proie des deux autres
...
Aussi la moins bonne des deux était-elle libre de se
réjouir de plaisirs peu nobles
...
L’écart était
même parfois tellement grand entre les deux Gilberte qu’on se
demandait, vainement du reste, ce qu’on avait pu lui faire pour
la retrouver si différente
...


136

– Allons, va, tu vas nous faire attendre, lui dit sa mère
...

Swann était un de ces hommes qui, ayant vécu longtemps
dans les illusions de l’amour, ont vu le bien-être qu’ils ont donné à nombre de femmes accroître le bonheur de celles-ci sans
créer de leur part aucune reconnaissance, aucune tendresse
envers eux ; mais dans leur enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée dans leur nom même, les fera durer après
leur mort
...
, née Swann, qui continuerait à aimer le père disparu
...
Pour dissimuler son émotion, il se mêla à notre conversation sur la Berma
...

Mais c’est à cause de sa clarté même qu’elle ne le contentait
point
...
C’était une belle
idée ; mais quiconque la concevrait aussi pleinement la posséderait de même
...
« Il me semble que nous parlons bien d’art,
ajouta-t-il
...
Ce fut ensuite à d’autres personnes, à Gilberte en particulier, que parla Bergotte
...
Et cependant pour la même raison j’étais fort inquiet de l’impression que j’avais dû produire sur lui, le mépris
que j’avais supposé qu’il aurait pour mes idées ne datant pas
d’aujourd’hui, mais des temps déjà anciens où j’avais commencé à lire ses livres, dans notre jardin de Combray
...
Car mon intelligence
devait être une, et peut-être même n’en existe-t-il qu’une seule
dont tout le monde est co-locataire, une intelligence sur laquelle chacun, du fond de son corps particulier, porte ses regards, comme au théâtre, où si chacun a sa place, en revanche,
il n’y a qu’une seule scène
...
Mais si c’était la
même intelligence que nous avions lui et moi à notre disposition, il devait, en me les entendant exprimer, se les rappeler,
les aimer, leur sourire, gardant probablement, malgré ce que
je supposais, devant son œil intérieur, tout une autre partie de
l’intelligence que celle dont une découpure avait passé dans

138

ses livres et d’après laquelle j’avais imaginé tout son univers
mental
...
J’aurais dû me dire tout cela (qui d’ailleurs n’a
rien de très agréable, car la bienveillance des hauts esprits a
pour corollaire l’incompréhension et l’hostilité des médiocres ;
or, on est beaucoup moins heureux de l’amabilité d’un grand
écrivain qu’on trouve à la rigueur dans ses livres, qu’on ne
souffre de l’hostilité d’une femme qu’on n’a pas choisie pour
son intelligence, mais qu’on ne peut s’empêcher d’aimer)
...
Il a dit à maman qu’il vous avait
trouvé extrêmement intelligent
...

– Oh ! où on voudra, moi, vous savez, aller ici ou là…
Mais depuis l’incident qui avait eu lieu le jour de l’anniversaire de la mort de son grand-père, je me demandais si le caractère de Gilberte n’était pas autre que ce que j’avais cru, si
cette indifférence à ce qu’on ferait, cette sagesse, ce calme,
cette douce soumission constante, ne cachaient pas au
contraire des désirs très passionnés que par amour-propre elle
ne voulait pas laisser voir et qu’elle ne révélait que par sa soudaine résistance quand ils étaient par hasard contrariés
...
Je vous
plains beaucoup
...
»
Hélas ! ce qu’il disait là, combien je sentais que c’était peu
vrai pour moi que tout raisonnement, si élevé qu’il fût, laissait
froid, qui n’étais heureux que dans des moments de simple flânerie, quand j’éprouvais du bien-être ; je sentais combien ce

139

que je désirais dans la vie était purement matériel, et avec
quelle facilité je me serais passé de l’intelligence
...
Or,
dans cet idéal de vie que je n’osais lui confier, les plaisirs de
l’intelligence ne tenaient aucune place
...

– Vous croyez vraiment ? me répondit-il
...

Il ne me persuadait certes pas ; et pourtant je me sentais
plus heureux, moins à l’étroit
...

de Norpois, j’avais considéré mes moments de rêverie, d’enthousiasme, de confiance en moi, comme purement subjectifs
et sans vérité
...
Surtout ce
qu’il avait dit de M
...

« Êtes-vous bien soigné ? me demanda Bergotte
...
« Mais ce n’est pas ce qu’il vous faut !
me répondit-il
...
C’est un imbécile
...
Les gens comme vous ont besoin de médecins appropriés, je dirais presque de régimes, de médicaments
particuliers
...
Et puis ce traitement ne
peut pas être le même pour vous que pour un individu quelconque
...
Il leur faut au moins un médecin qui
connaisse ce mal-là
...
Il
vous trouvera une dilatation de l’estomac, il n’a pas besoin de
vous examiner puisqu’il l’a d’avance dans son œil
...
» Cette manière de
parler me fatiguait beaucoup, je me disais avec la stupidité du
bon sens : « Il n’y a pas plus de dilatation de l’estomac reflétée
dans le lorgnon du professeur Cottard que de sottises cachées
dans le gilet blanc de M
...
» « Je vous conseillerais
plutôt, poursuivit Bergotte, le docteur du Boulbon, qui est tout
à fait intelligent
...
Je vis que Bergotte le savait et j’en conclus que
les esprits fraternels se rejoignent vite, qu’on a peu de vrais
« amis inconnus »
...
Je ne
m’inquiétais nullement de trouver mon médecin ennuyeux ;
j’attendais de lui que, grâce à un art dont les lois m’échappaient, il rendît au sujet de ma santé un indiscutable oracle en
consultant mes entrailles
...
Je doutais beaucoup que les gens intelligents
eussent besoin d’une autre hygiène que les imbéciles et j’étais
tout prêt à me soumettre à celle de ces derniers
...
Et comme je demandais s’il était malade
...
On les voit, elles
lui tordent la bouche
...
» La malveillance avec laquelle Bergotte parlait ainsi à un étranger
d’amis chez qui il était reçu depuis si longtemps était aussi
nouvelle pour moi que le ton presque tendre que chez les
Swann il prenait à tous moments avec eux
...
Même aux gens qu’elle aimait,
elle se plaisait à dire des choses désagréables
...
Rien, moins que notre société de Combray, ne ressemblait au monde
...
Ce n’était pas
encore la grande mer, c’était déjà la lagune
...

Quelques années plus tard, je lui aurais répondu : « Je ne répète jamais rien
...

C’est celle que j’aurais déjà ce jour-là adressée à Bergotte car
on n’invente pas tout ce qu’on dit, surtout dans les moments où
on agit comme personnage social
...
D’autre part, celle de ma grand’tante dans une occasion semblable eût été : « Si vous ne voulez pas que ce soit répété, pourquoi le dites-vous ? » C’est la réponse des gens insociables, des « mauvaises têtes »
...

Des gens de lettres qui étaient pour moi des personnages
considérables intriguaient pendant des années avant d’arriver
à nouer avec Bergotte des relations qui restaient toujours obscurément littéraires et ne sortaient pas de son cabinet de travail, alors que moi, je venais de m’installer parmi les amis du
grand écrivain, d’emblée et tranquillement, comme quelqu’un
qui, au lieu de faire la queue avec tout le monde pour avoir une
mauvaise place, gagne les meilleures, ayant passé par un couloir fermé aux autres
...

Mais à cette époque je pensais, et peut-être avec raison, que
cette amabilité de Swann était indirectement à l’adresse de
mes parents
...

Sans doute, mes parents représentaient-ils pour certaines

142

personnes, justement celles qui me semblaient le plus merveilleuses, quelque chose de tout autre qu’à moi, de sorte que,
comme au temps où la dame en rose avait adressé à mon père
des éloges dont il s’était montré si peu digne, j’aurais souhaité
que mes parents comprissent quel inestimable présent je venais de recevoir et témoignassent leur reconnaissance à ce
Swann généreux et courtois qui me l’avait, ou le leur avait offert, sans avoir plus l’air de s’apercevoir de sa valeur que ne
fait dans la fresque de Luini, le charmant roi mage, au nez busqué, aux cheveux blonds, et avec lequel on lui avait trouvé
autrefois – paraît-il – une grande ressemblance
...
« Swann t’a présenté
à Bergotte ? Excellente connaissance, charmante relation !
s’écria ironiquement mon père
...
de
Norpois :
– Naturellement ! reprit-il
...
Mon pauvre fils, tu n’avais pas déjà
beaucoup de sens commun, je suis désolé de te voir tombé
dans un milieu qui va achever de te détraquer
...
La présentation à Bergotte leur apparut comme une conséquence néfaste, mais naturelle, d’une
première faute, de la faiblesse qu’ils avaient eue et que mon
grand-père eût appelée un « manque de circonspection »
...
de Norpois m’avait trouvé extrêmement intelligent
...
Le mal ne lui en apparaissait que plus grand
...
Mais comme, n’eussé-je pas raconté ce que Bergotte
avait dit de moi, rien ne pouvait plus quand même effacer l’impression qu’avaient éprouvée mes parents, qu’elle fût encore
un peu plus mauvaise n’avait pas grande importance
...
Pourtant, sentant au moment où les mots sortaient de ma bouche, comme ils allaient
être effrayés de penser que j’avais plu à quelqu’un qui trouvait
les hommes intelligents bêtes, était l’objet du mépris des honnêtes gens, et duquel la louange en me paraissant enviable
m’encourageait au mal, ce fut à voix basse et d’un air un peu
honteux que, achevant mon récit, je jetai le bouquet : « Il a dit
aux Swann qu’il m’avait trouvé extrêmement intelligent
...
Au même
instant la situation changea de face :
– Ah !… Il a dit qu’il te trouvait intelligent ? dit ma mère
...

– Oh ! mon ami, interrompit maman, rien ne prouve que ce
soit vrai
...
D’ailleurs, M
...

– C’est vrai, je l’avais aussi remarqué, répondit mon père
...

Ma mère d’ailleurs n’avait pas attendu ce verdict de Bergotte
pour me dire que je pouvais inviter Gilberte à goûter quand
j’aurais des amis
...

La première est que chez Gilberte on ne servait jamais que du
thé
...
J’avais peur que Gilberte ne trouvât cela commun et n’en conçût un grand mépris pour nous
...
Quand j’arrivais chez Mme Swann elle me
demandait :
– Comment va madame votre mère ?
J’avais fait quelques ouvertures à maman pour savoir si elle
ferait de même quand viendrait Gilberte, point qui me semblait
plus grave qu’à la cour de Louis XIV le « Monseigneur »
...

– Mais non, puisque je ne connais pas Mme Swann
...

– Je ne te dis pas, mais nous ne sommes pas obligés de faire
exactement de même en tout
...

Mais je ne fus pas convaincu et préférai ne pas inviter
Gilberte
...
J’étais seul maintenant
...

Ce fut vers cette époque que Bloch bouleversa ma conception du monde, ouvrit pour moi des possibilités nouvelles de
bonheur (qui devaient du reste se changer plus tard en possibilités de souffrances), en m’assurant que, contrairement à ce
que je croyais au temps de mes promenades du côté de Méséglise, les femmes ne demandaient jamais mieux que de faire
l’amour
...

Il m’avait bien dit qu’il y avait beaucoup de jolies femmes
qu’on peut posséder
...
De sorte que si j’avais à Bloch –
pour sa « bonne nouvelle » que le bonheur, la possession de la
beauté, ne sont pas choses inaccessibles et que nous avons fait
œuvre utile en y renonçant à jamais – une obligation de même
genre qu’à tel médecin ou tel philosophe optimiste qui nous
fait espérer la longévité dans ce monde, et de ne pas être entièrement séparé de lui quand on aura passé dans un autre, les
maisons de rendez-vous que je fréquentai quelques années plus
tard – en me fournissant des échantillons du bonheur, en me
permettant d’ajouter à la beauté des femmes cet élément que
nous ne pouvons inventer, qui n’est pas que le résumé des
beautés anciennes, le présent vraiment divin, le seul que nous
ne puissions recevoir de nous-même, devant lequel expirent
toutes les créations logiques de notre intelligence et que nous
ne pouvons demander qu’à la réalité : un charme individuel –
méritèrent d’être classées par moi à côté de ces autres bienfaiteurs d’origine plus récente mais d’utilité analogue (avant lesquels nous imaginions sans ardeur la séduction de Mantegna,
de Wagner, de Sienne, d’après d’autres peintres, d’autres musiciens, d’autres villes) : les éditions d’histoire de la peinture
illustrées, les concerts symphoniques et les études sur les
« Villes d’art »
...
La patronne de cette maison ne connaissait aucune des femmes qu’on lui demandait et
en proposait toujours dont on n’aurait pas voulu
...
) Et avec une exaltation
niaise et factice, qu’elle espérait être communicative et qui finissait sur un râle presque de jouissance : « Pensez donc, mon
petit, une Juive, il me semble que ça doit être affolant ! Rah ! »
Cette Rachel, que j’aperçus sans qu’elle me vît, était brune,

146

pas jolie, mais avait l’air intelligent, et, non sans passer un
bout de langue sur ses lèvres, souriait d’un air plein d’impertinence aux michés qu’on lui présentait et que j’entendais entamer la conversation avec elle
...
Chaque fois je promettais à la patronne, qui me la
proposait avec une insistance particulière en vantant sa grande
intelligence et son instruction, que je ne manquerais pas un
jour de venir tout exprès pour faire la connaissance de Rachel,
surnommée par moi « Rachel quand du Seigneur »
...

Et ces mots m’avaient empêché de voir en elle une personne
parce qu’ils me l’avaient fait classer immédiatement dans une
catégorie générale de femmes dont l’habitude commune à
toutes était de venir là le soir voir s’il n’y avait pas un louis ou
deux à gagner
...

La patronne qui ne connaissait pas l’opéra d’Halévy ignorait
pourquoi j’avais pris l’habitude de dire : « Rachel quand du
Seigneur »
...

Je vais vous fiancer
...

Une fois je faillis me décider, mais elle était « sous presse »,
une autre fois entre les mains du « coiffeur », un vieux monsieur qui ne faisait rien d’autre aux femmes que verser de
l’huile sur leurs cheveux déroulés et les peigner ensuite
...
Je cessai du reste d’aller
dans cette maison parce que, désireux de témoigner mes bons
sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles,
je lui en donnai quelques-uns – notamment un grand canapé –
que j’avais hérités de ma tante Léonie
...

Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se
servaient d’eux, toutes les vertus qu’on respirait dans la
chambre de ma tante à Combray m’apparurent, suppliciées par
le contact cruel auquel je les avais livrés sans défense ! J’aurais
fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage
...
D’ailleurs,
comme notre mémoire ne nous présente pas d’habitude nos
souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet
où l’ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement
beaucoup plus tard que c’était sur ce même canapé que bien
des années auparavant j’avais connu pour la première fois les
plaisirs de l’amour avec une de mes petites cousines avec qui
je ne savais où me mettre, et qui m’avait donné le conseil dangereux de profiter d’une heure où ma tante Léonie était levée
...
» Comment pouvais-je supposer qu’un jour je pourrais
regretter tout particulièrement cette argenterie et placer certains plaisirs plus haut que celui, qui deviendrait peut-être absolument nul, de faire des politesses aux parents de Gilberte
...
Ce n’est
jamais qu’à cause d’un état d’esprit qui n’est pas destiné à durer qu’on prend des résolutions définitives
...
Vraiment la même substance, et pourtant
devant avoir sur moi de tout autres effets
...

Mes parents cependant auraient souhaité que l’intelligence
que Bergotte m’avait reconnue se manifestât par quelque travail remarquable
...
Mais
quand leur demeure me fut ouverte, à peine je m’étais assis à
mon bureau de travail que je me levais et courais chez eux
...

Seul, je continuais à fabriquer les propos qui eussent été capables de plaire aux Swann, et pour donner plus d’intérêt au
jeu, je tenais la place de ces partenaires absents, je me posais
à moi-même des questions fictives choisies de telle façon que
mes traits brillants ne leur servissent que d’heureuse répartie
...

Si j’avais été moins décidé à me mettre définitivement au travail, j’aurais peut-être fait un effort pour commencer tout de
suite
...
Mais j’étais raisonnable
...
Certain que le surlendemain j’aurais
déjà écrit quelques pages, je ne disais plus un seul mot à mes
parents de ma décision ; j’aimais mieux patienter quelques
heures, et apporter à ma grand’mère consolée et convaincue,
de l’ouvrage en train
...
Quand il était fini, ma paresse et ma lutte pénible
contre certains obstacles internes avaient simplement duré
vingt-quatre heures de plus
...
Il me fallait avant de reprendre
mon élan quelques jours de détente, et la seule fois où ma
grand’mère osa d’un ton doux et désenchanté formuler ce reproche : « Hé bien, ce travail, on n’en parle même plus ? » je
lui en voulus, persuadé que, n’ayant pas su voir que mon parti
était irrévocablement pris, elle venait d’en ajourner encore et
pour longtemps peut-être, l’exécution, par l’énervement que
son déni de justice me causait et sous l’empire duquel je ne
voudrais pas commencer mon œuvre
...
Elle s’en excusa, me dit en m’embrassant : « Pardon, je ne dirai plus
rien
...

D’ailleurs, me disais-je, en passant ma vie chez les Swann ne
fais-je pas comme Bergotte ? À mes parents il semblait presque
que, tout en étant paresseux, je menais, puisque c’était dans le
même salon qu’un grand écrivain, la vie la plus favorable au talent
...
La personne du reste qui était le plus complètement dupe
de l’illusion qui m’abusait ainsi que mes parents, c’était Mme
Swann
...
Cela sera même mieux bientôt,
ajoutait-elle, car il est plus aigu, plus concentré dans le journal
que dans le livre où il délaie un peu
...
Ce sera tout à fait
« the right man in the right place
...

Et c’était comme on invite un engagé volontaire avec son colonel, c’était dans l’intérêt de ma carrière, et comme si les
chefs-d’œuvre se faisaient par « relations », qu’elle me disait
de ne pas manquer de venir le lendemain dîner chez elle avec
Bergotte
...
Il ne
peut pas y en avoir dans l’amour, puisque ce qu’on a obtenu
n’est jamais qu’un nouveau point de départ pour désirer davantage
...
Une fois la résistance de ses parents brisée, et le problème enfin résolu, il
recommença à se poser, chaque fois dans d’autres termes
...
Chaque soir en rentrant je me rendais compte
que j’avais à dire à Gilberte des choses capitales, desquelles
notre amitié dépendait, et ces choses n’étaient jamais les
mêmes
...
Il allait en venir hélas, d’un côté
où je n’avais jamais aperçu aucun péril, du côté de Gilberte et
de moi-même
...

C’est, dans l’amour, un état anormal, capable de donner tout
de suite, à l’accident le plus simple en apparence et qui peut
toujours survenir, une gravité que par lui-même cet accident

151

ne comporterait pas
...
En réalité, dans l’amour il y a une
souffrance permanente, que la joie neutralise, rend virtuelle,
ajourne, mais qui peut à tout moment devenir ce qu’elle serait
depuis longtemps si l’on n’avait pas obtenu ce qu’on souhaitait,
atroce
...
Il est vrai que quand je tenais trop à la voir je n’avais
qu’à me faire inviter par ses parents qui étaient de plus en plus
persuadés de mon excellente influence sur elle
...
Malheureusement à certains signes d’impatience que celle-ci laissait échapper quand son père me faisait venir en quelque sorte malgré elle, je me demandai si ce
que j’avais considéré comme une protection pour mon bonheur
n’était pas au contraire la raison secrète pour laquelle il ne
pourrait durer
...
J’avais
pris à cause de l’humidité plus de caféine que d’habitude
...

Ce « Gilberte » avait été prononcé, crié plutôt, dans une bonne
intention pour moi, mais au haussement d’épaules que fit Gilberte en ôtant ses affaires, je compris que sa mère avait involontairement accéléré l’évolution, peut-être jusque-là possible
encore à arrêter, qui détachait peu à peu de moi mon amie
...
Puis, redevenant Odette, elle se mit à parler anglais à
sa fille
...
Dans une langue que nous

152

savons, nous avons substitué à l’opacité des sons la transparence des idées
...
Telle cette conversation en anglais dont je n’eusse que
souri un mois auparavant et au milieu de laquelle quelques
noms propres français ne laissaient pas d’accroître et d’orienter mes inquiétudes, avait, tenue à deux pas de moi par deux
personnes immobiles, la même cruauté, me faisait aussi délaissé et seul qu’un enlèvement
...
Ce
jour-là, peut-être par rancune contre moi, cause involontaire
qu’elle n’allât pas s’amuser, peut-être aussi parce que la devinant fâchée j’étais préventivement plus froid que d’habitude, le
visage de Gilberte, dépouillé de toute joie, nu, saccagé, sembla
tout l’après-midi vouer un regret mélancolique au pas-dequatre que ma présence l’empêchait d’aller danser, et défier
toutes les créatures, à commencer par moi, de comprendre les
raisons subtiles qui avaient déterminé chez elle une inclination
sentimentale pour le boston
...
Et à tous nos propos une sorte de dureté suprême était conférée par le paroxysme de leur insignifiance paradoxale, lequel me consolait
pourtant, car il empêchait Gilberte d’être dupe de la banalité
de mes réflexions et de l’indifférence de mon accent
...
Quand elle
était ainsi, quand un sourire ne remplissait pas ses yeux et ne
découvrait pas son visage, on ne peut dire de quelle désolante

153

monotonie étaient empreints ses yeux tristes et ses traits
maussades
...
À la fin, ne voyant pas se produire de la part
de Gilberte le changement heureux que j’attendais depuis plusieurs heures, je lui dis qu’elle n’était pas gentille : « C’est
vous qui n’êtes pas gentil », me répondit-elle
...
Alors je sentis ce qu’il y
avait de douloureux pour moi à ne pouvoir atteindre cet autre
plan, plus insaisissable, de sa pensée, que décrivait son rire
...
» Mais je me disais qu’après tout le rire n’est pas un
langage assez déterminé pour que je pusse être assuré de bien
comprendre celui-là
...
« Mais en quoi ne suis-je pas gentil, lui demandai-je,
dites-le moi, je ferai tout ce que vous voudrez
...
» Un instant
j’eus peur qu’elle crût que je ne l’aimasse pas, et ce fut pour
moi une autre souffrance, non moins vive, mais qui réclamait
une dialectique différente
...
» Mais ce chagrin qui, si elle avait
douté de mon amour, eût dû la réjouir, l’irrita au contraire
...

Un chagrin causé par une personne qu’on aime peut être
amer, même quand il est inséré au milieu de préoccupations,
de joies, qui n’ont pas cet être pour objet et desquelles notre
attention ne se détourne que de temps en temps pour revenir à
lui
...

Celle qui soufflait sur mon cœur était si violente que je revins
vers la maison, bousculé, meurtri, sentant que je ne pourrais
retrouver la respiration qu’en rebroussant chemin, qu’en retournant sous un prétexte quelconque auprès de Gilberte
...
» Puis j’étais irrésistiblement
ramené vers elle par ma pensée, et ces orientations alternatives, cet affolement de la boussole intérieure persistèrent
quand je fus rentré, et se traduisirent par les brouillons de
lettres contradictoires que j’écrivis à Gilberte
...
À ces moments-là notre vie est divisée, et comme distribuée dans une balance, en deux plateaux
opposés où elle tient tout entière
...
Quand on retire du plateau où est la fierté une petite quantité de volonté qu’on a eu la faiblesse de laisser s’user
avec l’âge, qu’on ajoute dans le plateau où est le chagrin une
souffrance physique acquise et à qui on a permis de
s’aggraver, et au lieu de la solution courageuse qui l’aurait emporté à vingt ans, c’est l’autre, devenue trop lourde et sans assez de contre-poids, qui nous abaisse à cinquante
...

Je venais d’écrire à Gilberte une lettre où je laissais tonner
ma fureur, non sans pourtant jeter la bouée de quelques mots
placés comme au hasard, et où mon amie pourrait accrocher
une réconciliation ; un instant après, le vent ayant tourné,
c’était des phrases tendres que je lui adressais pour la douceur
de certaines expressions désolées, de tels « jamais plus », si attendrissants pour ceux qui les emploient, si fastidieux pour
celle qui les lira, soit qu’elle les croie mensongers et traduise
« jamais plus » par « ce soir même, si vous voulez bien de
moi » ou qu’elle les croie vrais et lui annonçant alors une de
ces séparations définitives qui nous sont si parfaitement égales
dans la vie quand il s’agit d’êtres dont nous ne sommes pas
épris
...
Devant les pensées, les actions
d’une femme que nous aimons, nous sommes aussi désorientés
que le pouvaient être devant les phénomènes de la nature, les
premiers physiciens (avant que la science fût constituée et eût
mis un peu de lumière dans l’inconnu)
...
Certes je m’efforçais de sortir
de cette incohérence, de trouver des causes
...
Mais
je craignais aussi de tomber dans l’excès contraire, où j’aurais
vu dans l’arrivée inexacte de Gilberte à un rendez-vous un
mouvement de mauvaise humeur, une hostilité irrémédiable
...

Et comme, pendant qu’on hésite, la seule idée d’une résolution
possible (à moins d’avoir rendu cette idée inerte en décidant
qu’on ne prendra pas la résolution) développe, comme une
graine vivace, les linéaments, tout le détail des émotions qui
naîtraient de l’acte exécuté, je me dis que j’avais été bien absurde de me faire, en projetant de ne plus voir Gilberte, autant
de mal que si j’eusse dû réaliser ce projet et que, puisque au
contraire c’était pour finir par retourner chez elle, j’aurais pu
faire l’économie de tant de velléités et d’acceptations douloureuses
...
Si Monsieur veut se
renseigner, je peux faire venir la femme de chambre
...
» Ces paroles, de la sorte qui est la
seule importante, involontaires, nous donnant la radiographie
au moins sommaire de la réalité insoupçonnable que cacherait
un discours étudié, prouvaient que dans l’entourage de Gilberte on avait l’impression que je lui étais importun ; aussi, à
peine le maître d’hôtel les eut-il prononcées, qu’elles engendrèrent chez moi de la haine à laquelle je préférai donner

157

comme objet, au lieu de Gilberte, le maître d’hôtel ; il concentra sur lui tous les sentiments de colère que j’avais pu avoir
pour mon amie ; débarrassé d’eux grâce à ces paroles, mon
amour subsista seul ; mais elles m’avaient montré en même
temps que je devais pendant quelque temps ne pas chercher à
voir Gilberte
...

Malgré cela, je ne retournerais pas tout de suite la voir, afin de
lui prouver que je pouvais vivre sans elle
...
Ce qu’il me fallait pour supporter moins tristement
l’absence volontaire, c’était sentir mon cœur débarrassé de la
terrible incertitude de savoir si nous n’étions pas brouillés pour
toujours, si elle n’était pas fiancée, partie, enlevée
...
Mais cette
semaine-là finie, jadis, d’une part mon amie reviendrait aux
Champs-Élysées, je la reverrais comme auparavant, j’en étais
sûr ; et, d’autre part, je savais avec non moins de certitude que
tant que dureraient les vacances du jour de l’an, ce n’était pas
la peine d’aller aux Champs-Élysées
...

Maintenant, au contraire, c’était ce dernier sentiment qui
presque autant que la crainte rendait ma souffrance intolérable
...
Il fut attendu par moi, chaque jour, avec des palpitations de cœur auxquelles succédait un état d’abattement quand je n’y avais trouvé que des lettres de personnes qui n’étaient pas Gilberte ou
bien rien, ce qui n’était pas pire, les preuves d’amitié d’une
autre me rendant plus cruelles celles de son indifférence
...
Même
entre les heures des levées des lettres je n’osais pas sortir, car
elle eût pu faire porter la sienne
...
Le chagrin était peut-être le même, mais au lieu de ne
faire, comme autrefois, que prolonger uniformément une émotion initiale, recommençait plusieurs fois par jour en débutant
par une émotion si fréquemment renouvelée qu’elle finissait –
elle, état tout physique, si momentané – par se stabiliser, si
bien que les troubles causés par l’attente ayant à peine le
temps de se calmer avant qu’une nouvelle raison d’attendre
survînt, il n’y avait plus une seule minute par jour où je ne
fusse dans cette anxiété qu’il est pourtant si difficile de supporter pendant une heure
...
À cette acceptation, je finis pourtant par arriver, alors
je compris qu’elle devait être définitive et je renonçai pour toujours à Gilberte, dans l’intérêt même de mon amour, et parce
que je souhaitais avant tout qu’elle ne conservât pas de moi un
souvenir dédaigneux
...
Ces expressions de regret qu’on réserve d’ordinaire aux indifférents persuaderaient mieux Gilberte de mon indifférence, me semblait-il, que ne ferait le ton
d’indifférence qu’on affecte seulement envers celle qu’on aime
...
Hélas ! ce serait
en vain : chercher en ne la voyant plus à ranimer en elle ce
goût de me voir, c’était la perdre pour toujours ; d’abord, parce
que quand il commencerait à renaître, si je voulais qu’il durât,
il ne faudrait pas y céder tout de suite ; d’ailleurs, les heures
les plus cruelles seraient passées ; c’était en ce moment qu’elle
m’était indispensable et j’aurais voulu pouvoir l’avertir que
bientôt elle ne calmerait, en me revoyant, qu’une douleur tellement diminuée qu’elle ne serait plus, comme elle l’eût été encore en ce moment même, et pour y mettre fin, un motif de

159

capitulation, de se réconcilier, de se revoir
...
Je le savais,
mais je ne pouvais pas le lui dire ; elle aurait cru que si je prétendais que je cesserais de l’aimer en restant trop longtemps
sans la voir, c’était à seule fin qu’elle me dît de revenir vite auprès d’elle
...
De
cette façon j’entendrais parler de Gilberte et j’étais sûr qu’elle
entendrait ensuite parler de moi et d’une façon qui lui montrerait que je ne tenais pas à elle
...
Car
ayant libre entrée dans la demeure où habitait Gilberte, je me
disais toujours, bien que décidé à ne pas user de cette faculté,
que si jamais ma douleur était trop vive je pourrais la faire cesser
...
Et c’est trop dire
encore
...
La constante vision de ce
bonheur imaginaire m’aidait à supporter la destruction du bonheur réel
...
On vit aux aguets, aux
écoutes ; des mères dont le fils est parti en mer pour une exploration dangereuse se figurent à toute minute, et alors que la
certitude qu’il a péri est acquise depuis longtemps, qu’il va entrer miraculeusement sauvé et bien portant
...

D’autre part, mon chagrin était un peu consolé par l’idée
qu’il profitait à mon amour
...

D’ailleurs si je m’arrangeais toujours, avant d’aller chez Mme
Swann, à être certain de l’absence de sa fille, cela tenait peutêtre autant qu’à ma résolution d’être brouillé avec elle, à cet
espoir de réconciliation qui se superposait à ma volonté de renoncement (bien peu sont absolus, au moins d’une façon continue, dans cette âme humaine dont une des lois, fortifiée par les
afflux inopinés de souvenirs différents, est l’intermittence) et
me masquait ce qu’elle avait de trop cruel
...
J’étais comme un pauvre qui
mêle moins de larmes à son pain sec s’il se dit que tout à
l’heure peut-être un étranger va lui laisser toute sa fortune
...
Or mon espérance
restait plus intacte – tout en même temps que la séparation
s’effectuait mieux – si je ne rencontrais pas Gilberte
...

Depuis bien longtemps et fort avant ma brouille avec sa fille,
Mme Swann m’avait dit : « C’est très bien de venir voir Gilberte, mais j’aimerais aussi que vous veniez quelquefois pour
moi, pas à mon Choufleury, où vous vous ennuieriez parce que
j’ai trop de monde, mais les autres jours où vous me trouverez
toujours un peu tard
...
Et très tard, déjà dans la nuit, presque au moment où
mes parents se mettaient à table, je partais faire à Mme Swann
une visite pendant laquelle je savais que je ne verrais pas Gilberte et où pourtant je ne penserais qu’à elle
...
Le passant croyait, et
non sans un certain émoi, à une modification survenue dans
cette cause mystérieuse, quand il voyait l’un de ces coupés se
mettre en mouvement ; mais c’était seulement un cocher qui,
craignant que ses bêtes prissent froid, leur faisait faire de
temps à autre des allées et venues d’autant plus impressionnantes que les roues caoutchoutées donnaient au pas des chevaux un fond de silence sur lequel il se détachait plus distinct
et plus explicite
...
J
...
Il faisait penser en plus grand, dans les hôtels
d’alors, à ces serres minuscules et portatives posées au matin
du 1er janvier sous la lampe allumée – les enfants n’ayant pas
eu la patience d’attendre qu’il fît jour – parmi les autres cadeaux du jour de l’an, mais le plus beau d’entre eux, consolant,
avec les plantes qu’on va pouvoir cultiver, de la nudité de l’hiver ; plus encore qu’à ces serres-là elles-mêmes, ces jardins
d’hiver ressemblaient à celle qu’on voyait tout auprès d’elles,
figurée dans un beau livre, autre cadeau du jour de l’an, et qui
bien qu’elle fût donnée non aux enfants, mais à Mlle Lili, l’héroïne de l’ouvrage, les enchantait à tel point que, devenus
maintenant presque vieillards, ils se demandaient si dans ces

162

années fortunées l’hiver n’était pas la plus belle des saisons
...
Mme Swann tenait beaucoup à ce « thé » ; elle croyait
montrer de l’originalité et dégager du charme en disant à un
homme : « Vous me trouverez tous les jours un peu tard, venez
prendre le thé », de sorte qu’elle accompagnait d’un sourire fin
et doux ces mots prononcés par elle avec un accent anglais momentané et desquels son interlocuteur prenait bonne note en
saluant d’un air grave, comme s’ils avaient été quelque chose
d’important et de singulier qui commandât la déférence et exigeât de l’attention
...
Une grande cocotte, comme elle
avait été, vit beaucoup pour ses amants, c’est-à-dire chez elle,
ce qui peut la conduire à vivre pour elle
...
Le point culminant de sa journée
est celui non pas où elle s’habille pour le monde, mais où elle
se déshabille pour un homme
...

D’autres femmes montrent leurs bijoux, elle, elle vit dans l’intimité de ses perles
...
Mme Swann l’étendait aux fleurs
...
Et plus que le livre, les
fleurs vivaient ; on était gêné si on entrait faire une visite à
Mme Swann, de s’apercevoir qu’elle n’était pas seule, ou, si on
rentrait avec elle, de ne pas trouver le salon vide, tant y tenaient une place énigmatique et se rapportant à des heures de
la vie de la maîtresse de maison, qu’on ne connaissait pas, ces
fleurs qui n’avaient pas été préparées pour les visiteurs
d’Odette, mais comme oubliées là par elle, avaient eu et auraient encore avec elle des entretiens particuliers qu’on avait
peur de déranger, et dont on essayait en vain de lire le secret,
en fixant des yeux la couleur délavée, liquide, mauve et dissolue des violettes de Parme
...
Elle s’imaginait ellemême en avoir un, du même genre, mais plus libre, « senza
rigore », aimait-elle à dire
...
Mais certains
rôles favoris sont par nous joués tant de fois devant le monde,
et ressassés en nous-mêmes, que nous nous référons plus aisément à leur témoignage fictif qu’à celui d’une réalité presque
complètement oubliée
...

Car ces étoffes légères et ces couleurs tendres donnaient à la

164

femme – dans la grande chaleur des salons d’alors fermés de
portières et desquels ce que les romanciers mondains de
l’époque trouvaient à dire de plus élégant, c’est qu’ils étaient
« douillettement capitonnés » – le même air frileux qu’aux
roses, qui pouvaient y rester à côté d’elle, malgré l’hiver, dans
l’incarnat de leur nudité, comme au printemps
...

Odette avait maintenant, dans son salon, au commencement de
l’hiver, des chrysanthèmes énormes et d’une variété de couleurs comme Swann jadis n’eût pu en voir chez elle
...
Mais j’étais touché, moins par ce que ces
chrysanthèmes avaient d’éphémère, que de relativement durable par rapport à ces tons aussi roses ou aussi cuivrés, que le
soleil couché exalte si somptueusement dans la brume des fins
d’après-midi de novembre, et qu’après les avoir aperçus avant
que j’entrasse chez Mme Swann, s’éteignant dans le ciel, je retrouvais prolongés, transposés dans la palette enflammée des
fleurs
...

Hélas, ce n’était pas dans les conversations que j’entendais
que je pouvais l’atteindre ; elles lui ressemblaient bien peu
...

– On ne peut pas s’en aller de cette maison, disait Mme Bontemps à Mme Swann tandis que Mme Cottard, dans sa surprise
d’entendre exprimer sa propre impression, s’écriait : « C’est ce
que je me dis toujours, avec ma petite jugeotte, dans mon for
intérieur ! » approuvée par des Messieurs du Jockey qui
s’étaient confondus en saluts, et comme comblés par tant
d’honneur, quand Mme Swann les avait présentés à cette petite
bourgeoise peu aimable, qui restait devant les brillants amis
d’Odette sur la réserve sinon sur ce qu’elle appelait la « défensive », car elle employait toujours un langage noble pour les
choses les plus simples
...
« C’est vrai, Odette, il y a des siècles, des éternités que je ne vous ai vue
...
Chacun a les siennes
...
Sans être plus
qu’une autre très imbue de mon autorité, j’ai dû, pour faire un
exemple, renvoyer mon Vatel qui, je crois, cherchait d’ailleurs
une place plus lucrative
...
Ma femme de chambre ne voulait pas rester non plus, il y a eu des scènes homériques
...
Je vous ennuie avec ces histoires de serviteurs, mais vous savez comme
moi quel tracas c’est d’être obligée de procéder à des remaniements dans son personnel
...
– Non, ma délicieuse fille, dîne chez une amie », répondait
Mme Swann, et elle ajoutait en se tournant vers moi : « Je crois
qu’elle vous a écrit pour que vous veniez la voir demain… Et
nos babys », demandait-elle à la femme du Professeur
...
Ces mots de Mme Swann, qui me prouvaient que
je pourrais voir Gilberte quand je voudrais, me faisaient justement le bien que j’étais venu chercher et qui me rendait à cette
époque-là les visites à Mme Swann si nécessaires
...
Du reste, Gilberte et moi nous ne pouvons plus nous voir », ajoutais-je, ayant l’air d’attribuer notre
séparation à une cause mystérieuse, ce qui me donnait encore
une illusion d’amour, entretenue aussi par la manière tendre
dont je parlais de Gilberte et dont elle parlait de moi
...
Vraiment vous ne voulez pas demain ? » Tout d’un coup une allégresse me soulevait, je venais de me dire : « Mais après tout
pourquoi pas, puisque c’est sa mère elle-même qui me le propose
...
Je craignais qu’en me revoyant Gilberte pensât que mon indifférence
de ces derniers temps avait été simulée et j’aimais mieux prolonger la séparation
...

« Alors vous pouvez comme ça recevoir cinquante femmes de
médecins de suite, disait-elle à Mme Cottard qui elle, au
contraire, était pleine de bienveillance pour chacun et de respect pour toutes les obligations
...

Eh bien ! c’est plus fort que moi, vous savez, ces femmes de
fonctionnaires, je ne peux pas m’empêcher de leur tirer la
langue
...
Vous ne savez
pas ce qu’elle est effrontée cette petite
...

« Mais, Madame, lui a répondu ma nièce avec son plus gracieux sourire, vous devriez pourtant savoir ce que c’est
puisque votre père était marmiton
...
Mais au

167

moins pour les jours de consultation du docteur vous devriez
avoir un petit home, avec vos fleurs, vos livres, les choses que
vous aimez », conseillait-elle à Mme Cottard
...
Et elle ne
m’avait prévenue de rien cette petite masque, elle est rusée
comme un singe
...
» « Mais
je n’en ai pas besoin, Madame : je ne suis pas si difficile, répondait avec douceur Mme Cottard
...
Et puis je fais avec plaisir
tout ce qui peut être utile au professeur
...
Probablement vous n’êtes
pas nerveuse
...
C’est terrible d’avoir un tempérament comme ça
...
Mon mari dit que je le
ferai révoquer
...
Je suis sûre que je vous scandalise parce que
vous êtes bonne, moi j’avoue que rien ne m’amuse comme les
petites méchancetés
...

Et elle continuait à parler tout le temps du ministère comme
si ç’avait été l’Olympe
...
Du
reste c’est un retapage
...

– Comment, mais c’est pour rien, c’est donné
...


168

– Voilà comme on écrit l’Histoire, concluait la femme du docteur
...
Vous reconnaissez ?
Dans l’entrebâillement d’une tenture une tête se montrait cérémonieusement déférente, feignant par plaisanterie la peur de
déranger : c’était Swann
...
Que dois-je aller lui répondre ?
– Mais que je serai enchantée », disait Odette avec satisfaction
sans se départir d’un calme qui lui était d’autant plus facile
qu’elle avait toujours, même comme cocotte, reçu des hommes
élégants
...
Quand il avait
épousé Odette, il lui avait demandé de ne plus fréquenter le
petit clan (il avait pour cela bien des raisons et, s’il n’en avait
pas eu, l’eût fait tout de même par obéissance à une loi d’ingratitude qui ne souffre pas d’exception et qui faisait ressortir
l’imprévoyance de tous les entremetteurs ou leur désintéressement)
...
Car s’il contenait des
faux frères qui lâchaient certains soirs pour se rendre sans le
dire à une invitation d’Odette, prêts, dans le cas où ils seraient
découverts, à s’excuser sur la curiosité de rencontrer Bergotte
(quoique la Patronne prétendît qu’il ne fréquentait pas chez les
Swann, était dépourvu de talent, et malgré cela elle cherchait,
suivant une expression qui lui était chère, à l’attirer), le petit
groupe avait aussi ses « ultras »
...
C’était encore possible quand mon mari était garçon, mais pour un ménage ce
n’est pas toujours très facile… M
...
Et moi, fidèle épouse… » Swann y accompagnait sa femme en soirée,
mais évitait d’être là quand Mme Verdurin venait chez Odette
en visite
...
Seul aussi d’ailleurs il était présenté
par Odette, qui préférait que Mme Verdurin n’entendît pas de
noms obscurs et, voyant plus d’un visage inconnu d’elle, pût se
croire au milieu de notabilités aristocratiques, calcul qui réussissait si bien que le soir Mme Verdurin disait avec dégoût à
son mari : « Charmant milieu ! Il y avait toute la fleur de la
Réaction ! » Odette vivait à l’égard de Mme Verdurin dans une
illusion inverse
...

Mme Verdurin n’en était même pas encore à la période d’incubation où on suspend les grandes fêtes dans lesquelles les
rares éléments brillants récemment acquis seraient noyés dans
trop de tourbe et où on préfère attendre que le pouvoir générateur des dix justes qu’on a réussi à attirer en ait produit septante fois dix
...
Et c’était de la meilleure foi du monde que, quand on
parlait à Odette de Mme Verdurin comme d’une snob, Odette se
mettait à rire et disait : « C’est tout le contraire
...
Ensuite il
faut lui rendre cette justice que cela lui plaît ainsi
...
»
Et secrètement elle enviait à Mme Verdurin (bien qu’elle ne
désespérât pas d’avoir elle-même à une si grande école fini par
les apprendre) ces arts auxquels la Patronne attachait une si
belle importance bien qu’ils ne fassent que nuancer
l’inexistant, sculpter le vide, et soient à proprement parler les
Arts du Néant : l’art (pour une maîtresse de maison) de savoir
« réunir », de s’entendre à « grouper », de « mettre en valeur », de « s’effacer », de servir de « trait d’union »
...
Les femmes les plus timides voulaient se retirer par discrétion et employant le pluriel, comme quand on veut faire comprendre aux autres qu’il
est plus sage de ne pas trop fatiguer une convalescente qui se
lève pour la première fois, disaient : « Odette, nous allons vous
laisser
...
« Est-ce que je vous enlève ? » lui disait Mme Verdurin qui ne pouvait supporter la pensée qu’une fidèle allait
rester là au lieu de la suivre
...
J’avoue que je suis particulièrement reconnaissante aux amies qui veulent bien me prendre
avec elles dans leur véhicule
...
» « D’autant plus, répondait la
Patronne (n’osant trop rien dire car elle connaissait un peu
Mme Bontemps et venait de l’inviter à ses mercredis), que chez
Mme de Crécy vous n’êtes pas près de chez vous
...
» C’était une
plaisanterie dans le petit clan, pour des gens qui n’avaient pas
beaucoup d’esprit, de faire semblant de ne pas pouvoir s’habituer à dire Mme Swann
...
» Seule
Mme Verdurin, quand elle parlait à Odette, ne faisait pas que
faillir et se trompait exprès
...
Il me semble que je ne serais qu’à moitié tranquille le soir pour rentrer
...
Ça ne doit rien valoir pour l’eczéma de votre mari
...
Je suis bien aise de savoir que ce n’est pas vrai, parce que j’en ai une peur

171

épouvantable et que je ne serais pas revenue chez vous
...
Vous ne savez pas arranger les
chrysanthèmes, disait-elle en s’en allant tandis que Mme
Swann se levait pour la reconduire
...
– Je ne suis
pas de l’avis de Madame Verdurin, bien qu’en toutes choses
elle soit pour moi la Loi et les Prophètes
...
– Chère Mme Verdurin n’est pas toujours très bienveillante pour les fleurs des autres, répondait doucement Mme
Swann
...
» Mais par pudeur elle se refusa à donner des renseignements plus précis sur le prix de l’arbuste et dit seulement que
le professeur « qui n’avait pourtant pas la tête près du bonnet » avait tiré flamberge au vent et lui avait dit qu’elle ne savait pas la valeur de l’argent
...
– Moi aussi, disait Mme Cottard, mais je
confesse que je lui fais des infidélités avec Lachaume
...

Du reste Lachaume devient vraiment trop cher ; ses prix sont
excessifs, savez-vous, ses prix je les trouve inconvenants ! »
ajoutait-elle en riant
...
Elle ignorait que Mme Verdurin
souhaitait qu’on n’en manquât aucun ; d’autre part, elle était
de ces personnes peu recherchées, qui quand elles sont
conviées à des « séries » par une maîtresse de maison, ne vont
pas chez elle, comme ceux qui savent toujours faire plaisir,
quand ils ont un moment et le désir de sortir ; elles, au
contraire, se privent par exemple de la première soirée et de la
troisième, s’imaginant que leur absence sera remarquée, et se
réservent pour la deuxième et la quatrième ; à moins que, leurs
informations leur ayant appris que la troisième sera particulièrement brillante, elles ne suivent un ordre inverse, alléguant
que « malheureusement la dernière fois elles n’étaient pas
libres »
...
Elle comptait sur Mme Cottard, avec laquelle elle allait revenir, pour lui donner quelques indications
...
Vous me devez une compensation
pour n’être pas venue jeudi dernier… Allons, rasseyez-vous un
moment
...
Vraiment vous ne vous laissez pas tenter, ajoutait
Mme Swann et tout en tendant une assiette de gâteaux : Vous
savez que ce n’est pas mauvais du tout ces petites saletés-là
...
– Au contraire, ça a l’air délicieux, répondait Mme
Cottard, chez vous, Odette, on n’est jamais à court de victuailles
...
Je
dois dire que je suis plus éclectique
...

Mais je reconnais qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’une
glace
...
Comme dirait mon mari, le nec plus ultra
...
Vraiment non ? – Je ne
pourrai pas dîner, répondait Mme Bontemps, mais je me rassieds un instant, vous savez, moi j’adore causer avec une

174

femme intelligente comme vous
...
Je sais bien que la mode est
aux grands chapeaux
...

Mais non, je ne suis pas intelligente, disait Odette, pensant que
cela faisait bien
...
» Et elle insinuait qu’elle avait, au commencement, beaucoup souffert
d’avoir épousé un homme comme Swann qui avait une vie de
son côté et qui la trompait
...
« Taratata, s’écriait Mme Bontemps, vous, pas intelligente ! – En effet je me disais : « Qu’est-ce que j’entends ? » disait le prince en saisissant cette perche
...
– Mais non, je vous assure, disait
Odette, je suis au fond une petite bourgeoise très choquable,
pleine de préjugés, vivant dans son trou, surtout très ignorante
...
– Vous, ignorante,
s’écriait Mme Bontemps ! Hé bien alors qu’est-ce que vous diriez du monde officiel, toutes ces femmes d’Excellences, qui ne
savent parler que de chiffons !… Tenez, madame, pas plus tard
qu’il y a huit jours je mets sur Lohengrin la ministresse de
l’Instruction publique
...
» Hé bien ! madame, qu’est-ce que vous voulez, quand on
entend des choses comme ça, ça vous fait bouillir
...
Parce que j’ai mon petit caractère vous savez
...
J’en sais quelque
chose car Mme Verdurin a l’habitude de nous mettre ainsi le
couteau sur la gorge
...
Vous ne voulez

175

pas dîner de mercredi en huit avec nous
...
Cela m’intimide d’entrer seule, je ne sais
pas pourquoi cette grande femme m’a toujours fait peur
...
Que voulez-vous ? tout le
monde n’a pas un aussi joli organe que Mme Swann
...
Car dans le fond elle est très accueillante
...
– Vous
pourriez aussi dîner avec nous, disait Mme Bontemps à Mme
Swann
...
» Mais cette affirmation ne
devait pas être très véridique car Mme Bontemps demandait :
« Qui pensez-vous qu’il y aura de mercredi en huit ? Qu’est-ce
qui se passera ? Il n’y aura pas trop de monde, au moins ? –
Moi, je n’irai certainement pas, disait Odette
...
Si cela vous est égal
d’attendre jusque-là… » Mais Mme Bontemps ne semblait pas
séduite par cette proposition d’ajournement
...
Et si
cela est vrai, les hommes doivent, comme les peuples, voir leur
culture et même leur langage disparaître avec leur indépendance
...
« Alors le docteur ne raffole pas,
comme vous, des fleurs, demandait Mme Swann à Mme Cottard
...
Si, pourtant, il a une passion
...
Avec simplicité, Mme Cottard répondait : « La lecture
...
– Quand le docteur est dans un livre, vous savez ! – Hé
bien, madame, cela ne doit pas vous effrayer beaucoup… –
Mais si !… pour sa vue
...
À propos de
vue, vous a-t-on dit que l’hôtel particulier que vient d’acheter
Mme Verdurin sera éclairé à l’électricité ? Je ne le tiens pas de
ma petite police particulière, mais d’une autre source : c’est
l’électricien lui-même, Mildé, qui me l’a dit
...
C’est évidemment un luxe charmant
...
Il y
a la belle-sœur d’une de mes amies qui a le téléphone posé
chez elle ! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans
sortir de son appartement ! J’avoue que j’ai platement intrigué
pour avoir la permission de venir un jour parler devant l’appareil
...
Il me semble que je n’aimerais pas avoir le téléphone
à domicile
...
Allons, Odette, je me sauve, ne retenez plus Mme
Bontemps puisqu’elle se charge de moi, il faut absolument que

177

je m’arrache, vous me faites faire du joli, je vais être rentrée
après mon mari ! »
Et moi aussi, il fallait que je rentrasse, avant d’avoir goûté à
ces plaisirs de l’hiver, desquels les chrysanthèmes m’avaient
semblé être l’enveloppe éclatante
...
Elle laissait les domestiques emporter le
thé comme elle aurait annoncé : « On ferme ! » Et elle finissait
par me dire : « Alors, vraiment, vous partez ? Hé bien, good
bye ! » Je sentais que j’aurais pu rester sans rencontrer ces
plaisirs inconnus, et que ma tristesse n’était pas seule à
m’avoir privé d’eux
...
« Il faut, m’avait
dit la femme du docteur qui ne l’avait jamais vue faire « autant
de frais », que vous ayez ensemble des atomes crochus
...

J’avais dit à Mme Swann que je ne pouvais plus me trouver
avec Gilberte
...
Et la lettre que j’allais envoyer à Gilberte serait conçue dans le même sens
...
Je me disais : « C’est le dernier
rendez-vous d’elle que je refuse, j’accepterai le prochain
...
Mais je sentais bien
qu’elle le serait
...
Tout l’est sans doute, qui fait date et anniversaire,
quand on est malheureux
...
Il s’y ajoutait dans mon

178

cas l’espoir informulé que Gilberte, ayant voulu me laisser l’initiative des premiers pas et constatant que je ne les avais pas
faits, n’avait attendu que le prétexte du 1er janvier pour
m’écrire : « Enfin, qu’y a-t-il ? je suis folle de vous, venez que
nous nous expliquions franchement, je ne peux pas vivre sans
vous voir
...
Elle ne l’était peut-être pas, mais, pour que
nous la croyions telle, le désir, le besoin que nous en avons suffit
...
C’est là l’amulette qui préserve les individus – et parfois les
peuples – non du danger mais de la peur du danger, en réalité
de la croyance au danger, ce qui dans certains cas permet de
les braver sans qu’il soit besoin d’être brave
...
Pour que je n’eusse pas
attendu celle-là, il eût suffi que j’eusse cessé de la souhaiter
...
Pour imaginer au contraire ce
qui se passait en Gilberte, il eût fallu que je pusse tout simplement anticiper dès ce 1er janvier-là ce que j’eusse ressenti celui d’une des années suivantes, et où l’attention, ou le silence,
ou la tendresse, ou la froideur de Gilberte eussent passé à peu
près inaperçus à mes yeux et où je n’eusse pas songé, pas
même pu songer à chercher la solution de problèmes qui auraient cessé de se poser pour moi
...
Le
1er janvier sonna toutes ses heures sans qu’arrivât cette lettre
de Gilberte
...
Les jours qui suivirent, je pleurai beaucoup
...
Et le voyant épuisé avant
que j’eusse eu le temps de me précautionner d’un autre, je
souffrais comme un malade qui a vidé sa fiole de morphine
sans en avoir sous la main une seconde
...
La possibilité immédiate d’une réconciliation
avait supprimé cette chose de l’énormité de laquelle nous ne
nous rendons pas compte : la résignation
...
Ils se figurent que ce régime ne fera qu’exaspérer
leur nervosité
...

À cause de la violence de mes battements de cœur on me fit
diminuer la caféine, ils cessèrent
...
Mais si ce médicament avait été à l’origine des souffrances que mon imagination eût alors faussement interprétées (ce qui n’aurait rien
d’extraordinaire, les plus cruelles peines morales ayant souvent pour cause chez les amants, l’habitude physique de la
femme avec qui ils vivent), c’était à la façon du philtre qui
longtemps après avoir été absorbé continue à lier Tristan à
Yseult
...

Seulement, quand le milieu du mois de janvier approcha, une
fois déçues mes espérances d’une lettre pour le jour de l’an et

180

la douleur supplémentaire qui avait accompagné leur déception une fois calmée, ce fut mon chagrin d’avant « les Fêtes »
qui recommença
...
La seule chose à laquelle je
tinsse, mes relations avec Gilberte, c’est moi qui travaillais à
les rendre impossibles en créant peu à peu, par la séparation
prolongée d’avec mon amie, non pas son indifférence, mais ce
qui reviendrait finalement au même, la mienne
...

Et sans doute en ce moment même, où (puisque j’étais résolu à
ne plus la voir, à moins d’une demande formelle d’explications,
d’une complète déclaration d’amour de sa part, lesquelles
n’avaient plus aucune chance de venir) j’avais déjà perdu Gilberte, et l’aimais davantage, je sentais tout ce qu’elle était
pour moi, mieux que l’année précédente, quand passant tous
mes après-midi avec elle, selon que je voulais, je croyais que
rien ne menaçait notre amitié, sans doute en ce moment l’idée
que j’éprouverais un jour les mêmes sentiments pour une autre
m’était odieuse, car cette idée m’enlevait, outre Gilberte, mon
amour et ma souffrance
...
De sorte – c’était du moins alors ma manière de penser
– qu’on est toujours détaché des êtres ; quand on aime, on sent
que cet amour ne porte pas leur nom, pourra dans l’avenir renaître, aurait pu, même dans le passé, naître pour une autre et
non pour celle-là
...
Cet avenir où je
n’aimerais plus Gilberte et que ma souffrance m’aidait à deviner sans que mon imagination pût encore se le représenter
clairement, certes il eût été temps encore d’avertir Gilberte
qu’il se formerait peu à peu, que sa venue était sinon imminente, du moins inéluctable, si elle-même, Gilberte, ne venait
pas à mon aide et ne détruisait pas dans son germe ma future
indifférence
...
Je
vous vois pour la dernière fois
...
» À quoi bon ? De quel droit eussé-je reproché à Gilberte
une indifférence que, sans me croire coupable pour cela, je manifestais à tout ce qui n’était pas elle ? La dernière fois ! À moi,
cela me paraissait quelque chose d’immense, parce que j’aimais Gilberte
...
Le temps dont nous
disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent et
l’habitude le remplit
...
Nous nous imaginons toujours, quand nous parlons, que ce sont nos oreilles, notre esprit qui écoutent
...
La vérité
qu’on met dans les mots ne se fraye pas son chemin directement, n’est pas douée d’une évidence irrésistible
...
Alors l’adversaire politique qui, malgré tous les
raisonnements et toutes les preuves, tenait le sectateur de la
doctrine opposée pour un traître, partage lui-même la conviction détestée à laquelle celui qui cherchait inutilement à la

182

répandre ne tient plus
...
Pareillement en amour les barrières, quoi qu’on fasse, ne peuvent
être brisées du dehors par celui qu’elles désespèrent ; et c’est
quand il ne se souciera plus d’elles que, tout à coup, par l’effet
du travail venu d’un autre côté, accompli à l’intérieur de celle
qui n’aimait pas, ces barrières, attaquées jadis sans succès,
tomberont sans utilité
...
Et il est bien vrai,
du reste, que c’est cet amour qui m’aidait, par les états d’esprit
disparates qu’il faisait se succéder en moi, à prévoir, mieux
qu’elle, la fin de cet amour
...
Malheureusement, certaines personnes bien ou mal intentionnées lui parlèrent de moi d’une façon qui dut lui laisser croire qu’elles le faisaient à ma prière
...
de Norpois avaient, par de maladroites
paroles, rendu inutile tout le sacrifice que je venais d’accomplir, gâché tout le résultat de ma réserve en me donnant faussement l’air d’en être sorti, j’avais un double ennui
...
Mais, de plus, j’eusse eu
moins de plaisir à voir Gilberte qui me croyait maintenant non
plus dignement résigné, mais manœuvrant dans l’ombre pour
une entrevue qu’elle avait dédaigné d’accorder
...
Il est vrai que dans la

183

funeste besogne accomplie pour la destruction de notre amour,
ils sont loin de jouer un rôle égal à deux personnes qui ont
pour habitude, l’une par excès de bonté et l’autre de méchanceté, de tout défaire au moment que tout allait s’arranger
...

Cependant, comme presque chaque fois que j’allais la voir,
Mme Swann m’invitait à venir goûter avec sa fille et me disait
de répondre directement à celle-ci, j’écrivais souvent à Gilberte, et dans cette correspondance je ne choisissais pas les
phrases qui eussent pu, me semblait-il, la persuader, je cherchais seulement à frayer le lit le plus doux au ruissellement de
mes pleurs
...
Quand
on renonce, on cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui à celle qui le cause l’expression qui nous paraît la
plus tendre
...
J’écrivais : « J’avais cru que ce ne serait pas possible
...
» Je disais aussi : « Je
ne vous verrai probablement plus », je le disais en continuant à
me garder d’une froideur qu’elle eût pu croire affectée, et ces
mots, en les écrivant, me faisaient pleurer, parce que je sentais
qu’ils exprimaient non ce que j’aurais voulu croire, mais ce qui
arriverait en réalité
...
Je pleurais mais je trouvais le courage, je connaissais la douceur, de sacrifier le bonheur d’être
auprès d’elle à la possibilité de lui paraître agréable un jour,
un jour où, hélas ! lui paraître agréable me serait indifférent
...
Il me semblait alors que dans
quelques années, après que nous nous serions oubliés l’un
l’autre, quand je pourrais rétrospectivement lui dire que cette
lettre qu’en ce moment j’étais en train de lui écrire n’avait été
nullement sincère, elle me répondrait : « Comment, vous, vous
m’aimiez ? Si vous saviez comme je l’attendais, cette lettre,
comme j’espérais un rendez-vous, comme elle me fit pleurer
...

Si, au moment de quitter Mme Swann quand son « thé » finissait, je pensais à ce que j’allais écrire à sa fille, Mme Cottard
elle, en s’en allant, avait eu des pensées d’un caractère tout
différent
...
Elle pouvait
d’ailleurs y retrouver, quoique en bien petit nombre, quelquesuns des objets qu’Odette avait autrefois dans l’hôtel de la rue
Lapérouse, notamment ses animaux en matières précieuses,
ses fétiches
...
D’ailleurs dans le désordre
artiste, dans le pêle-mêle d’atelier, des pièces aux murs encore
peints de couleurs sombres qui les faisaient aussi différentes
que possible des salons blancs que Mme Swann eut un peu plus
tard, l’Extrême-Orient reculait de plus en plus devant l’invasion du XVIIIe siècle ; et les coussins que, afin que je fusse plus
« confortable », Mme Swann entassait et pétrissait derrière
mon dos étaient semés de bouquets Louis XV, et non plus

185

comme autrefois de dragons chinois
...
La vue lucide de certaines infériorités
n’ôte d’ailleurs rien à la tendresse ; celle-ci les fait au contraire
trouver charmantes
...
Elle avait l’habitude de dire qu’elle se passerait plus aisément de pain que
d’art et de propreté, et qu’elle eût été plus triste de voir brûler
la Joconde que des « foultitudes » de personnes qu’elle
connaissait
...
À cause de cette vivacité d’esprit, Mme Swann préférait la
société des hommes à celle des femmes
...
Pour
telle au contraire qui lui avait jadis montré de l’indulgence et
de l’amabilité, elle était plus tendre, surtout si celle-là était
malheureuse
...
»
Ce n’était pas seulement l’ameublement du salon d’Odette,
c’était Odette elle-même que Mme Cottard et tous ceux qui
avaient fréquenté Mme de Crécy auraient eu peine s’ils ne
l’avaient pas vue depuis longtemps à reconnaître
...
Sans doute, cela tenait en partie à ce qu’elle avait engraissé, et, devenue mieux
portante, avait l’air plus calme, frais, reposé, et d’autre part à
ce que les coiffures nouvelles, aux cheveux lissés, donnaient
plus d’extension à son visage qu’une poudre rose animait, et où
ses yeux et son profil, jadis trop saillants, semblaient maintenant résorbés
...

Swann avait dans sa chambre, au lieu des belles photographies qu’on faisait maintenant de sa femme, et où la même expression énigmatique et victorieuse laissait reconnaître, quels
que fussent la robe et le chapeau, sa silhouette et son visage
triomphants, un petit daguerréotype ancien tout simple, antérieur à ce type, et duquel la jeunesse et la beauté d’Odette, non
encore trouvées par elle, semblaient absentes
...
Il aimait encore en effet à voir en sa femme
un Botticelli
...
Swann possédait
une merveilleuse écharpe orientale, bleue et rose, qu’il avait
achetée parce que c’était exactement celle de la Vierge du Magnificat
...
Une fois
seulement elle laissa son mari lui commander une toilette toute
criblée de pâquerettes, de bluets, de myosotis et de campanules d’après la Primavera du Printemps
...

Mais il ajoutait : « Surtout ne le lui dites pas, il suffirait qu’elle
le sût pour qu’elle fît autrement
...
Les coussins, le « strapontin » de l’affreuse « tournure » avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui,
dépassant la jupe et raidis par des baleines, avaient ajouté si
longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné
l’air d’être composée de pièces disparates qu’aucune individualité ne reliait
...
Mais Mme
Swann cependant avait voulu, avait su garder un vestige de
certaines d’entre elles, au milieu même de celles qui les

188

avaient remplacées
...
Quand par un jour encore froid de printemps elle
m’avait, avant ma brouille avec sa fille, emmené au Jardin d’Acclimatation, sous sa veste qu’elle entr’ouvrait plus ou moins selon qu’elle se réchauffait en marchant, le « dépassant » en
dents de scie de sa chemisette avait l’air du revers entrevu de
quelque gilet absent, pareil à l’un de ceux qu’elle avait portés
quelques années plus tôt et dont elle aimait que les bords
eussent ce léger déchiquetage ; et sa cravate – de cet « écossais » auquel elle était restée fidèle, mais en adoucissant tellement les tons (le rouge devenu rose et le bleu lilas) que l’on aurait presque cru à un de ces taffetas gorge de pigeon qui
étaient la dernière nouveauté – était nouée de telle façon sous
son menton, sans qu’on pût voir où elle était attachée, qu’on
pensait invinciblement à ces « brides » de chapeaux qui ne se
portaient plus
...


189

On sentait qu’elle ne s’habillait pas seulement pour la commodité ou la parure de son corps ; elle était entourée de sa toilette comme de l’appareil délicat et spiritualisé d’une
civilisation
...
Et sans doute la simplicité hardie de leur coupe
était bien appropriée à sa taille et à ses mouvements dont les
manches avaient l’air d’être la couleur, changeante selon les
jours ; on aurait dit qu’il y avait soudain de la décision dans le
velours bleu, une humeur facile dans le taffetas blanc, et
qu’une sorte de réserve suprême et pleine de distinction dans
la façon d’avancer le bras avait, pour devenir visible, revêtu
l’apparence brillante du sourire des grands sacrifices, du crêpe
de Chine noir
...
Sous la profusion des porte-bonheur en saphir, des trèfles à quatre feuilles d’émail, des médailles d’argent, des médaillons d’or, des amulettes de turquoise, des chaînettes de rubis, des châtaignes de topaze, il y
avait dans la robe elle-même tel dessin colorié poursuivant sur
un empiècement rapporté son existence antérieure, telle rangée de petits boutons de satin qui ne boutonnaient rien et ne
pouvaient pas se déboutonner, une soutache cherchant à faire
plaisir avec la minutie, la discrétion d’un rappel délicat, lesquels, tout autant que les bijoux, avaient l’air – n’ayant sans cela aucune justification possible – de déceler une intention,
d’être un gage de tendresse, de retenir une confidence, de répondre à une superstition, de garder le souvenir d’une guérison, d’un vœu, d’un amour ou d’une philippine
...
Et si je lui faisais
remarquer : « Je ne joue pas au golf comme plusieurs de mes
amies, disait-elle
...
»
Dans la confusion du salon, revenant de reconduire une visite, ou prenant une assiette de gâteaux pour les offrir à une
autre, Mme Swann en passant près de moi, me prenait une seconde à part : « Je suis spécialement chargée par Gilberte de
vous inviter à déjeuner pour après-demain
...
» Je continuais à résister
...
Si l’on n’est pas tout à fait sincère en se disant qu’on ne voudra jamais revoir celle qu’on
aime, on ne le serait pas non plus en disant qu’on veut la revoir
...
Ce qu’on recule
maintenant de jour en jour, ce n’est plus la fin de l’intolérable
anxiété causée par la séparation, c’est le recommencement redouté d’émotions sans issue
...
Nous savons tous, quand nous n’aimons plus, que l’oubli,
même le souvenir vague ne causent pas tant de souffrances
que l’amour malheureux
...

D’ailleurs, ce qu’une telle cure de détachement psychique et
d’isolement peut avoir de pénible le devient de moins en moins
pour une autre raison, c’est qu’elle affaiblit, en attendant de la
guérir, cette idée fixe qu’est un amour
...
Inutilement gagnée
peut-être, car bientôt on pourrait me déclarer guéri
...
Celles si infimes, que j’avais pour supporter mon chagrin, le premier soir de ma brouille avec Gilberte, avaient été portées depuis lors à une puissance incalculable
...
Et souvent,
c’est quand la bourse où l’on épargne va être pleine qu’on la
vide tout d’un coup, c’est sans attendre le résultat du traitement et quand déjà on s’est habitué à lui, qu’on le cesse
...

Ce qui m’aida à patienter tout l’espace d’une journée fut un
projet que je fis
...
Tous les jours elle recevrait de moi les plus belles fleurs
qui fussent
...
Mes parents ne me donnaient pas assez d’argent pour acheter des choses chères
...
Dans
ces conditions n’était-il pas plus sage de la vendre, de la
vendre pour pouvoir faire tout le plaisir que je voudrais à Gilberte
...

Je la fis envelopper, l’habitude m’avait empêché de jamais la
voir ; m’en séparer eut au moins un avantage qui fut de me
faire faire sa connaissance
...
À ma grande surprise, il m’offrit séance tenante de
la potiche non pas mille, mais dix mille francs
...
Quand je fus
remonté dans la voiture en quittant le marchand, le cocher,
tout naturellement, comme les Swann demeuraient près du
Bois, se trouva, au lieu du chemin habituel, descendre l’avenue
des Champs-Élysées
...
Je me soulevai dans la
voiture, voulant faire arrêter, puis j’hésitai
...
Bientôt j’arrivai devant la maison de
Gilberte
...
Elle a
eu très chaud tantôt à un cours, elle m’a dit qu’elle voulait aller
prendre un peu l’air avec une de ses amies
...
– Je ne pense pas que ce
fût elle
...
Good evening
...
Où avaient-ils été ? Que se disaient-ils
dans le soir, de cet air confidentiel ?
Je rentrai, tenant avec désespoir les dix mille francs inespérés qui avaient dû me permettre de faire tant de petits plaisirs
à cette Gilberte que, maintenant, j’étais décidé à ne plus revoir
...
Mais si
je n’avais pas fait cet arrêt, si la voiture n’avait pas pris par
l’avenue des Champs-Élysées, je n’eusse pas rencontré Gilberte et ce jeune homme
...
Il m’était arrivé le contraire de ce qui se
produit si fréquemment
...
« Il est triste, a dit La Bruyère,
d’aimer sans une grande fortune
...
Pour moi, au
contraire, le moyen matériel avait été obtenu, mais, au même
moment, sinon par un effet logique, du moins par une conséquence fortuite de cette réussite première, la joie avait été dérobée
...

D’ordinaire, il est vrai, pas dans la même soirée où nous avons
acquis ce qui la rend possible
...
Mais le bonheur
ne peut jamais avoir lieu
...
Et si la péripétie a été si
rapide que notre cœur n’a pas eu le temps de changer, la nature ne désespère pas pour cela de nous vaincre, d’une manière plus tardive il est vrai, plus subtile, mais aussi efficace
...
Ayant échoué dans tout ce qui était du domaine des faits
et de la vie, c’est une impossibilité dernière, l’impossibilité

194

psychologique du bonheur que la nature crée
...

Je serrai les dix mille francs
...
Je les dépensai du reste encore plus vite que si j’eusse envoyé tous les jours des fleurs à Gilberte, car quand le soir venait, j’étais si malheureux que je ne pouvais rester chez moi et
allais pleurer dans les bras de femmes que je n’aimais pas
...
Même revoir Gilberte qui
m’eût été si délicieux la veille ne m’eût plus suffi
...

C’est ce qui fait qu’une femme par toute nouvelle souffrance
qu’elle nous inflige, souvent sans le savoir, augmente son pouvoir sur nous, mais aussi nos exigences envers elle
...
La veille encore, si je n’avais pas cru ennuyer Gilberte, je me serais contenté de réclamer de rares entrevues, lesquelles maintenant ne m’eussent plus contenté et
que j’eusse remplacées par bien d’autres conditions
...
Ce
n’était pas mon cas à l’égard de Gilberte
...
Je continuais bien à me
dire que Gilberte ne m’aimait pas, que je le savais depuis assez
longtemps, que je pouvais la revoir si je voulais, et, si je ne le
voulais pas, l’oublier à la longue
...
C’était un mal nouveau, qui lui aussi finirait
par s’user, c’était une image qui un jour se présenterait à mon
esprit entièrement décantée de tout ce qu’elle contenait de nocif, comme ces poisons mortels qu’on manie sans danger,
comme un peu de dynamite à quoi on peut allumer sa cigarette

195

sans crainte d’explosion
...
La première de ces deux forces, certes,
continuait à me montrer ces deux promeneurs de l’avenue des
Champs-Élysées, et m’offrait d’autres images désagréables, tirées du passé, par exemple Gilberte haussant les épaules
quand sa mère lui demandait de rester avec moi
...
Pour une minute où je revoyais Gilberte maussade, combien n’y en avait-il pas où je
combinais une démarche qu’elle ferait faire pour notre réconciliation, pour nos fiançailles peut-être
...
Au fur et à mesure que s’effacerait mon ennui que Gilberte eût haussé les épaules, diminuerait aussi le
souvenir de son charme, souvenir qui me faisait souhaiter
qu’elle revînt vers moi
...
J’aimais toujours celle qu’il est vrai que je
croyais détester
...
J’étais irrité
du désir que beaucoup de gens manifestèrent à cette époque
de me recevoir et chez lesquels je refusai d’aller
...
Les
différentes périodes de notre vie se chevauchent ainsi l’une
l’autre
...
Les miennes allaient se modifiant
...
J’aurais dû me dire que l’autre, la réelle, était

196

peut-être entièrement différente de celle-là, ignorait tous les
regrets que je lui prêtais, pensait probablement beaucoup
moins à moi non seulement que moi à elle, mais que je ne la
faisais elle-même penser à moi quand j’étais seul en tête à tête
avec ma Gilberte fictive, cherchais quelles pouvaient être ses
vraies intentions à mon égard et l’imaginais ainsi, son attention
toujours tournée vers moi
...
En réservant de décrire à l’occasion d’un amour ultérieur les formes diverses du chagrin, disons que de ces deux-là la première est infiniment moins
cruelle que la seconde
...
(D’ailleurs, il est à remarquer que
l’image d’une personne qui nous fait souffrir tient peu de place
dans ces complications qui aggravent un chagrin d’amour, le
prolongent et l’empêchent de guérir, comme dans certaines
maladies la cause est hors de proportions avec la fièvre consécutive et la lenteur à entrer en convalescence
...
C’est que la lettre nous ne l’avons pas,
comme l’image de l’être aimé, contemplée dans le calme mélancolique du regret ; nous l’avons lue, dévorée, dans l’angoisse affreuse dont nous étreignait un malheur inattendu
...
L’image de
notre amie, que nous croyons ancienne, authentique, a été en
réalité refaite par nous bien des fois
...

Mais comme ce passé continue à exister, sauf en nous à qui il a
plu de lui substituer un merveilleux âge d’or, un paradis où
tout le monde sera réconcilié, ces souvenirs, ces lettres, sont
un rappel à la réalité et devraient nous faire sentir par le
brusque mal qu’ils nous font combien nous nous sommes éloignés d’elle dans les folles espérances de notre attente quotidienne
...
Il y a dans notre vie bien
des femmes que nous n’avons jamais cherché à revoir et qui
ont tout naturellement répondu à notre silence nullement voulu
par un silence pareil
...

Mais enfin l’éloignement peut être efficace
...
Seulement il y faut du temps
...

D’abord, c’est précisément ce que nous accordons le moins aisément, car notre souffrance est cruelle et nous sommes pressés de la voir finir
...

D’ailleurs, l’idée même qu’il sera accessible, qu’il n’est pas de
bonheur que, lorsqu’il ne sera plus un bonheur pour nous, nous
ne finissions par atteindre, cette idée comporte une part, mais
une part seulement, de vérité
...
Mais précisément cette indifférence nous a rendus moins exigeants et nous permet de croire
rétrospectivement qu’il nous eût ravis à une époque où il nous
eût peut-être semblé fort incomplet
...
L’amabilité
d’un être que nous n’aimons plus et qui semble encore excessive à notre indifférence eût peut-être été bien loin de suffire à

198

notre amour
...
De sorte qu’il n’est pas certain que le bonheur
survenu trop tard, quand on ne peut plus en jouir, quand on
n’aime plus, soit tout à fait ce même bonheur dont le manque
nous rendit jadis si malheureux
...

En attendant ces réalisations après coup d’un rêve auquel je
ne tiendrais plus, à force d’inventer, comme au temps où je
connaissais à peine Gilberte, des paroles, des lettres, où elle
implorait mon pardon, avouait n’avoir jamais aimé que moi et
demandait à m’épouser, une série de douces images incessamment recréées, finirent par prendre plus de place dans mon esprit que la vision de Gilberte et du jeune homme, laquelle
n’était plus alimentée par rien
...
Brusquement réveillé par la souffrance
que venait de me causer ce rêve et voyant qu’elle persistait, je
repensai à lui, cherchai à me rappeler quel était l’ami que
j’avais vu en dormant et dont le nom espagnol n’était déjà plus
distinct
...
Je savais que dans beaucoup d’entre eux il ne faut
tenir compte ni de l’apparence des personnes, lesquelles
peuvent être déguisées et avoir interchangé leurs visages,
comme ces saints mutilés des cathédrales que des archéologues ignorants ont refaits, en mettant sur le corps de l’un la
tête de l’autre, et en mêlant les attributs et les noms
...
La personne que nous aimons doit y être reconnue seulement à la
force de la douleur éprouvée
...
Je me
rappelai alors que la dernière fois que je l’avais vue, le jour où
sa mère l’avait empêchée d’aller à une matinée de danse, elle

199

avait soit sincèrement, soit en le feignant, refusé tout en riant
d’une façon étrange, de croire à mes bonnes intentions pour
elle
...
Longtemps auparavant, ç’avait été Swann qui n’avait
pas voulu croire à ma sincérité, ni que je fusse un bon ami pour
Gilberte
...
Elle ne me l’avait pas rendue tout de suite, je me rappelai toute la scène derrière le massif de lauriers
...
L’antipathie actuelle de Gilberte pour moi me sembla comme un châtiment infligé par la
vie à cause de la conduite que j’avais eue ce jour-là
...
Mais il en est d’internes
...
Les mots de Gilberte : « Si vous voulez, continuons à lutter » me firent horreur
...
Ainsi, autant que (il y avait quelque temps) de croire que j’étais tranquillement installé dans le bonheur, j’avais été insensé, maintenant que j’avais renoncé à être heureux, de tenir pour assuré
que du moins j’étais devenu, je pourrais rester calme
...
Le mien finit par
revenir, car ce qui, modifiant notre état moral, nos désirs, est
entré, à la faveur d’un rêve, dans notre esprit, cela aussi peu à
peu se dissipe, la permanence et la durée ne sont promises à
rien, pas même à la douleur
...
Comme il ne peut leur venir de consolation que de
l’être qui cause leur douleur et que cette douleur est une émanation de lui, c’est en elle qu’ils finissent par trouver un remède
...
Mais la souffrance qui
s’était renouvelée en moi eut beau finir par s’apaiser, je ne
voulus plus retourner que rarement chez Mme Swann
...
Le premier était la suite, le reflet des incidents
douloureux qui nous avaient bouleversés
...
Mais
bientôt, sans que nous nous en rendions compte, notre attente
qui continue est déterminée, nous l’avons vu, non plus par le
souvenir du passé que nous avons subi, mais par l’espérance
d’un avenir imaginaire
...

Puis la première, en durant un peu, nous a habitués à vivre
dans l’expectative
...
Nous ne sommes pas trop pressés de la renouveler, d’autant plus que nous ne voyons pas bien ce que nous
demanderions maintenant
...

Enfin une dernière raison s’ajouta plus tard à celle-ci pour
me faire cesser complètement mes visites à Mme Swann
...
Sans doute, depuis
que ma grande souffrance était finie, mes visites chez Mme
Swann étaient redevenues, pour ce qui me restait de tristesse,
le calmant et la distraction qui m’avaient été si précieux au début
...
La distraction ne m’eût été
utile que si elle eût mis en lutte avec un sentiment que la présence de Gilberte n’alimentait plus, des pensées, des intérêts,
des passions où Gilberte ne fût entrée pour rien
...
Il faut
chercher à nourrir, à faire croître ces pensées, cependant que
décline le sentiment qui n’est plus qu’un souvenir, de façon
que les éléments nouveaux introduits dans l’esprit lui disputent, lui arrachent une part de plus en plus grande de l’âme,
et finalement la lui dérobent toute
...
La raison que je donnais maintenant dans mes lettres à Gilberte, de
mon refus de la voir, c’était une allusion à quelque mystérieux
malentendu, parfaitement fictif, qu’il y aurait eu entre elle et
moi et sur lequel j’avais espéré d’abord que Gilberte me demanderait des explications
...
À plus
forte raison en est-il de même dans des relations plus tendres,
où l’amour a tant d’éloquence, l’indifférence si peu de curiosité
...
Et il y a dans ces situations
prises à faux, dans l’affectation de la froideur, un sortilège qui
vous y fait persévérer
...
En répétant toujours : « La vie a pu changer pour nous, elle n’effacera pas le sentiment que nous
eûmes », par désir de m’entendre dire enfin : « Mais il n’y a
rien de changé, ce sentiment est plus fort que jamais », je vivais avec l’idée que la vie avait changé en effet, que nous

202

garderions le souvenir du sentiment qui n’était plus, comme
certains nerveux pour avoir simulé une maladie finissent par
rester toujours malades
...
Puis Gilberte cessa de s’en tenir à la prétérition
...
Je ne souffrais plus trop
...
Rien
de plus tendre que cette correspondance entre amis qui ne
voulaient plus se voir
...

D’ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit moins de
peine
...
Je regrettais à ces moments-là d’avoir
renoncé à entrer dans la diplomatie et de m’être fait une existence sédentaire pour ne pas m’éloigner d’une jeune fille que
je ne verrais plus et que j’avais déjà presque oubliée
...
Si Venise
semblait à mes parents bien lointain et bien fiévreux pour moi,
il était du moins facile d’aller sans fatigue s’installer à Balbec
...
Je commençais du reste à
y trouver tel ou tel plaisir où Gilberte n’était pour rien
...
Et la vérité totale de ces semaines
glaciales mais déjà fleurissantes, était suggérée pour moi dans
ce salon, où bientôt je n’irais plus, par d’autres blancheurs plus
enivrantes, celles, par exemple, des « boules de neige » assemblant au sommet de leurs hautes tiges nues comme les arbustes linéaires des préraphaélites, leurs globes parcellés mais
unis, blancs comme des anges annonciateurs et qu’entourait
une odeur de citron
...
Que Mme Swann se
contentât des envois que lui faisait son jardinier de Combray,
et que par l’intermédiaire de sa fleuriste « attitrée » elle ne
comblât pas les lacunes d’une insuffisante évocation à l’aide
d’emprunts faits à la précocité méditerranéenne, je suis loin de
le prétendre et je ne m’en souciais pas
...

Mais c’était encore trop que celui-ci me fût rappelé
...
Aussi, bien que je ne souffrisse plus du tout durant ces visites à Mme Swann, je les espaçai encore et cherchai
à la voir le moins possible
...
Les beaux jours étaient enfin revenus, et la chaleur
...
Je n’y
manquai jamais pendant ce mois de mai, Gilberte étant allée à
la campagne chez des amies
...
Je faisais le guet à l’entrée de l’avenue, ne perdant
pas des yeux le coin de la petite rue par où Mme Swann, qui
n’avait que quelques mètres à franchir, venait de chez elle
...
Tout d’un coup,
sur le sable de l’allée, tardive, alentie et luxuriante comme la
plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette toujours différente mais que je me rappelle surtout mauve ; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus
complète irradiation, le pavillon de soie d’une large ombrelle
de la même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa robe
...
Souriante, heureuse du beau temps,
du soleil qui n’incommodait pas encore, ayant l’air d’assurance
et de calme du créateur qui a accompli son œuvre et ne se soucie plus du reste, certaine que sa toilette – dussent des passants vulgaires ne pas l’apprécier – était la plus élégante de
toutes, elle la portait pour soi-même et pour ses amis, naturellement, sans attention exagérée, mais aussi sans détachement
complet ; n’empêchant pas les petits nœuds de son corsage et
de sa jupe de flotter légèrement devant elle comme des créatures dont elle n’ignorait pas la présence et à qui elle permettait avec indulgence de se livrer à leurs jeux, selon leur rythme
propre, pourvu qu’ils suivissent sa marche, et même sur son
ombrelle mauve que souvent elle tenait encore fermée quand
elle arrivait, elle laissait tomber par moment, comme sur un
bouquet de violettes de Parme, son regard heureux et si doux
que quand il ne s’attachait plus à ses amis, mais à un objet inanimé, il avait l’air de sourire encore
...
Non moins que
par la cour qui l’entourait et ne semblait pas voir les passants,
Mme Swann, à cause de l’heure tardive de son apparition, évoquait cet appartement où elle avait passé une matinée si
longue et où il faudrait qu’elle rentrât bientôt déjeuner ; elle
semblait en indiquer la proximité par la tranquillité flâneuse de
sa promenade, pareille à celle qu’on fait à petits pas dans son
jardin ; de cet appartement on aurait dit qu’elle portait encore
autour d’elle l’ombre intérieure et fraîche
...
D’autant plus que déjà persuadé
qu’en vertu de la liturgie et des rites dans lesquels Mme Swann
était profondément versée, sa toilette était unie à la saison et à
l’heure par un lien nécessaire, unique, les fleurs de son inflexible chapeau de paille, les petits rubans de sa robe me semblaient naître du mois de mai plus naturellement encore que
les fleurs des jardins et des bois ; et pour connaître le trouble
nouveau de la saison, je ne levais pas les yeux plus haut que
son ombrelle, ouverte et tendue comme un autre ciel plus
proche, rond, clément, mobile et bleu
...
Dès son arrivée, je saluais Mme Swann, elle m’arrêtait et
me disait : « Good morning » en souriant
...
Et je comprenais que ces canons selon lesquels
elle s’habillait, c’était pour elle-même qu’elle y obéissait,
comme à une sagesse supérieure dont elle eût été la grande
prêtresse : car s’il lui arrivait qu’ayant trop chaud, elle entr’ouvrît, ou même ôtât, tout à fait et me donnât à porter sa jaquette
qu’elle avait cru garder fermée, je découvrais dans la chemisette mille détails d’exécution qui avaient eu grande chance de
rester inaperçus comme ces parties d’orchestre auxquelles le
compositeur a donné tous ses soins, bien qu’elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du public ; ou dans les manches de la
jaquette pliée sur mon bras je voyais, je regardais longuement,
par plaisir ou par amabilité, quelque détail exquis, une bande
d’une teinte délicieuse, une satinette mauve habituellement cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement travaillée que
les parties extérieures, comme ces sculptures gothiques d’une
cathédrale dissimulées au revers d’une balustrade à quatre-

207

vingts pieds de hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du
grand porche, mais que personne n’avait jamais vues avant
qu’au hasard d’un voyage, un artiste n’eût obtenu de monter se
promener en plein ciel, pour dominer toute la ville, entre les
deux tours
...
À
pieds, Mme Swann avait l’air, surtout avec sa démarche que ralentissait la chaleur, d’avoir cédé à une curiosité, de commettre une élégante infraction aux règles du protocole, comme
ces souverains qui sans consulter personne, accompagnés par
l’admiration un peu scandalisée d’une suite qui n’ose formuler
une critique, sortent de leur loge pendant un gala et visitent le
foyer en se mêlant pendant quelques instants aux autres spectateurs
...
Le faubourg
Saint-Germain a bien aussi les siennes, mais moins parlantes
aux yeux et à l’imagination des « pannés »
...
Sans doute, ces sortes
de femmes ne sont pas elles-mêmes frappées comme eux du
brillant appareil dont elles sont entourées, elles n’y font plus
attention, mais c’est à force d’y être habituées, c’est-à-dire
d’avoir fini par le trouver d’autant plus naturel, d’autant plus
nécessaire, par juger les autres êtres selon qu’ils sont plus ou
moins initiés à ces habitudes du luxe : de sorte que (la grandeur qu’elles laissent éclater en elles, qu’elles découvrent chez
les autres, étant toute matérielle, facile à constater, longue à
acquérir, difficile à compenser), si ces femmes mettent un passant au rang le plus bas, c’est de la même manière qu’elles lui
sont apparues au plus haut, à savoir immédiatement, à

208

première vue, sans appel
...
D’ailleurs, les femmes qui
en faisaient partie n’auraient plus aujourd’hui ce qui était la
première condition de leur règne, puisque avec l’âge elles ont,
presque toutes, perdu leur beauté
...

Des jeunes gens qui passaient la regardaient anxieusement, incertains si leurs vagues relations avec elle (d’autant plus
qu’ayant à peine été présentés une fois à Swann ils craignaient
qu’il ne les reconnût pas) étaient suffisantes pour qu’ils se permissent de la saluer
...
Il déclenchait seulement, comme un mouvement d’horlogerie, la gesticulation de petits personnages salueurs qui n’étaient autres
que l’entourage d’Odette, à commencer par Swann, lequel soulevait son tube doublé de cuir vert, avec une grâce souriante,
apprise dans le faubourg Saint-Germain, mais à laquelle ne
s’alliait plus l’indifférence qu’il aurait eue autrefois
...
J’aime vous voir, mais j’aimais aussi l’influence que
vous aviez sur ma fille
...
Enfin, je ne veux pas vous tyranniser parce que vous
n’auriez qu’à ne plus vouloir me voir non plus ! » « Odette, Sagan qui vous dit bonjour », faisait remarquer Swann à sa
femme
...

D’ailleurs à tout moment, reconnue au fond de la transparence
liquide et du vernis lumineux de l’ombre que versait sur elle
son ombrelle, Mme Swann était saluée par les derniers cavaliers attardés, comme cinématographiés au galop sur l’ensoleillement blanc de l’avenue, hommes de cercle dont les noms,
célèbres pour le public – Antoine de Castellane, Adalbert de
Montmorency et tant d’autres – étaient pour Mme Swann des
noms familiers d’amis
...

*
*
*
J’étais arrivé à une presque complète indifférence à l’égard
de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma
grand’mère pour Balbec
...

Pourtant au moment de ce départ pour Balbec, et pendant les
premiers temps de mon séjour, mon indifférence n’était encore
qu’intermittente
...
Alors ne plus la voir m’était soudain
douloureux, comme c’eût été dans ce temps-là
...
Par
exemple, pour anticiper sur mon séjour en Normandie, j’entendis à Balbec un inconnu que je croisai sur la digue dire : « La
famille du directeur du ministère des Postes
...

C’est que jamais je n’avais repensé à une conversation que Gilberte avait eue devant moi avec son père, relativement à la famille du « directeur du ministère des Postes »
...
Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le
mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce
que c’était insignifiant et que nous lui avions ainsi laissé toute
sa force)
...
Hors de nous ?
En nous pour mieux dire, mais dérobée à nos propres regards,
dans un oubli plus ou moins prolongé
...
Au grand jour de la mémoire habituelle, les images du
passé pâlissent peu à peu, s’effacent, il ne reste plus rien
d’elles, nous ne le retrouverons plus
...

Mais cette souffrance et ce regain d’amour pour Gilberte ne
furent pas plus longs que ceux qu’on a en rêve, et cette fois, au
contraire, parce qu’à Balbec l’Habitude ancienne n’était plus là
pour les faire durer
...
À Paris
j’étais devenu de plus en plus indifférent à Gilberte, grâce à
l’Habitude
...
Elle affaiblit mais stabilise, elle
amène la désagrégation mais la fait durer indéfiniment
...
À Balbec un lit nouveau à
côté duquel on m’apportait le matin un petit déjeuner différent
de celui de Paris ne devait plus soutenir les pensées dont
s’était nourri mon amour pour Gilberte : il y a des cas (assez
rares il est vrai) où, la sédentarité immobilisant les jours, le
meilleur moyen de gagner du temps, c’est de changer de place
...

Ce voyage, on le ferait sans doute aujourd’hui en automobile,
croyant le rendre ainsi plus agréable
...
Mais

212

enfin le plaisir spécifique du voyage n’est pas de pouvoir descendre en route et de s’arrêter quand on est fatigué, c’est de
rendre la différence entre le départ et l’arrivée non pas aussi
insensible, mais aussi profonde qu’on peut, de la ressentir dans
sa totalité, intacte, telle quelle était dans notre pensée quand
notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu’au
cœur d’un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu’il franchissait une distance que parce qu’il
unissait deux individualités distinctes de la terre, qu’il nous
menait d’un nom à un autre nom ; et que schématise (mieux
qu’une promenade où, comme on débarque où l’on veut, il n’y
a guère plus d’arrivée) l’opération mystérieuse qui s’accomplissait dans ces lieux spéciaux, les gares, lesquels ne font pas partie pour ainsi dire de la ville mais contiennent l’essence de sa
personnalité de même que sur un écriteau signalétique elles
portent son nom
...
On « présente » un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tentures de la même époque, fade décor qu’excelle à
composer dans les hôtels d’aujourd’hui la maîtresse de maison
la plus ignorante la veille, passant maintenant ses journées
dans les archives et les bibliothèques, et au milieu duquel le
chef-d’œuvre qu’on regarde tout en dînant ne nous donne pas
la même enivrante joie qu’on ne doit lui demander que dans
une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux, par sa nudité et son dépouillement de toutes particularités, les espaces intérieurs où l’artiste s’est abstrait pour créer
...
Il faut laisser toute espérance de rentrer
coucher chez soi, une fois qu’on s’est décidé à pénétrer dans
l’antre empesté par où l’on accède au mystère, dans un de ces
grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où j’allais

213

chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la
ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces amoncelées de drame, pareils à certains ciels, d’une modernité presque parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et
sous lequel ne pouvait s’accomplir que quelque acte terrible et
solennel comme un départ en chemin de fer ou l’érection de la
Croix
...
Elles avaient commencé seulement quand il avait
compris qu’il serait de la partie et que le soir de l’arrivée on
me conduirait à « ma » chambre qui lui serait inconnue
...
de Norpois, ayant préféré louer une maison
dans les environs de Paris
...

Ce n’était pas la première fois que je sentais que ceux qui
aiment et ceux qui ont du plaisir ne sont pas les mêmes
...
Vous allez avoir les courses, les
régates, ce sera exquis
...

Ma grand’mère concevait naturellement notre départ d’une
façon un peu différente et, toujours aussi désireuse qu’autrefois de donner aux présents qu’on me faisait un caractère

214

artistique, avait voulu pour m’offrir de ce voyage une
« épreuve » en partie ancienne, que nous refissions moitié en
chemin de fer, moitié en voiture le trajet qu’avait suivi Mme de
Sévigné quand elle était allée de Paris à « L’Orient » en passant par Chaulnes et par « le Pont Audemer »
...
Elle se réjouissait du moins à la pensée que jamais,
au moment d’aller sur la plage, nous ne serions exposés à en
être empêchés par la survenue de ce que sa chère Sévigné appelle une chienne de carrossée, puisque nous ne connaîtrions
personne à Balbec, Legrandin ne nous ayant pas offert de
lettre d’introduction pour sa sœur
...
)
Donc nous partirions simplement de Paris par ce train de une
heure vingt-deux que je m’étais plu trop longtemps à chercher
dans l’indicateur des chemins de fer, où il me donnait chaque
fois l’émotion, presque la bienheureuse illusion du départ, pour
ne pas me figurer que je le connaissais
...

Comme ma grand’mère ne pouvait se résoudre à aller « tout
bêtement » à Balbec, elle s’arrêterait vingt-quatre heures chez
une de ses amies, de chez laquelle je repartirais le soir même
pour ne pas déranger, et aussi de façon à voir dans la journée
du lendemain l’église de Balbec, qui, avions-nous appris, était
assez éloignée de Balbec-Plage, et où je ne pourrais peut-être
pas aller ensuite au début de mon traitement de bains
...
Mais
il avait fallu d’abord quitter l’ancienne ; ma mère avait arrangé
de s’installer ce jour-là même à Saint-Cloud, et elle avait pris,
ou feint de prendre, toutes ses dispositions pour y aller directement après nous avoir conduits à la gare, sans avoir à repasser
par la maison où elle craignait que je ne voulusse, au lieu de
partir pour Balbec, rentrer avec elle
...

Pour la première fois je sentais qu’il était possible que ma
mère vécût sans moi, autrement que pour moi, d’une autre vie
...
Cette séparation me
désolait davantage parce que je me disais qu’elle était probablement pour ma mère le terme des déceptions successives
que je lui avais causées, qu’elle m’avait tues et après lesquelles

216

elle avait compris la difficulté de vacances communes ; et peutêtre aussi le premier essai d’une existence à laquelle elle commençait à se résigner pour l’avenir, au fur et à mesure que les
années viendraient pour mon père et pour elle, d’une existence
où je la verrais moins, où, ce qui même dans mes cauchemars
ne m’était jamais apparu, elle serait déjà pour moi un peu
étrangère, une dame qu’on verrait rentrer seule dans une maison où je ne serais pas, demandant au concierge s’il n’y avait
pas de lettres de moi
...
Ma mère essayait, pour me consoler, des moyens qui
lui paraissaient les plus efficaces
...
Tu auras demain une lettre de ta maman
...

Puis maman cherchait à me distraire, elle me demandait ce
que je commanderais pour dîner, elle admirait Françoise, lui
faisait compliment d’un chapeau et d’un manteau qu’elle ne reconnaissait pas, bien qu’ils eussent jadis excité son horreur
quand elle les avait vus neufs sur ma grand’tante, l’un avec
l’immense oiseau qui le surmontait, l’autre chargé de dessins
affreux et de jais
...
Quant à l’oiseau, il y avait longtemps que, cassé,
il avait été mis au rancart
...


217

Pour remonter à un temps plus ancien, la modestie et l’honnêteté qui donnaient souvent de la noblesse au visage de notre
vieille servante ayant gagné les vêtements que, en femme réservée mais sans bassesse, qui sait « tenir son rang et garder
sa place », elle avait revêtus pour le voyage afin d’être digne
d’être vue avec nous sans avoir l’air de chercher à se faire voir,
– Françoise, dans le drap cerise mais passé de son manteau et
les poils sans rudesse de son collet de fourrure, faisait penser à
quelqu’une de ces images d’Anne de Bretagne peintes dans des
livres d’Heures par un vieux maître, et dans lesquelles tout est
si bien en place, le sentiment de l’ensemble s’est si également
répandu dans toutes les parties que la riche et désuète singularité du costume exprime la même gravité pieuse que les yeux,
les lèvres et les mains
...
Elle
ne savait rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à
ne rien comprendre, sauf les rares vérités que le cœur est capable d’atteindre directement
...
Mais devant la clarté de son regard,
devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous
ces témoignages absents de tant d’êtres cultivés chez qui ils
eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement
d’un esprit d’élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d’un chien à qui on sait pourtant que sont
étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait
se demander s’il n’y a pas parmi ces autres humbles frères, les
paysans, des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du
monde des simples d’esprit, ou plutôt qui, condamnés par une
injuste destinée à vivre parmi les simples d’esprit, privés de lumière, mais qui pourtant, plus naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d’élite que ne le sont la plupart
des gens instruits, sont comme des membres dispersés, égarés,
privés de raison, de la famille sainte, des parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels – comme il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où
pourtant elle ne s’applique à rien – il n’a manqué, pour avoir
du talent, que du savoir
...
Citons

218

Madame de Sévigné, comme ta grand’mère : « Je vais être obligée de me servir de tout le courage que tu n’as pas
...
Je m’efforçais de sourire à ces détails et j’inclinais la tête d’un air d’acquiescement et de satisfaction
...

Pour éviter les crises de suffocation que me donnerait le
voyage, le médecin m’avait conseillé de prendre au moment du
départ un peu trop de bière ou de cognac, afin d’être dans un
état qu’il appelait « euphorie », où le système nerveux est momentanément moins vulnérable
...
Aussi j’en parlais comme si mon hésitation ne portait
que sur l’endroit où je boirais de l’alcool, buffet ou wagon-bar
...
Et si
j’allai cependant boire beaucoup trop dans le bar du train, ce
fut parce que je sentais que sans cela j’aurais un accès trop
violent et que c’est encore ce qui la peinerait le plus
...
Ma
grand’mère cependant ne paraissait pas éprouver la même joie
que moi de toutes ces bonnes nouvelles
...

Mais quand ma grand’mère croyait que j’avais les yeux fermés, je la voyais par moments sous son voile à gros pois jeter
un regard sur moi, puis le retirer, puis recommencer, comme
quelqu’un qui cherche à s’efforcer, pour s’y habituer, à un
exercice qui lui est pénible
...
Et à moi pourtant ma propre voix me donnait du plaisir, et de même les mouvements les plus insensibles, les plus
intérieurs de mon corps
...
« Allons,
repose-toi, me dit ma grand’mère
...
» Et elle me passa un volume de Madame de
Sévigné que j’ouvris, pendant qu’elle-même s’absorbait dans
les Mémoires de Madame de Beausergent
...
C’était ses deux auteurs de prédilection
...

Mais contempler ce store me paraissait admirable et je n’eusse

220

pas pris la peine de répondre à qui eût voulu me détourner de
ma contemplation
...
Un vieil employé vint nous
demander nos billets
...

Je voulus lui demander de s’asseoir à côté de nous
...
Le plaisir que j’éprouvais à regarder le store bleu et à
sentir que ma bouche était à demi ouverte commença enfin à
diminuer
...
Tout en lisant je
sentais grandir mon admiration pour Madame de Sévigné
...
Déjà Mme de Simiane s’imagine ressembler à sa grand’mère parce qu’elle écrit : « M
...
Je m’en acquitte
pour huit, il en viendra d’autres… ; jamais la terre n’en avait
tant porté
...
» Et elle écrit
dans ce même genre la lettre sur la saignée, sur les citrons,
etc
...

Mais ma grand’mère qui était venue à celle-ci par le dedans,
par l’amour pour les siens, pour la nature, m’avait appris à en

221

aimer les vraies beautés, qui sont tout autres
...
Je me rendis compte à Balbec que
c’est de la même façon que lui qu’elle nous présente les
choses, dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause
...
», je fus ravi par ce
que j’eusse appelé un peu plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même façon que lui les caractères ?) le côté Dostoïewski des Lettres de Madame de Sévigné
...


222

Les levers de soleil sont un accompagnement des longs
voyages en chemin de fer, comme les œufs durs, les journaux
illustrés, les jeux de cartes, les rivières où des barques s’évertuent sans avancer
...
Mais je sentais qu’au contraire cette couleur n’était ni
inertie, ni caprice, mais nécessité et vie
...
Elle s’aviva, le ciel
devint d’un incarnat que je tâchais, en collant mes yeux à la
vitre, de mieux voir, car je le sentais en rapport avec l’existence profonde de la nature, mais la ligne du chemin de fer
ayant changé de direction, le train tourna, la scène matinale
fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un village nocturne aux toits bleus de clair de lune, avec un lavoir encrassé
de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore semé de
toutes ses étoiles, et je me désolais d’avoir perdu ma bande de
ciel rose quand je l’aperçus de nouveau, mais rouge cette fois,
dans la fenêtre d’en face qu’elle abandonna à un deuxième
coude de la voie ferrée ; si bien que je passais mon temps à
courir d’une fenêtre à l’autre pour rapprocher, pour rentoiler
les fragments intermittents et opposites de mon beau matin
écarlate et versatile et en avoir une vue totale et un tableau
continu
...
On ne voyait au fond de la
gorge, au bord du torrent, qu’une maison de garde enfoncée
dans l’eau qui coulait au ras des fenêtres
...


223

Dans la vallée à qui ces hauteurs cachaient le reste du monde,
elle ne devait jamais voir personne que dans ces trains qui ne
s’arrêtaient qu’un instant
...
Empourpré des reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel
...
Nous oublions toujours qu’ils sont individuels et, leur
substituant dans notre esprit un type de convention que nous
formons en faisant une sorte de moyenne entre les différents
visages qui nous ont plu, entre les plaisirs que nous avons
connus, nous n’avons que des images abstraites qui sont languissantes et fades parce qu’il leur manque précisément ce caractère d’une chose nouvelle, différente de ce que nous avons
connu, ce caractère qui est propre à la beauté et au bonheur
...
C’est ainsi que bâille d’avance d’ennui un lettré à qui
on parle d’un nouveau « beau livre », parce qu’il imagine une
sorte de composé de tous les beaux livres qu’il a lus, tandis
qu’un beau livre est particulier, imprévisible, et n’est pas fait
de la somme de tous les chefs-d’œuvre précédents mais de
quelque chose que s’être parfaitement assimilé cette somme ne
suffit nullement à faire trouver, car c’est justement en dehors
d’elle
...
Telle, étrangère aux modèles de beauté que
dessinait ma pensée quand je me trouvais seul, la belle fille me
donna aussitôt le goût d’un certain bonheur (seule forme, toujours particulière, sous laquelle nous puissions connaître le
goût du bonheur), d’un bonheur qui se réaliserait en vivant auprès d’elle
...
Je faisais bénéficier la marchande de lait de ce que c’était mon être complet, apte à goûter de vives jouissances, qui était en face d’elle
...
Mais par ce matin de voyage l’interruption de la
routine de mon existence, le changement de lieu et d’heure
avaient rendu leur présence indispensable
...
Je ne sais si, en me faisant croire
que cette fille n’était pas pareille aux autres femmes, le
charme sauvage de ces lieux ajoutait au sien, mais elle le leur
rendait
...

Elle m’aurait initié aux charmes de la vie rustique et des premières heures du jour
...
J’avais besoin d’être remarqué d’elle
...
Au-dessus de son corps très grand, le teint
de sa figure était si doré et si rose qu’elle avait l’air d’être vue
à travers un vitrail illuminé
...
Elle posa sur moi son regard perçant, mais comme les employés fermaient les portières, le train
se mit en marche ; je la vis quitter la gare et reprendre le sentier, il faisait grand jour maintenant : je m’éloignais de
l’aurore
...
Ce n’est pas seulement que cet état fût
agréable
...
Pour avoir
la douceur de me sentir du moins attaché à cette vie, il eût suffi que j’habitasse assez près de la petite station pour pouvoir
venir tous les matins demander du café au lait à cette paysanne
...
Et comme d’autre part nous
voulons continuer à penser à elle, il préfère l’imaginer dans
l’avenir, préparer habilement les circonstances qui pourront la
faire renaître, ce qui ne nous apprend rien sur son essence,
mais nous évite la fatigue de la recréer en nous-même et nous
permet d’espérer la recevoir de nouveau du dehors
...
Cette acception partielle où nous le prenons si souvent
finit – s’il s’agit de lieux que nous ne connaissons pas encore –
par sculpter le nom tout entier qui dès lors quand nous voudrons y faire entrer l’idée de la ville – de la ville que nous
n’avons jamais vue – lui imposera – comme un moule – les
mêmes ciselures, et du même style, en fera une sorte de
grande cathédrale
...
Je traversai vivement la gare et le boulevard qui y aboutissait, je demandai la grève pour ne voir que l’église et la mer ;
on n’avait pas l’air de comprendre ce que je voulais dire
...
Certes, c’était bien dans la mer que les
pêcheurs avaient trouvé, selon la légende, le Christ miraculeux

226

dont un vitrail de cette église qui était à quelques mètres de
moi racontait la découverte ; c’était bien de falaises battues
par les flots qu’avait été tirée la pierre de la nef et des tours
...
Et l’église – entrant dans
mon attention avec le Café, avec le passant à qui il avait fallu
demander mon chemin, avec la gare où j’allais retourner – faisait un avec tout le reste, semblait un accident, un produit de
cette fin d’après-midi, dans laquelle la coupe mœlleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même lumière qui
baignait les cheminées des maisons, mûrissait la peau rose, dorée et fondante
...
La figure
bienveillante, camuse et douce, le dos voûté, ils semblaient
s’avancer d’un air de bienvenue en chantant l’Alleluia d’un
beau jour
...
Je me disais : c’est ici, c’est l’église de
Balbec
...
Ce que j’ai vu jusqu’ici c’était des photographies de cette église, et, de ces
Apôtres, de cette Vierge du porche si célèbres, les moulages
seulement
...

C’était moins aussi peut-être
...
L’heure passait, il
fallait retourner à la gare où je devais attendre ma grand’mère
et Françoise pour gagner ensemble Balbec-Plage
...
» Et n’accusant de ma
déception que des contingences, la mauvaise disposition où
j’étais, ma fatigue, mon incapacité de savoir regarder, j’essayais de me consoler en pensant qu’il restait d’autres villes
encore intactes pour moi, que je pourrais prochainement peutêtre pénétrer, comme au milieu d’une pluie de perles, dans le
frais gazouillis des égouttements de Quimperlé, traverser le reflet verdissant et rose qui baignait Pont-Aven ; mais pour Balbec, dès que j’y étais entré, ç’avait été comme si j’avais entr’ouvert un nom qu’il eût fallu tenir hermétiquement clos et

228

où, profitant de l’issue que je leur avais imprudemment offerte
en chassant toutes les images qui y vivaient jusque-là, un tramway, un café, les gens qui passaient sur la place, la succursale
du Comptoir d’Escompte, irrésistiblement poussés par une
pression externe et une force pneumatique, s’étaient engouffrés à l’intérieur des syllabes qui, refermées sur eux, les laissaient maintenant encadrer le porche de l’église persane et ne
cesseraient plus de les contenir
...
À peine fus-je assis dans le wagon rempli par
la lumière fugitive du couchant et par la chaleur persistante de
l’après-midi (la première, hélas ! me permettant de voir en
plein sur le visage de ma grand’mère combien la seconde
l’avait fatiguée), elle me demanda : « Eh bien, Balbec ? » avec
un sourire si ardemment éclairé par l’espérance du grand plaisir qu’elle pensait que j’avais éprouvé, que je n’osai pas lui
avouer tout d’un coup ma déception
...
Au terme, encore éloigné de plus d’une heure,
de ce trajet, je cherchais à imaginer le directeur de l’hôtel de
Balbec pour qui j’étais, en ce moment, inexistant, et j’aurais
voulu me présenter à lui dans une compagnie plus prestigieuse
que celle de ma grand’mère qui allait certainement lui demander des rabais
...

À tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à l’une
des stations qui précédaient Balbec-Plage et dont les noms
mêmes (Incarville, Marcouville, Doville, Pont-à-Couleuvre,
Arambouville, Saint-Mars-le-Vieux, Hermonville, Maineville)
me semblaient étranges, alors que lus dans un livre ils auraient
eu quelque rapport avec les noms de certaines localités qui
étaient voisines de Combray
...
De
même, rien moins que ces tristes noms faits de sable, d’espace
trop aéré et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot ville
s’échappait comme vole dans pigeon-vole, ne me faisait penser
à ces autres noms de Roussainville ou de Martainville, qui
parce que je les avais entendu prononcer si souvent par ma
grand’tante à table, dans la « salle », avaient acquis un certain
charme sombre où s’étaient peut-être mélangés des extraits du
goût des confitures, de l’odeur du feu de bois et du papier d’un
livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d’en face,
et qui, aujourd’hui encore, quand ils remontent, comme une
bulle gazeuse, du fond de ma mémoire, conservent leur vertu
spécifique à travers les couches superposées de milieux différents qu’ils ont à franchir avant d’atteindre jusqu’à la surface
...
Mais combien ma
souffrance s’aggrava quand nous eûmes débarqué dans le hall
du Grand-Hôtel de Balbec, en face de l’escalier monumental
qui imitait le marbre, et pendant que ma grand’mère, sans souci d’accroître l’hostilité et le mépris des étrangers au milieu
desquels nous allions vivre, discutait les « conditions » avec le
directeur, sorte de poussah à la figure et à la voix pleines de cicatrices (qu’avait laissées l’extirpation sur l’une, de nombreux
boutons, sur l’autre des divers accents dus à des origines lointaines et à une enfance cosmopolite), au smoking de mondain,

230

au regard de psychologue, prenant généralement, à l’arrivée
de l’« omnibus », les grands seigneurs pour des râleux et les
rats d’hôtel pour des grands seigneurs
...
Il
est vrai que, dans ce Palace même, il y avait des gens qui ne
payaient pas très cher tout en étant estimés du directeur, à
condition que celui-ci fût certain qu’ils regardaient à dépenser
non pas par pauvreté mais par avarice
...
La situation sociale était la seule chose à laquelle le directeur fît attention, la situation sociale, ou plutôt les signes qui lui paraissaient impliquer qu’elle était élevée, comme de ne pas se découvrir en entrant dans le hall, de porter des knickerbockers,
un paletot à taille, et de sortir un cigare ceint de pourpre et
d’or d’un étui en maroquin écrasé (tous avantages, hélas ! qui
me faisaient défaut)
...

Tandis que j’entendais ma grand’mère, sans se froisser qu’il
l’écoutât son chapeau sur la tête et tout en sifflotant, lui demander avec une intonation artificielle : « Et quels sont… vos
prix ?… Oh ! beaucoup trop élevés pour mon petit budget », attendant sur une banquette, je me réfugiais au plus profond de
moi-même, je m’efforçais d’émigrer dans les pensées éternelles, de ne laisser rien de moi, rien de vivant, à la surface de
mon corps – insensibilisée comme l’est celle des animaux qui
par inhibition font les morts quand on les blesse – afin de ne
pas trop souffrir dans ce lieu où mon manque total d’habitude
m’était rendu plus sensible encore par la vue de celle que semblait en avoir au même moment une dame élégante à qui le directeur témoignait son respect en prenant des familiarités avec
le petit chien dont elle était suivie, le jeune gandin qui, la
plume au chapeau, rentrait en demandant « s’il avait des
lettres », tous ces gens pour qui c’était regagner leur home
que de gravir les degrés en faux marbre
...

Mon impression de solitude s’accrut encore un moment
après
...
Elle me causa à peu près autant de
plaisir que son image au milieu d’un « illustré » peut en procurer au malade qui le feuillette dans le cabinet d’attente d’un
chirurgien
...
Il est vrai
qu’il invoquait, pour la faire venir au Grand-Hôtel de Balbec,
non seulement « la chère exquise » et le « coup d’œil féerique
des jardins du Casino », mais encore les « arrêts de Sa Majesté
la Mode, qu’on ne peut violer impunément sans passer pour un
béotien, ce à quoi aucun homme bien élevé ne voudrait s’exposer »
...
Elle devait être
découragée, sentir que si je ne supportais pas cette fatigue

232

c’était à désespérer qu’aucun voyage pût me faire du bien
...
Puis en
glissant de nouveau le long d’un pilier il m’entraîna à sa suite
vers le dôme de la nef commerciale
...
J’appliquais à son visage rendu indécis par le crépuscule le masque de mes rêves
les plus passionnés, mais lisais dans son regard tourné vers
moi l’horreur de mon néant
...
Je m’excusai de tenir autant de
place, de lui donner tellement de peine, et lui demandai si je ne
le gênais pas dans l’exercice d’un art à l’endroit duquel, pour
flatter le virtuose, je fis plus que manifester de la curiosité, je
confessai ma prédilection
...

Il n’est peut-être rien qui donne plus l’impression de la réalité de ce qui nous est extérieur, que le changement de la position, par rapport à nous, d’une personne même insignifiante,
avant que nous l’ayons connue, et après
...
Mais dans cette
âme, à l’endroit où, à six heures, il y avait avec l’impossibilité
d’imaginer le directeur, le Palace, son personnel, une attente
vague et craintive du moment où j’arriverais, se trouvaient
maintenant les boutons extirpés dans la figure du directeur

233

cosmopolite (en réalité naturalisé Monégasque, bien qu’il fût –
comme il disait parce qu’il employait toujours des expressions
qu’il croyait distinguées, sans s’apercevoir qu’elles étaient vicieuses – « d’originalité roumaine ») – son geste pour sonner le
lift, le lift lui-même, toute une frise de personnages de guignol
sortis de cette boîte de Pandore qu’était le Grand-Hôtel, indéniables, inamovibles, et, comme tout ce qui est réalisé, stérilisants
...
J’étais brisé par la fatigue, j’avais
la fièvre ; je me serais bien couché, mais je n’avais rien de ce
qu’il eût fallu pour cela
...

C’est notre attention qui met des objets dans une chambre, et
l’habitude qui les en retire, et nous y fait de la place
...
La pendule –
alors qu’à la maison je n’entendais la mienne que quelques secondes par semaine, seulement quand je sortais d’une profonde méditation – continua sans s’interrompre un instant à tenir dans une langue inconnue des propos qui devaient être
désobligeants pour moi, car les grands rideaux violets l’écoutaient sans répondre, mais dans une attitude analogue à celle
des gens qui haussent les épaules pour montrer que la vue
d’un tiers les irrite
...
J’étais tourmenté par la présence de petites bibliothèques à vitrines, qui couraient le long des murs, mais surtout par une grande glace à pieds, arrêtée en travers de la
pièce et avant le départ de laquelle je sentais qu’il n’y aurait
pas pour moi de détente possible
...

N’ayant plus d’univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui m’entouraient, qu’envahi jusque dans
les os par la fièvre, j’étais seul, j’avais envie de mourir
...

Elle portait une robe de chambre de percale qu’elle revêtait
à la maison chaque fois que l’un de nous était malade (parce
qu’elle s’y sentait plus à l’aise, disait-elle, attribuant toujours à
ce qu’elle faisait des mobiles égoïstes), et qui était pour nous
soigner, pour nous veiller, sa blouse de servante et de garde,
son habit de religieuse
...
Et – comme
quelqu’un qui veut nouer sa cravate devant une glace sans
comprendre que le bout qu’il voit n’est pas placé par rapport à
lui du côté où il dirige sa main, ou comme un chien qui poursuit à terre l’ombre dansante d’un insecte – trompé par l’apparence du corps comme on l’est dans ce monde où nous ne percevons pas directement les âmes, je me jetai dans les bras de
ma grand’mère et je suspendis mes lèvres à sa figure comme si
j’accédais ainsi à ce cœur immense qu’elle m’ouvrait
...

Je regardais ensuite sans me lasser son grand visage découpé comme un beau nuage ardent et calme, derrière lequel on
sentait rayonner la tendresse
...
Elle trouvait un tel
plaisir dans toute peine qui m’en épargnait une, et, dans un
moment d’immobilité et de calme pour mes membres fatigués
quelque chose de si délicieux, que quand, ayant vu qu’elle voulait m’aider à me coucher et me déchausser, je fis le geste de
l’en empêcher et de commencer à me déshabiller moi-même,
elle arrêta d’un regard suppliant mes mains qui touchaient aux
premiers boutons de ma veste et de mes bottines
...
C’est une telle joie pour ta
grand’mère
...
D’ici un moment quand tu seras
couché fais-le, pour voir si nous nous comprenons bien
...
Alors quand je croyais
entendre qu’elle était réveillée – pour qu’elle n’attendît pas et
pût, tout de suite après, se rendormir – je risquais trois petits
coups, timidement, faiblement, distinctement malgré tout, car

236

si je craignais d’interrompre son sommeil dans le cas où je me
serais trompé et où elle eût dormi, je n’aurais pas voulu non
plus qu’elle continuât d’épier un appel qu’elle n’aurait pas distingué d’abord et que je n’oserais pas renouveler
...
Je lui disais que
j’avais eu peur qu’elle ne m’entendît pas ou crût que c’était un
voisin qui avait frappé ; elle riait :
– Confondre les coups de mon pauvre chou avec d’autres,
mais entre mille sa grand’mère les reconnaîtrait ! Crois-tu
donc qu’il y en ait d’autres au monde qui soient aussi bêtas,
aussi fébriles, aussi partagés entre la crainte de me réveiller et
de ne pas être compris
...
Je l’entendais déjà depuis un moment qui hésitait, qui
se remuait dans le lit, qui faisait tous ses manèges
...
Elle me disait l’heure, le
temps qu’il ferait, que ce n’était pas la peine que j’allasse jusqu’à la fenêtre, qu’il y avait de la brume sur la mer, si la boulangerie était déjà ouverte, quelle était cette voiture qu’on entendait : tout cet insignifiant lever de rideau, ce négligeable introït du jour auquel personne n’assiste, petit morceau de vie
qui n’était qu’à nous deux, que j’évoquerais volontiers dans la
journée devant Françoise ou des étrangers en parlant du
brouillard à couper au couteau qu’il y avait eu le matin à six
heures, avec l’ostentation non d’un savoir acquis, mais d’une
marque d’affection reçue par moi seul ; doux instant matinal
qui s’ouvrait comme une symphonie par le dialogue rythmé de
mes trois coups auquel la cloison pénétrée de tendresse et de
joie, devenue harmonieuse, immatérielle, chantant comme les
anges, répondait par trois autres coups, ardemment attendus,
deux fois répétés, et où elle savait transporter l’âme de ma

237

grand’mère tout entière et la promesse de sa venue, avec une
allégresse d’annonciation et une fidélité musicale
...
Peut-être cet effroi que j’avais –
qu’ont tant d’autres – de coucher dans une chambre inconnue,
peut-être cet effroi n’est-il que la forme la plus humble, obscure, organique, presque inconsciente, de ce grand refus
désespéré qu’opposent les choses qui constituent le meilleur
de notre vie présente à ce que nous revêtions mentalement de
notre acceptation la formule d’un avenir où elles ne figurent
pas ; refus qui était au fond de l’horreur que m’avait fait si souvent éprouver la pensée que mes parents mourraient un jour,
que les nécessités de la vie pourraient m’obliger à vivre loin de
Gilberte, ou simplement à me fixer définitivement dans un pays
où je ne reverrais plus jamais mes amis ; refus qui était encore
au fond de la difficulté que j’avais à penser à ma propre mort
ou à une survie comme celle que Bergotte promettait aux
hommes dans ses livres, dans laquelle je ne pourrais emporter
mes souvenirs, mes défauts, mon caractère qui ne se résignaient pas à l’idée de ne plus être et ne voulaient pour moi ni
du néant, ni d’une éternité où ils ne seraient plus
...
» Et pourtant ma raison me disait : « Qu’est-ce que cela
peut faire, puisque tu n’en seras pas affligé ? Quand Monsieur
Swann te dit que tu ne reviendras pas, il entend par là que tu
ne voudras pas revenir, et puisque tu ne le voudras pas, c’est
que, là-bas, tu seras heureux
...
Certes ces amitiés nouvelles pour des lieux et
des gens ont pour trame l’oubli des anciennes ; mais justement

238

ma raison pensait que je pouvais envisager sans terreur la
perspective d’une vie où je serais à jamais séparé d’êtres dont
je perdrais le souvenir, et c’est comme une consolation qu’elle
offrait à mon cœur une promesse d’oubli qui ne faisait au
contraire qu’affoler son désespoir
...
Et la crainte d’un avenir où nous serons
enlevés la vue et l’entretien de ceux que nous aimons et d’où
nous tirons aujourd’hui notre plus chère joie, cette crainte, loin
de se dissiper, s’accroît, si à la douleur d’une telle privation
nous pensons que s’ajoutera ce qui pour nous semble actuellement plus cruel encore : ne pas la ressentir comme une douleur, y rester indifférent ; car alors notre moi serait changé, ce
ne serait plus seulement le charme de nos parents, de notre
maîtresse, de nos amis, qui ne serait plus autour de nous, mais
notre affection pour eux ; elle aurait été si parfaitement arrachée de notre cœur dont elle est aujourd’hui une notable part,
que nous pourrions nous plaire à cette vie séparée d’eux dont
la pensée nous fait horreur aujourd’hui ; ce serait donc une
vraie mort de nous-même, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi différent et jusqu’à l’amour duquel ne
peuvent s’élever les parties de l’ancien moi condamnées à
mourir
...
Et pour une nature
nerveuse comme était la mienne, c’est-à-dire chez qui les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent
pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au
contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont
disparaître, l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond
inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié
qui survivait en moi pour un plafond familier et bas
...

Mais le lendemain matin ! – après qu’un domestique fut venu
m’éveiller et m’apporter de l’eau chaude, et pendant que je faisais ma toilette et essayais vainement de trouver les affaires
dont j’avais besoin dans ma malle d’où je ne tirais, pêle-mêle,
que celles qui ne pouvaient me servir à rien, quelle joie, pensant déjà au plaisir du déjeuner et de la promenade, de voir
dans la fenêtre et dans toutes les vitrines des bibliothèques,
comme dans les hublots d’une cabine de navire, la mer nue,
sans ombrages et pourtant à l’ombre sur une moitié de son
étendue que délimitait une ligne mince et mobile, et de suivre
des yeux les flots qui s’élançaient l’un après l’autre comme des
sauteurs sur un tremplin
...
Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre chaque matin
comme au carreau d’une diligence dans laquelle on a dormi,
pour voir si pendant la nuit s’est rapprochée ou éloignée une
chaîne désirée – ici ces collines de la mer qui, avant de revenir
vers nous en dansant, peuvent reculer si loin que souvent ce
n’était qu’après une longue plaine sablonneuse que j’apercevais à une grande distance leurs premières ondulations, dans
un lointain transparent, vaporeux et bleuâtre comme ces glaciers qu’on voit au fond des tableaux des primitifs toscans
...
Au reste, dans cette brèche que la plage et
les flots pratiquent au milieu du monde pour du reste y faire
passer, pour y accumuler la lumière, c’est elle surtout, selon la
direction d’où elle vient et que suit notre œil, c’est elle qui déplace et situe les vallonnements de la mer
...
Quand, le matin, le soleil
venait de derrière l’hôtel, découvrant devant moi les grèves
illuminées jusqu’aux premiers contreforts de la mer, il semblait
m’en montrer un autre versant et m’engager à poursuivre, sur
la route tournante de ses rayons, un voyage immobile et varié à
travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures
...
Hélas, le vent de mer, une
heure plus tard, dans la grande salle à manger – tandis que
nous déjeunions et que, de la gourde de cuir d’un citron, nous
répandions quelques gouttes d’or sur deux soles qui bientôt
laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé
comme une plume et sonore comme une cithare – il parut cruel
à ma grand’mère de n’en pas sentir le souffle vivifiant à cause
du châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous
séparait de la plage tout en nous la laissant entièrement voir et
dans lequel le ciel entrait si complètement que son azur avait
l’air d’être la couleur des fenêtres et ses nuages blancs un défaut du verre
...
Malheureusement ce n’était pas
seulement par son aspect que différait de la « salle » de Combray donnant sur les maisons d’en face, cette salle à manger de
Balbec, nue, emplie de soleil vert comme l’eau d’une piscine, et
à quelques mètres de laquelle la marée pleine et le grand jour
élevaient, comme devant la cité céleste, un rempart indestructible et mobile d’émeraude et d’or
...

Dans la vie de bains de mer on ne connaît que ses voisins
...
Je
n’avais pas l’indifférence plus noble qu’aurait éprouvée un
homme du monde à l’égard des personnes qui déjeunaient
dans la salle à manger, ni des jeunes gens et des jeunes filles
passant sur la digue, avec lesquels je souffrais de penser que je
ne pourrais pas faire d’excursions, moins pourtant que si ma
grand’mère, dédaigneuse des formes mondaines et ne s’occupant que de ma santé, leur avait adressé la demande, humiliante pour moi, de m’agréer comme compagnon de promenade
...
Mais elle interceptait le vent et
c’était un défaut à l’avis de ma grand’mère qui, ne pouvant
supporter l’idée que je perdisse le bénéfice d’une heure d’air,
ouvrit subrepticement un carreau et fit envoler du même coup,
avec les menus, les journaux, voiles et casquettes de toutes les
personnes qui étaient en train de déjeuner ; elle-même, soutenue par le souffle céleste, restait calme et souriante comme
sainte Blandine, au milieu des invectives qui, augmentant mon

242

impression d’isolement et de tristesse, réunissaient contre
nous les touristes méprisants, dépeignés et furieux
...
Ils y conservaient toujours les
mêmes chambres, et, avec leurs femmes qui avaient des prétentions à l’aristocratie, formaient un petit groupe, auquel
s’étaient adjoints un grand avocat et un grand médecin de Paris qui le jour du départ leur disaient :
– Ah ! c’est vrai, vous ne prenez pas le même train que nous,
vous êtes privilégiés, vous serez rendus pour le déjeuner
...

Ils le disaient avec un roulement d’r paysan, sans y mettre
d’aigreur, car c’étaient des lumières de leur province qui auraient pu comme d’autres venir à Paris – on avait plusieurs fois
offert au premier président de Caen un siège à la Cour de cassation – mais avaient préféré rester sur place, par amour de
leur ville, ou de l’obscurité, ou de la gloire, ou parce qu’ils
étaient réactionnaires, et pour l’agrément des relations de voisinage avec les châteaux
...

Car – comme la baie de Balbec était un petit univers à part
au milieu du grand, une corbeille des saisons où étaient rassemblés en cercle les jours variés et les mois successifs, si bien
que, non seulement les jours où on apercevait Rivebelle, ce qui
était signe d’orage, on y distinguait du soleil sur les maisons
pendant qu’il faisait noir à Balbec, mais encore que quand les
froids avaient gagné Balbec, on était certain de trouver sur

243

cette autre rive deux ou trois mois supplémentaires de chaleur
– ceux de ces habitués du Grand-Hôtel dont les vacances commençaient tard ou duraient longtemps faisaient, quand arrivaient les pluies et les brumes, à l’approche de l’automne,
charger leurs malles sur une barque, et traversaient rejoindre
l’été à Rivebelle ou à Costedor
...
Car c’était le même – Aimé – qui revenait tous les ans faire la saison et leur gardait
leurs tables ; et mesdames leurs épouses, sachant que sa
femme attendait un bébé, travaillaient après les repas chacune
à une pièce de la layette, tout en nous toisant avec leur face à
main, ma grand’mère et moi, parce que nous mangions des
œufs durs dans la salade, ce qui était réputé commun et ne se
faisait pas dans la bonne société d’Alençon
...
Il
habitait l’hôtel avec sa jolie maîtresse, sur le passage de qui
quand elle allait se baigner, les gamins criaient : « Vive la
reine ! » parce qu’elle faisait pleuvoir sur eux des pièces de
cinquante centimes
...

– Mais on m’avait assuré qu’à Ostende ils usaient de la cabine royale
...
Vous pouvez
la prendre si cela vous fait plaisir
...

– Ah, vraiment, c’est intéressant ! il y a tout de même des
gens !…
Et sans doute tout cela était vrai, mais c’était aussi par ennui
de sentir que pour une bonne partie de la foule ils n’étaient,
eux, que de bons bourgeois qui ne connaissaient pas ce roi et
cette reine prodigues de leur monnaie, que le notaire, le président, le bâtonnier, au passage de ce qu’ils appelaient un carnaval, éprouvaient tant de mauvaise humeur et manifestaient

244

tout haut une indignation au courant de laquelle était leur ami
le maître d’hôtel, qui, obligé de faire bon visage aux souverains
plus généreux qu’authentiques, cependant tout en prenant leur
commande, adressait de loin à ses vieux clients un clignement
d’œil significatif
...

D’autre part, le bâtonnier et ses amis ne tarissaient pas de
sarcasmes, au sujet d’une vieille dame riche et titrée, parce
qu’elle ne se déplaçait qu’avec tout son train de maison
...

Sans doute par là voulaient-elles seulement montrer, que s’il
y avait certaines choses dont elles manquaient – dans l’espèce
certaines prérogatives de la vieille dame, et être en relations
avec elle – c’était non pas parce qu’elles ne pouvaient, mais ne
voulaient pas les posséder
...

Mais tout le monde dans cet hôtel agissait sans doute de la
même manière qu’elles, bien que sous d’autres formes, et

245

sacrifiait sinon à l’amour-propre, du moins à certains principes
d’éducations ou à des habitudes intellectuelles, le trouble délicieux de se mêler à une vie inconnue
...
Il était au
contraire embaumé d’un parfum fin et vieillot mais qui n’était
pas moins factice
...
Peut-être sentait-elle que, si elle était arrivée inconnue au Grand-Hôtel de Balbec elle eût avec sa robe de laine
noire et son bonnet démodé fait sourire quelque noceur qui de
son « rocking » eût murmuré « quelle purée ! » ou surtout
quelque homme de valeur ayant gardé comme le premier président, entre ses favoris poivre et sel, un visage frais et des
yeux spirituels comme elle les aimait, et qui eût aussitôt désigné à la lentille rapprochante du face-à-main conjugal l’apparition de ce phénomène insolite ; et peut-être était-ce par inconsciente appréhension de cette première minute qu’on sait
courte mais qui n’est pas moins redoutée – comme la première
tête qu’on pique dans l’eau – que cette dame envoyait d’avance
un domestique mettre l’hôtel au courant de sa personnalité et
de ses habitudes, et coupant court aux salutations du directeur
gagnait avec une brièveté où il y avait plus de timidité que
d’orgueil sa chambre où des rideaux personnels remplaçant
ceux qui pendaient aux fenêtres, des paravents, des photographies, mettaient si bien entre elle et le monde extérieur auquel
il eût fallu s’adapter la cloison de ses habitudes, que c’était son
chez elle, au sein duquel elle était restée, qui voyageait plutôt
qu’elle-même…
Dès lors, ayant placé entre elle d’une part, le personnel de
l’hôtel et les fournisseurs de l’autre, ses domestiques qui recevaient à sa place le contact de cette humanité nouvelle et entretenaient autour de leur maîtresse l’atmosphère accoutumée,
ayant mis ses préjugés entre elle et les baigneurs, insoucieuse
de déplaire à des gens que ses amies n’auraient pas reçus,

246

c’est dans son monde qu’elle continuait à vivre par la correspondance avec ses amies, par le souvenir, par la conscience intime qu’elle avait de sa situation, de la qualité de ses manières,
de la compétence de sa politesse
...
Elle ne quitta
pas sa chambre avant le milieu de l’après-midi, le jour de notre
arrivée, et nous ne l’aperçûmes pas dans la salle à manger où
le directeur, comme nous étions nouveaux venus, nous conduisit, sous sa protection, à l’heure du déjeuner, comme un gradé
qui mène des bleus chez le caporal tailleur pour les faire habiller ; mais nous y vîmes, en revanche, au bout d’un instant un
hobereau et sa fille, d’une obscure mais très ancienne famille
de Bretagne, M
...
Venus seulement à Balbec pour retrouver des châtelains qu’ils
connaissaient dans le voisinage, ils ne passaient dans la salle à
manger de l’hôtel, entre les invitations acceptées au dehors et
les visites rendues que le temps strictement nécessaire
...
de Stermaria gardait l’air glacial, pressé, distant,
rude, pointilleux et malintentionné, qu’on a dans un buffet de
chemin de fer au milieu de voyageurs qu’on n’a jamais vus,
qu’on ne reverra pas, et avec qui on ne conçoit d’autres rapports que de défendre contre eux son poulet froid et son coin
dans le wagon
...
de Stermaria, lequel venait d’arriver et, sans le moindre geste d’excuse à notre
adresse, pria à haute voix le maître d’hôtel de veiller à ce
qu’une pareille erreur ne se renouvelât pas, car il lui était
désagréable que « des gens qu’il ne connaissait pas » eussent
pris sa table
...
Même devant une table servie, ou devant une table
à jeu, chacun d’eux avait besoin de savoir que dans le convive
ou le partenaire qui était assis en face de lui, reposaient en
suspens et inutilisés un certain savoir qui permet de reconnaître la camelote dont tant de demeures parisiennes se parent
comme d’un « moyen âge » ou d’une « Renaissance » authentiques et, en toutes choses, des critériums communs à eux pour
distinguer le bon et le mauvais
...
Mais en les enveloppant ainsi d’habitudes qu’ils
connaissaient à fond, elle suffisait à les protéger contre le mystère de la vie ambiante
...
Et le soir ils ne
dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre
à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans
l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi

248

extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de
mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si
la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans
la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les
manger)
...

À cette heure-là on apercevait les trois hommes en smoking
attendant la femme en retard, laquelle bientôt, en une robe
presque chaque fois nouvelle et des écharpes choisies selon un
goût particulier à son amant, après avoir, de son étage, sonné
le lift, sortait de l’ascenseur comme d’une boîte de joujoux
...
Pendant ce trajet la route bordée de pommiers qui part de Balbec n’était pour
eux que la distance qu’il fallait franchir – peu distincte dans la
nuit noire de celle qui séparait leurs domiciles parisiens du Café Anglais ou de la Tour d’Argent – avant d’arriver au petit restaurant élégant où, tandis que les amis du jeune homme riche
l’enviaient d’avoir une maîtresse si bien habillée, les écharpes
de celle-ci tendaient devant la petite société comme un voile
parfumé et souple, mais qui la séparait du monde
...
De beaucoup d’entre eux je me
souciais ; j’aurais voulu ne pas être ignoré d’un homme au
front déprimé, au regard fuyant entre les œillères de ses préjugés et de son éducation, le grand seigneur de la contrée, lequel
n’était autre que le beau-frère de Legrandin, qui venait

249

quelquefois en visite à Balbec et, le dimanche, par la gardenparty hebdomadaire que sa femme et lui donnaient, dépeuplait
l’hôtel d’une partie de ses habitants parce qu’un ou deux
d’entre eux étaient invités à ces fêtes, et parce que les autres,
pour ne pas avoir l’air de ne pas l’être, choisissaient ce jour-là
pour faire une excursion éloignée
...

Non seulement il n’était pas habillé en flanelle blanche, mais
par vieille manière française et ignorance de la vie des Palaces,
entrant dans un hall où il y avait des femmes, il avait ôté son
chapeau dès la porte, ce qui avait fait que le directeur n’avait
même pas touché le sien pour lui répondre, estimant que ce
devait être quelqu’un de la plus humble extraction, ce qu’il appelait un homme « sortant de l’ordinaire »
...

Ce jugement favorable qu’elle avait porté sur le beau-frère de
Legrandin tenait peut-être au terne aspect de quelqu’un qui
n’avait rien d’intimidant, peut-être à ce qu’elle avait reconnu
dans ce gentilhomme-fermier à allure de sacristain les signes
maçonniques de son propre cléricalisme
...
J’aurais voulu inspirer de la sympathie à l’aventurier
même qui avait été roi d’une île déserte en Océanie, même au
jeune tuberculeux dont j’aimais à supposer qu’il cachait sous
ses dehors insolents une âme craintive et tendre qui eût peut-

250

être prodigué pour moi seul des trésors d’affection
...
Je me souciais de l’opinion que pouvaient avoir de moi
toutes ces notabilités momentanées ou locales que ma disposition à me mettre à la place des gens et à recréer leur état d’esprit me faisait situer non à leur rang réel, à celui qu’ils auraient occupé à Paris par exemple et qui eût été fort bas, mais
à celui qu’ils devaient croire le leur, et qui l’était à vrai dire à
Balbec où l’absence de commune mesure leur donnait une
sorte de supériorité relative et d’intérêt singulier
...
de Stermaria
...
La « race », en ajoutant aux
charmes de Mlle de Stermaria l’idée de leur cause, les rendait
plus intelligibles, plus complets
...
Et la tige
héréditaire donnait à ce teint composé de sucs choisis la saveur d’un fruit exotique ou d’un cru célèbre
...
En effet, dès ce premier
jour, au moment où la vieille dame descendait de chez elle,
exerçant, grâce au valet de pied qui la précédait, à la femme
de chambre qui courait derrière avec un livre et une couverture oubliés, une action sur les âmes et excitant chez tous une

251

curiosité et un respect auxquels il fut visible qu’échappait
moins que personne M
...

On peut penser que l’apparition soudaine, sous les traits
d’une petite vieille, de la plus puissante des fées ne m’aurait
pas causé plus de plaisir, dénué comme j’étais de tout recours
pour m’approcher de Mlle de Stermaria, dans un pays où je ne
connaissais personne
...
Esthétiquement, le nombre des types humains est trop
restreint pour qu’on n’ait pas bien souvent, dans quelque endroit qu’on aille, la joie de revoir des gens de connaissance,
même sans les chercher dans les tableaux des vieux maîtres,
comme faisait Swann
...
Et
une sorte d’aimantation attire et retient si inséparablement les
uns auprès les autres certains caractères de physionomie et de
mentalité que quand la nature introduit ainsi une personne
dans un nouveau corps elle ne la mutile pas trop
...
Seulement elle ne pouvait pas
m’être de plus d’utilité entourée de sa ceinture rouge et hissant, à la moindre houle, le drapeau qui interdit les bains, car
les maîtres baigneurs sont prudents, sachant rarement nager,
qu’elle ne l’eût pu dans la fresque de la Vie de Moïse où Swann
l’avait reconnue jadis sous les traits de la fille de Jethro
...

Malheureusement, s’il y avait quelqu’un qui, plus que quiconque, vécût enfermé dans son univers particulier, c’était ma
grand’mère
...
de Stermaria
...
Mme de Villeparisis ne me
faisait pas plus penser à une personne d’un monde spécial que
son cousin Mac Mahon que je ne différenciais pas de M
...
Ma
grand’mère avait pour principe qu’en voyage on ne doit plus
avoir de relations, qu’on ne va pas au bord de la mer pour voir
des gens, qu’on a tout le temps pour cela à Paris, qu’ils vous feraient perdre en politesses, en banalités, le temps précieux
qu’il faut passer tout entier au grand air, devant les vagues ; et
trouvant plus commode de supposer que cette opinion était
partagée par tout le monde et qu’elle autorisait entre de vieux
amis que le hasard mettait en présence dans le même hôtel la
fiction d’un incognito réciproque, au nom que lui cita le

253

directeur, elle se contenta de détourner les yeux et eut l’air de
ne pas voir Mme de Villeparisis qui, comprenant que ma
grand’mère ne tenait pas à faire de reconnaissances, regarda à
son tour dans le vague
...

Elle prenait aussi ses repas dans la salle à manger, mais à
l’autre bout
...
de Cambremer ; en effet, je vis qu’il ne la saluait pas, un jour où il
avait accepté avec sa femme une invitation à déjeuner du bâtonnier, lequel, ivre de l’honneur d’avoir le gentilhomme à sa
table, évitait ses amis des autres jours et se contentait de leur
adresser de loin un clignement d’œil pour faire à cet événement historique une allusion toutefois assez discrète pour
qu’elle ne pût pas être interprétée comme une invite à
s’approcher
...

– Chic ? pourquoi ? demanda le bâtonnier, dissimulant sa joie
sous un étonnement exagéré ; à cause de mes invités ? dit-il en
sentant qu’il était incapable de feindre plus longtemps ; mais
qu’est-ce que ça a de chic d’avoir des amis à déjeuner ? Faut
bien qu’ils déjeunent quelque part !
– Mais si, c’est chic ! C’était bien les de Cambremer, n’est-ce
pas ? Je les ai bien reconnus
...
Et authentique
...

– Oh ! c’est une femme bien simple, elle est charmante, on ne
fait pas moins de façons
...

– Mais vous avez eu tort, je vous le répète, répondit le bâtonnier enhardi maintenant que le danger était passé
...
Allons-nous faire notre petit bezigue ?
– Mais volontiers, nous n’osions pas vous le proposer, maintenant que vous traitez des marquises !

254

– Oh ! allez, elles n’ont rien de si extraordinaire
...
Voulez-vous y aller à ma place
...
Franchement, j’aime autant rester ici
...
Mais
vous aussi vous êtes reçu à Féterne, ajouta-t-il en se tournant
vers le notaire
...
Mais ils ne déjeunent pas chez moi comme
chez le bâtonnier
...
de Stermaria n’était pas ce jour-là à Balbec au grand regret du bâtonnier
...
de Stermaria qu’il n’est pas le
seul noble qu’il y ait dans cette salle à manger
...

– Ah, vraiment ? cela ne m’étonne pas !
– Ça lui montrera qu’il n’est pas le seul homme titré
...
Vous savez, Aimé, ne lui dites rien si vous voulez, moi,
ce que j’en dis, ce n’est pas pour moi ; du reste, il le connaît
bien
...
de Stermaria, qui savait que le bâtonnier
avait plaidé pour un de ses amis, alla se présenter lui-même
...

Comme toujours, mais plus facilement pendant que son père
s’était éloigné pour causer avec le bâtonnier, je regardais Mlle
de Stermaria
...
Mais à certains regards qui passaient un instant sur le
fond si vite à sec de sa prunelle et dans lesquels on sentait
cette douceur presque humble que le goût prédominant des
plaisirs des sens donne à la plus fière, laquelle bientôt ne reconnaît plus qu’un prestige, celui qu’a pour elle tout être qui
peut les lui faire éprouver, fût-ce un comédien ou un saltimbanque pour lequel elle quittera peut-être un jour son mari ; à
certaine teinte d’un rose sensuel et vif qui s’épanouissait dans
ses joues pâles, pareille à celle qui mettait son incarnat au
cœur des nymphéas blancs de la Vivonne, je croyais sentir
qu’elle eût facilement permis que je vinsse chercher sur elle le
goût de cette vie si poétique qu’elle menait en Bretagne, vie à
laquelle, soit par trop d’habitude, soit par distinction innée,
soit par dégoût de la pauvreté ou de l’avarice des siens, elle ne
semblait pas trouver grand prix, mais que pourtant elle contenait enclose en son corps
...
Et surmonté d’une plume un peu démodée et prétentieuse, le feutre gris qu’elle portait invariablement à chaque repas me la rendait plus douce, non parce qu’il
s’harmonisait avec son teint d’argent ou de rose, mais parce
qu’en me la faisant supposer pauvre, il la rapprochait de moi
...
Si un jour M
...
Et, un mois où
elle serait restée seule sans ses parents dans son château
romanesque, peut-être aurions-nous pu nous promener seuls le

256

soir tous deux dans le crépuscule où luiraient plus doucement
au-dessus de l’eau assombrie les fleurs roses des bruyères,
sous les chênes battus par le clapotement des vagues
...
Car il me semblait que je ne l’aurais vraiment possédée
que là, quand j’aurais traversé ces lieux qui l’enveloppaient de
tant de souvenirs – voile que mon désir voulait arracher et de
ceux que la nature interpose entre la femme et quelques êtres
(dans la même intention qui lui fait, pour tous, mettre l’acte de
la reproduction entre eux et le plus vif plaisir, et pour les insectes, placer devant le nectar le pollen qu’ils doivent emporter) afin que trompés par l’illusion de la posséder ainsi plus entière ils soient forcés de s’emparer d’abord des paysages au
milieu desquels elle vit et qui, plus utiles pour leur imagination
que le plaisir sensuel, n’eussent pas suffi pourtant, sans lui, à
les attirer
...
Quant au
bâtonnier, la première émotion de cette entrevue une fois passée, comme les autres jours, on l’entendait par moments
s’adressant au maître d’hôtel :
– Mais moi je ne suis pas roi, Aimé ; allez donc près du roi…
Dites, Premier, cela a l’air très bon ces petites truites-là, nous
allons en demander à Aimé
...

Il répétait tout le temps le nom d’Aimé, ce qui faisait que
quand il avait quelqu’un à dîner, son invité lui disait : « Je vois
que vous êtes tout à fait bien dans la maison » et croyait devoir
aussi prononcer constamment « Aimé » par cette disposition,
où il entre à la fois de la timidité, de la vulgarité et de la

257

sottise, qu’ont certaines personnes à croire qu’il est spirituel et
élégant d’imiter à la lettre les gens avec qui elles se trouvent
...
Et le maître d’hôtel lui aussi, chaque fois
que revenait son nom, souriait d’un air attendri et fier, montrant qu’il ressentait l’honneur et comprenait la plaisanterie
...
Alors,
presque au commencement du dîner, apparaissait chaque soir,
à l’entrée de la salle à manger, cet homme petit, à cheveux
blancs, à nez rouge, d’une impassibilité et d’une correction extraordinaires, et qui était connu, paraît-il, à Londres aussi bien
qu’à Monte-Carlo, pour un des premiers hôteliers de l’Europe
...
Devant ceux qui en avaient au
contraire une très grande, le Directeur général s’inclinait avec
autant de froideur mais plus profondément, les paupières
abaissées par une sorte de respect pudique, comme s’il eût eu
devant lui, à un enterrement, le père de la défunte ou le SaintSacrement
...
Il se sentait évidemment plus que metteur en scène, que chef d’orchestre, véritable généralissime
...
Je sentais que les mouvements de ma
cuiller eux-mêmes ne lui échappaient pas, et s’éclipsât-il dès
après le potage, pour tout le dîner, la revue qu’il venait de passer m’avait coupé l’appétit
...
Sa table n’avait qu’une particularité, c’est qu’à côté,
pendant qu’il mangeait, l’autre directeur, l’habituel, restait debout tout le temps à faire la conversation
...
La mienne était moindre pendant ces déjeuners, car perdu alors au milieu des clients, il mettait la discrétion d’un général assis dans un restaurant où se trouvent
aussi des soldats à ne pas avoir l’air de s’occuper d’eux
...
De là il va à
Biarritz et après à Cannes », je respirais plus librement
...
Il peut sembler
qu’elles auraient dû nous faciliter bien des choses
...
Les prolétaires, s’ils avaient quelque peine à être
traités en personnes de connaissance par Françoise, et ils ne le
pouvaient qu’à de certaines conditions de grande politesse envers elle, en revanche, une fois qu’ils y étaient arrivés, étaient
les seules gens qui comptassent pour elle
...
Mais envers ses relations à elle, c’est-à-dire avec les rares gens du peuple admis
à sa difficile amitié, le protocole le plus subtil et le plus absolu
réglait ses actions
...


259

D’ailleurs des égards particuliers étaient dus à la petite femme
de chambre qui était orpheline et avait été élevée chez des
étrangers auprès desquels elle allait passer parfois quelques
jours
...
Elle qui avait de la famille, une petite maison qui lui venait de ses parents et où son frère élevait
quelques vaches, elle ne pouvait pas considérer comme son
égale une déracinée
...
Elle dit : j’espère d’aller chez
moi pour le 15 août
...
Pauvre petite ! quelle misère qu’elle peut bien avoir pour qu’elle ne connaisse pas ce
que c’est que d’avoir un chez soi
...
Mais elle
s’était liée aussi avec un sommelier, avec un homme de la cuisine, avec une gouvernante d’étage
...
Et elle finissait

260

par une locution qui, malgré la façon incertaine dont elle la
prononçait, n’en était pas moins claire et nous donnait nettement tort : « Le fait est… » Nous n’insistions pas, de peur de
nous en faire infliger une, bien plus grave : « C’est quelque
chose !… » De sorte qu’en somme nous ne pouvions plus avoir
d’eau chaude parce que Françoise était devenue l’amie de celui qui la faisait chauffer
...
Mme de
Villeparisis par discrétion voulut au bout d’un instant quitter
ma grand’mère qui, au contraire, préféra la retenir jusqu’au
déjeuner, désirant apprendre comment elle faisait pour avoir
son courrier plus tôt que nous et de bonnes grillades (car Mme
de Villeparisis, très gourmande, goûtait fort peu la cuisine de
l’hôtel où l’on nous servait des repas que ma grand’mère, citant toujours Mme de Sévigné, prétendait être « d’une magnificence à mourir de faim »)
...
Tout au
plus nous attardions-nous souvent à causer avec elle, notre déjeuner fini, à ce moment sordide où les couteaux traînent sur la
nappe à côté des serviettes défaites
...

Comme un coiffeur voyant un officier qu’il sert avec une
considération particulière, reconnaître un client qui vient d’entrer et entamer un bout de causette avec lui, se réjouit en comprenant qu’ils sont du même monde et ne peut s’empêcher de
sourire en allant chercher le bol de savon, car il sait que dans
son établissement, aux besognes vulgaires du simple salon de
coiffure, s’ajoutent des plaisirs sociaux, voire aristocratiques,
tel Aimé, voyant que Mme de Villeparisis avait retrouvé en nous
d’anciennes relations, s’en allait chercher nos rince-bouches
avec le même sourire orgueilleusement modeste et savamment
discret de maîtresse de maison qui sait se retirer à propos
...

Du reste, il suffisait qu’on prononçât le nom d’une personne titrée pour qu’Aimé parût heureux, au contraire de Françoise
devant qui on ne pouvait dire « le comte Un tel » sans que son
visage s’assombrît et que sa parole devînt sèche et brève, ce
qui signifiait qu’elle chérissait la noblesse, non pas moins que
ne faisait Aimé, mais davantage
...
Elle n’était pas de la race agréable et pleine de bonhomie dont Aimé faisait partie
...
Françoise ne
voulait pas avoir l’air étonné
...
Il est, d’ailleurs, à croire que pour que même
de notre bouche à nous, qu’elle appelait si humblement ses
maîtres et qui l’avions presque si entièrement domptée, elle ne
pût entendre, sans avoir à réprimer un mouvement de colère,
le nom d’un noble, il fallait que la famille dont elle était sortie
occupât dans son village une situation aisée, indépendante, et
qui ne devait être troublée dans la considération dont elle
jouissait que par ces mêmes nobles chez lesquels au contraire,

262

dès l’enfance, un Aimé a servi comme domestique, s’il n’y a pas
été élevé par charité
...
Mais, en France du
moins, c’est justement le talent, comme la seule occupation,
des grands seigneurs et des grandes dames
...
Mais ayant constaté, sans erreur possible, les mille prévenances dont nous entourait et dont
l’entourait elle-même Mme de Villeparisis, Françoise l’excusa
d’être marquise et, comme elle n’avait jamais cessé de lui savoir gré de l’être, elle la préféra à toutes les personnes que
nous connaissions
...
Chaque fois que ma
grand’mère remarquait un livre que Mme de Villeparisis lisait
ou disait avoir trouvé beaux des fruits que celle-ci avait reçus
d’une amie, une heure après un valet de chambre montait nous
remettre livre ou fruits
...
» « Mais il me semble que vous ne mangez jamais d’huîtres, nous dit Mme de Villeparisis (augmentant l’impression de dégoût que j’avais à cette heure-là, car la chair vivante des huîtres me répugnait encore plus que la viscosité des
méduses ne me ternissait la plage de Balbec) ; elles sont exquises sur cette côte ! Ah ! je dirai à ma femme de chambre
d’aller prendre vos lettres en même temps que les miennes
...
Peu de gens sont dignes de comprendre ce
que je sens
...
» Elle se rabattit sur l’éloge des
fruits que Mme de Villeparisis nous avait fait apporter la veille
...
»
Ma grand’mère dit à son amie qu’elle les avait d’autant plus
appréciés que ceux qu’on servait à l’hôtel étaient généralement détestables
...

Ah, oui, vous lisez Mme de Sévigné
...
Est-ce que vous ne trouvez pas que c’est un peu
exagéré ce souci constant de sa fille, elle en parle trop pour
que ce soit bien sincère
...
» Ma
grand’mère trouva la discussion inutile et pour éviter d’avoir à
parler des choses qu’elle aimait devant quelqu’un qui ne pouvait les comprendre elle cacha, en posant son sac sur eux, les
Mémoires de Mme de Beausergent
...
Et Françoise, nous transmettant les commissions de la marquise : « Elle a dit : Vous leur
donnerez bien le bonjour, contrefaisait la voix de Mme de Villeparisis de laquelle elle croyait citer textuellement les paroles,
tout en ne les déformant pas moins que Platon celles de Socrate ou saint Jean celles de Jésus
...
Tout au plus ne croyaitelle pas ma grand’mère et pensait-elle que celle-ci mentait
dans un intérêt de classe, les gens riches se soutenant les uns
les autres, quand elle assurait que Mme de Villeparisis avait été
autrefois ravissante
...
Car pour comprendre

264

combien une vieille femme a pu être jolie, il ne faut pas seulement regarder, mais traduire chaque trait
...

Comment aurais-je pu croire à une communauté d’origine
entre deux noms qui étaient entrés en moi l’un par la porte
basse et honteuse de l’expérience, l’autre par la porte d’or de
l’imagination ?
On voyait souvent passer depuis quelques jours, en pompeux
équipage, grande, rousse, belle, avec un nez un peu fort, la
princesse de Luxembourg, qui était en villégiature pour
quelques semaines dans le pays
...
À
quel voyageur princier demeurant ici incognito, pouvaient être
destinés ces prunes glauques, lumineuses et sphériques
comme était à ce moment-là la rotondité de la mer, ces raisins
transparents suspendus au bois desséché comme une claire
journée d’automne, ces poires d’un outremer céleste ? Car ce
ne pouvait être à l’amie de ma grand’mère que la princesse
avait voulu faire visite
...
Quelques jours après nous
rencontrâmes Mme de Villeparisis en sortant du concert symphonique qui se donnait le matin sur la plage
...
) exprimaient les vérités les plus hautes, je
tâchais de m’élever autant que je pouvais pour atteindre jusqu’à elles, je tirais de moi pour les comprendre, je leur remettais tout ce que je recélais alors de meilleur, de plus profond
...
Elle sortait tous les matins faire son tour
de plage presque à l’heure où tout le monde après le bain remontait pour déjeuner, et comme le sien était seulement à une
heure et demie, elle ne rentrait à sa villa que longtemps après
que les baigneurs avaient abandonné la digue déserte et brûlante
...
Elle ne l’avait peut-être jamais su, ou en tous cas
avait oublié depuis bien des années à qui ma grand’mère avait
marié sa fille
...
Cependant la princesse de Luxembourg nous
avait tendu la main et, de temps en temps, tout en causant
avec la marquise, elle se détournait pour poser de doux regards sur ma grand’mère et sur moi, avec cet embryon de baiser qu’on ajoute au sourire quand celui-ci s’adresse à un bébé
avec sa nounou
...
Aussitôt du reste
cette idée d’animaux et de bois de Boulogne prit plus de
consistance pour moi
...
Ne sachant que faire pour
nous témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le premier
qui passa ; il n’avait plus qu’un pain de seigle, du genre de
ceux qu’on jette aux canards
...
» Pourtant, ce fut à moi qu’elle

266

le tendit, en me disant avec un fin sourire : « Vous le lui
donnerez vous-même », pensant qu’ainsi mon plaisir serait plus
complet s’il n’y avait pas d’intermédiaires entre moi et les animaux
...
Elle me dit : « Vous en
mangerez et vous en ferez manger aussi à votre grand’mère »
et elle fit payer les marchands par le petit nègre habillé en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l’émerveillement
de la plage
...

Mais cette fois, elle plaça sans doute notre niveau un peu
moins bas dans l’échelle des êtres, car son égalité avec nous
fut signifiée par la princesse à ma grand’mère au moyen de ce
tendre et maternel sourire qu’on adresse à un gamin quand on
lui dit au revoir comme à une grande personne
...
Enfin, nous ayant quittés tous trois, la Princesse
reprit sa promenade sur la digue ensoleillée en incurvant sa
taille magnifique qui comme un serpent autour d’une baguette
s’enlaçait à l’ombrelle blanche imprimée de bleu que Mme de
Luxembourg tenait fermée à la main
...
La seconde, on le verra plus tard, ne
devait pas moins m’étonner par sa bonne grâce
...
C’est une femme d’un grand jugement, de beaucoup de cœur
...
Elle a une vraie valeur
...
»
Mais ce matin-là même, en quittant la princesse de Luxembourg, Mme de Villeparisis me dit une chose qui me frappa davantage et qui n’était pas du domaine de l’amabilité
...
Ah ! il paraît que votre père est un homme
charmant
...

Quelques jours auparavant nous avions appris par une lettre
de maman que mon père et son compagnon M
...

– Ils sont retrouvés, ou plutôt ils n’ont jamais été perdus, voici ce qui était arrivé, nous dit Mme de Villeparisis, qui, sans
que nous sussions comment, avait l’air beaucoup plus renseigné que nous sur les détails du voyage
...
Mais il a envie de consacrer
un jour de plus à Tolède car il est admirateur d’un élève de Titien dont je ne me rappelle pas le nom et qu’on ne voit bien
que là
...

Ma grand’mère prit congé de Mme de Villeparisis pour que
nous pussions rester à respirer l’air un instant de plus devant
l’hôtel, en attendant qu’on nous fît signe à travers le vitrage
que notre déjeuner était servi
...
C’était
la jeune maîtresse du roi des sauvages, qui venait de prendre
son bain et rentrait déjeuner
...

Cependant la femme du notaire attachait des yeux écarquillés sur la fausse souveraine
...
Je voudrais pouvoir lui donner une gifle
...
Dites donc à
son mari de l’avertir que c’est ridicule ; moi je ne sors plus
avec eux s’ils ont l’air de faire attention aux déguisés
...
Quand Mme de
Villeparisis traversait le hall, la femme du premier président,
qui flairait partout des irrégulières, levait son nez sur son ouvrage et la regardait d’une façon qui faisait mourir de rire ses
amies
...
Je ne consens à admettre qu’une
femme est vraiment mariée que quand on m’a sorti les extraits
de naissance et les actes notariés
...

Et chaque jour toutes ces dames accouraient en riant
...

Mais le soir de la visite de la princesse de Luxembourg, la
femme du Premier mit un doigt sur sa bouche
...

– Oh ! elle est extraordinaire, Mme Poncin ! je n’ai jamais
vu… mais dites, qu’y a-t-il ?
– Eh bien, il y a qu’une femme aux cheveux jaunes, avec un
pied de rouge sur la figure, une voiture qui sentait l’horizontale
d’une lieue, et comme n’en ont que ces demoiselles, est venue
tantôt pour voir la prétendue marquise
...
Une femme
avec un nègre, n’est-ce pas ?
– C’est cela même
...
Vous ne savez pas son nom ?

269

– Si, j’ai fait semblant de me tromper, j’ai pris la carte, elle a
comme nom de guerre la princesse de Luxembourg ! Avais-je
raison de me méfier ! C’est agréable d’avoir ici une promiscuité avec cette espèce de Baronne d’Ange
...

Il ne faut, d’ailleurs, pas croire que ce malentendu fut momentané comme ceux qui se forment au deuxième acte d’un
vaudeville pour se dissiper au dernier
...
Les trois quarts des hommes du faubourg
Saint-Germain passent aux yeux d’une bonne partie de la bourgeoisie pour des décavés crapuleux (qu’ils sont d’ailleurs quelquefois individuellement) et que, par conséquent, personne ne
reçoit
...
Et eux s’imaginent
tellement que la bourgeoisie le sait qu’ils affectent une simplicité en ce qui les concerne, un dénigrement pour leurs amis
particulièrement « à la côte », qui achève le malentendu
...
Et elle n’en revient pas quand le duc, président du
conseil d’administration de la colossale Affaire, donne pour
femme à son fils la fille du marquis joueur, mais dont le nom
est le plus ancien de France, de même qu’un souverain fera
plutôt épouser à son fils la fille d’un roi détrôné que d’un président de la république en fonctions
...

Le médecin de Balbec appelé pour un accès de fièvre que
j’avais eu, ayant estimé que je ne devrais pas rester toute la
journée au bord de la mer, en plein soleil, par les grandes chaleurs, et rédigé à mon usage quelques ordonnances pharmaceutiques, ma grand’mère prit les ordonnances avec un respect
apparent où je reconnus tout de suite sa ferme décision de n’en
faire exécuter aucune, mais tint compte du conseil en matière
d’hygiène et accepta l’offre de Mme de Villeparisis de nous
faire faire quelques promenades en voiture
...
Elle ne donnait pas directement sur la mer comme
la mienne mais prenait jour de trois côtés différents : sur un
coin de la digue, sur une cour et sur la campagne, et était meublée autrement avec des fauteuils brodés de filigranes métalliques et de fleurs roses d’où semblait émaner l’agréable et
fraîche odeur qu’on trouvait en entrant
...
Mais avant tout j’avais ouvert mes
rideaux dans l’impatience de savoir quelle était la Mer qui
jouait ce matin-là au bord du rivage, comme une Néréide
...
Le lendemain il y en avait une autre qui parfois lui ressemblait
...


271

Il y en avait qui étaient d’une beauté si rare qu’en les apercevant mon plaisir était encore accru par la surprise
...
Telle, dans
sa couleur unique, elle nous invitait à la promenade sur ces
routes grossières et terriennes, d’où, installés dans la calèche
de Mme de Villeparisis, nous apercevions tout le jour et sans jamais l’atteindre la fraîcheur de sa molle palpitation
...
Dans ma joie de la longue promenade que nous allions entreprendre, je fredonnais quelque
air récemment écouté, et je faisais les cent pas en attendant
que Mme de Villeparisis fût prête
...
Et le bâtonnier disait
charitablement :
– Je vous envie, j’aurais bien changé avec vous, c’est autrement intéressant
...
À l’intérieur dans le hall qui correspondait au narthex
ou église des Catéchumènes, des églises romanes, et où les
personnes qui n’habitaient pas l’hôtel avaient le droit de passer, les camarades du groom « extérieur » ne travaillaient pas
beaucoup plus que lui mais exécutaient du moins quelques
mouvements
...
Mais l’après-midi ils restaient là seulement comme des
choristes qui, même quand ils ne servent à rien, demeurent en
scène pour ajouter à la figuration
...
Et sa décision affligeait beaucoup le directeur de l’Hôtel, lequel trouvait que tous ces enfants n’étaient que des « faiseurs d’embarras » entendant par là qu’ils embarrassaient le passage et ne
servaient à rien
...
Mais le chasseur du dehors, aux
nuances précieuses, à la taille élancée et frêle, non loin duquel
j’attendais que la marquise descendît, gardait une immobilité à
laquelle s’ajoutait de la mélancolie, car ses frères aînés avaient
quitté l’hôtel pour des destinées plus brillantes et il se sentait
isolé sur cette terre étrangère
...
S’occuper de sa voiture et l’y faire monter eût peut-être
dû faire partie des fonctions du chasseur
...

Mme de Villeparisis appartenait à la fois à ces deux catégories
...

Nous partions ; quelque temps après avoir contourné la station du chemin de fer nous entrions dans une route campagnarde qui me devint bientôt aussi familière que celles de

273

Combray, depuis le coude où elle s’amorçait entre des clos
charmants jusqu’au tournant où nous la quittions et qui avait
de chaque côté des terres labourées
...

Combien de fois à Paris, dans le mois de mai de l’année suivante, il m’arriva d’acheter une branche de pommier chez le
fleuriste et de passer ensuite la nuit devant ses fleurs où s’épanouissait la même essence crémeuse qui poudrait encore de
son écume les bourgeons des feuilles et entre les blanches corolles desquelles il semblait que ce fût le marchand qui, par générosité envers moi, par goût inventif aussi et contraste ingénieux eût ajouté de chaque côté, en surplus, un seyant bouton
rose ; je les regardais, je les faisais poser sous ma lampe – si
longtemps que j’étais souvent encore là quand l’aurore leur apportait la même rougeur qu’elle devait faire en même temps à
Balbec – et je cherchais à les reporter sur cette route par l’imagination, à les multiplier, à les étendre dans le cadre préparé,
sur la toile toute prête de ces clos dont je savais le dessin par
cœur – et que j’aurais tant voulu, qu’un jour je devais revoir –
au moment où avec la verve ravissante du génie, le printemps
couvre leur canevas de ses couleurs
...
Mais
quand, la voiture de Mme de Villeparisis étant parvenue au
haut d’une côte, j’apercevais la mer entre les feuillages des
arbres, alors sans doute de si loin disparaissaient ces détails
contemporains qui l’avaient mise comme en dehors de la nature et de l’histoire, et je pouvais en regardant les flots m’efforcer de penser que c’était les mêmes que Leconte de Lisle nous
peint dans l’Orestie quand « tel qu’un vol d’oiseaux carnassiers
dans l’aurore » les guerriers chevelus de l’héroïque Hellas « de
cent mille avirons battaient le flot sonore »
...

Mme de Villeparisis voyant que j’aimais les églises me promettait que nous irions voir une fois l’une, une fois l’autre, et
surtout celle de Carqueville « toute cachée sous son vieux
lierre », dit-elle avec un mouvement de la main qui semblait
envelopper avec goût la façade absente dans un feuillage invisible et délicat
...
Elle semblait chercher à s’en excuser
sur ce qu’un des châteaux de son père, et où elle avait été élevée, étant situé dans une région où il y avait des églises du
même style qu’autour de Balbec il eût été honteux qu’elle n’eût
pas pris le goût de l’architecture, ce château étant d’ailleurs le
plus bel exemplaire de celle de la Renaissance
...
On aurait dit qu’il n’y avait pas pour elle d’autres tableaux que ceux
dont on a hérités
...
Il était
dans le portrait d’une bisaïeule à elle, par Titien, et qui n’était
jamais sorti de la famille
...
Elle ne voulait pas entendre parler des tableaux achetés on ne sait comment par un Crésus, elle était d’avance persuadée qu’ils étaient faux et n’avait aucun désir de les voir,
nous savions qu’elle-même faisait des aquarelles de fleurs, et
ma grand’mère qui les avait entendu vanter lui en parla
...

Elle se contenta de dire que c’était un passe-temps charmant
parce que si les fleurs nées du pinceau n’étaient pas fameuses,
du moins les peindre vous faisait vivre dans la société des
fleurs naturelles, de la beauté desquelles, surtout quand on
était obligé de les regarder de plus près pour les imiter, on ne
se lassait pas
...

Nous fûmes étonnés, ma grand’mère et moi, de voir combien
elle était plus « libérale » que même la plus grande partie de la
bourgeoisie
...
Elle défendait la République à
laquelle elle ne reprochait son anticléricalisme que dans cette
mesure : « Je trouverais tout aussi mauvais qu’on m’empêchât
d’aller à la messe si j’en ai envie que d’être forcée d’y aller si je
ne le veux pas », lançant même certains mots comme : « Oh !
la noblesse aujourd’hui, qu’est-ce que c’est ! » « Pour moi, un
homme qui ne travaille pas, ce n’est rien », peut-être seulement parce qu’elle sentait ce qu’ils prenaient de piquant, de
savoureux, de mémorable dans sa bouche
...
Nous la
croyions sur parole tandis qu’elle jugeait ses Titiens, la colonnade de son château, l’esprit de conversation de Louis-Philippe
...

– C’est comme les romans de Stendhal pour qui vous aviez
l’air d’avoir de l’admiration
...
Mon père qui le voyait chez M
...
Du reste, vous avez pu voir vous-même par quel haussement d’épaules il a répondu aux éloges outrés de M
...

En cela du moins il était homme de bonne compagnie
...

– Je crois que je peux en parler, car ils venaient chez mon
père ; et comme disait M
...

Parfois, comme la voiture gravissait une route montante
entre des terres labourées, rendant les champs plus réels, leur
ajoutant une marque d’authenticité, comme la précieuse fleurette dont certains maîtres anciens signaient leurs tableaux,
quelques bleuets hésitants pareils à ceux de Combray suivaient
notre voiture
...

Nous redescendions la côte ; alors nous croisions, la montant
à pied, à bicyclette, en carriole ou en voiture, quelqu’une de
ces créatures – fleurs de la belle journée, mais qui ne sont pas
comme les fleurs des champs, car chacune recèle quelque
chose qui n’est pas dans une autre et qui empêchera que nous
puissions contenter avec ses pareilles le désir qu’elle a fait
naître en nous – quelque fille de ferme poussant sa vache ou à
demi couchée sur une charrette, quelque fille de boutiquier en
promenade, quelque élégante demoiselle assise sur le strapontin d’un landau, en face de ses parents
...
Et dussé-je, maintenant que j’étais souffrant et ne sortais pas seul, ne jamais pouvoir faire l’amour avec elles, j’étais
tout de même heureux comme un enfant né dans une prison ou
dans un hôpital et qui, ayant cru longtemps que l’organisme
humain ne peut digérer que du pain sec et des médicaments, a
appris tout d’un coup que les pêches, les abricots, le raisin, ne
sont pas une simple parure de la campagne, mais des aliments
délicieux et assimilables
...
Car un désir nous semble plus beau, nous nous appuyons à lui avec plus de confiance quand nous savons qu’en
dehors de nous la réalité s’y conforme, même si pour nous il
n’est pas réalisable
...
Pour les belles filles qui passaient, du jour

278

où j’avais su que leurs joues pouvaient être embrassées, j’étais
devenu curieux de leur âme
...

La voiture de Mme de Villeparisis allait vite
...

Cependant notre voiture s’éloignait, la belle fille était déjà derrière nous et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui constituent une personne, ses yeux, qui m’avaient à
peine vu, m’avaient déjà oublié
...

D’abord l’impossibilité de s’arrêter auprès d’une femme, le
risque de ne pas la retrouver un autre jour lui donnent brusquement le même charme qu’à un pays la maladie ou la pauvreté qui nous empêchent de le visiter, ou qu’aux jours si
ternes qui nous restent à vivre le combat où nous succomberons sans doute
...
Puis
si l’imagination est entraînée par le désir de ce que nous ne
pouvons posséder, son essor n’est pas limité par une réalité
complètement perçue dans ces rencontres où les charmes de la
passante sont généralement en relation directe avec la rapidité
du passage
...

Si j’avais pu descendre parler à la fille que nous croisions,
peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa
peau que de la voiture je n’avais pas distingué ? (Et alors, tout
effort pour pénétrer dans sa vie m’eût semblé soudain impossible
...
) Peut-être un seul mot qu’elle eût dit, un sourire,
m’eussent fourni une clef, un chiffre inattendus, pour lire l’expression de sa figure et de sa démarche, qui seraient aussitôt
devenues banales
...
»
Cette année-là, à Balbec, au moment de ces rencontres, j’assurais à ma grand’mère, à Mme de Villeparisis qu’à cause d’un
grand mal de tête, il valait mieux que je rentrasse seul à pied
...
Et j’ajoutais la belle
fille (bien plus difficile à retrouver que ne l’est un monument,
car elle était anonyme et mobile) à la collection de toutes celles
que je me promettais de voir de près
...
C’était une laitière qui vint d’une ferme apporter un supplément de crème à
l’hôtel
...
Or le lendemain, jour où je m’étais reposé toute la matinée, quand

280

Françoise vint ouvrir les rideaux vers midi, elle me remit une
lettre qui avait été déposée pour moi à l’hôtel
...
Je ne doutai pas que la lettre ne fût de
la laitière
...
J’étais affreusement déçu, et l’idée qu’il était plus difficile et plus flatteur
d’avoir une lettre de Bergotte ne me consolait en rien qu’elle
ne fût pas de la laitière
...
La vue et la perte de toutes accroissaient
l’état d’agitation où je vivais et je trouvais quelque sagesse aux
philosophes qui nous recommandent de borner nos désirs (si
toutefois ils veulent parler du désir des êtres, car c’est le seul
qui puisse laisser de l’anxiété, s’appliquant à de l’inconnu
conscient
...
Pourtant j’étais disposé à juger
cette sagesse incomplète, car je me disais que ces rencontres
me faisaient trouver encore plus beau un monde qui fait ainsi
croître sur toutes les routes campagnardes des fleurs à la fois
singulières et communes, trésors fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont les circonstances contingentes
qui ne se reproduiraient peut-être pas toujours m’avaient
seules empêché de profiter, et qui donnent un goût nouveau à
la vie
...

Le jour que Mme de Villeparisis nous mena à Carqueville où
était cette église couverte de lierre dont elle avait parlé et qui,
bâtie sur un tertre, domine le village, la rivière qui le traverse
et qui a conservé son petit pont du moyen âge, ma grand’mère,
pensant que je serais content d’être seul pour regarder le monument, proposa à mon amie d’aller goûter chez le pâtissier,
sur la place qu’on apercevait distinctement et qui sous sa patine dorée était comme une autre partie d’un objet tout entier

281

ancien
...
Dans le bloc
de verdure devant lequel on me laissa, il fallait pour reconnaître une église faire un effort qui me fît serrer de plus près
l’idée d’église ; en effet, comme il arrive aux élèves qui saisissent plus complètement le sens d’une phrase quand on les
oblige par la version ou par le thème à la dévêtir des formes
auxquelles ils sont accoutumés, cette idée d’église dont je
n’avais guère besoin d’habitude devant des clochers qui se faisaient reconnaître d’eux-mêmes, j’étais obligé d’y faire perpétuellement appel pour ne pas oublier, ici que le cintre de cette
touffe de lierre était celui d’une verrière ogivale, là, que la
saillie des feuilles était due au relief d’un chapiteau
...

Comme je quittais l’église, je vis devant le vieux pont des
filles du village qui, sans doute parce que c’était un dimanche,
se tenaient attifées, interpellant les garçons qui passaient
...
Elle avait un
teint bruni, des yeux doux, mais un regard dédaigneux de ce
qui l’entourait, un petit nez d’une forme fine et charmante
...
Mais ce
n’est pas seulement son corps que j’aurais voulu atteindre,
c’était aussi la personne qui vivait en lui et avec laquelle il
n’est qu’une sorte d’attouchement, qui est d’attirer son attention, qu’une sorte de pénétration, y éveiller une idée
...
Mais de même qu’il ne m’eût pas suffi que mes lèvres

282

prissent du plaisir sur les siennes mais leur en donnassent, de
même j’aurais voulu que l’idée de moi qui entrerait en cet être,
qui s’y accrocherait, n’amenât pas à moi seulement son attention, mais son admiration, son désir, et le forçât à garder mon
souvenir jusqu’au jour où je pourrais le retrouver
...
Je n’avais qu’un instant ; et déjà
je sentais que les filles commençaient à rire de me voir ainsi
arrêté
...
Je les en sortis, et
avant d’expliquer à la belle fille la commission dont je la chargeais, pour avoir plus de chance qu’elle m’écoutât je tins un
instant la pièce devant ses yeux :
– Puisque vous avez l’air d’être du pays, dis-je à la pêcheuse,
est-ce que vous auriez la bonté de faire une petite course pour
moi ? Il faudrait aller devant un pâtissier qui est paraît-il sur
une place, mais je ne sais pas où c’est, et où une voiture m’attend
...
Du reste vous
verrez bien, elle a deux chevaux
...
Mais quand j’eus prononcé les mots de
« marquise » et « deux chevaux », soudain j’éprouvai un grand
apaisement
...
Il me semblait que je venais de toucher sa personne avec des lèvres invisibles et que je
lui avais plu
...

Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d’un coup je fus
rempli de ce bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que
m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martainville
...
Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres
qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient
un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois ; de
sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année

283

lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était
pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que
par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman
et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les
yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous
décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté
...

Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un
élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin
...
Que j’aurais voulu pouvoir m’écarter comme je
faisais dans les promenades du côté de Guermantes quand je
m’isolais de mes parents ! Il me semblait même que j’aurais dû
le faire
...
Ce plaisir, dont l’objet n’était
que pressenti, que j’avais à créer moi-même, je ne l’éprouvais
que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les
choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère
d’importance et qu’en m’attachant à la seule réalité je pourrais
commencer enfin une vraie vie
...
Je restai sans penser à rien, puis de ma
pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus
avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même
...
Cependant tous trois, au
fur et à mesure que la voiture avançait, je les voyais s’approcher
...
Le site qu’ils me
rappelaient il n’y avait pas de place pour lui davantage dans la
campagne allemande où j’étais allé une année avec ma

284

grand’mère prendre les eaux
...

N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve,
toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui leur aspect
étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort
que je faisais pendant la veille, soit pour atteindre le mystère
dans un lieu derrière l’apparence duquel je le pressentais,
comme cela m’était arrivé si souvent du côté de Guermantes,
soit pour essayer de le réintroduire dans un lieu que j’avais désiré connaître et qui du jour où je l’avais connu m’avait paru
tout superficiel, comme Balbec ? N’étaient-ils qu’une image
toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente, mais
déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus
loin ? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux, comme tels arbres, telle touffe d’herbes que j’avais
vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi difficile
à saisir qu’un passé lointain, de sorte que, sollicité par eux
d’approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un
souvenir
...
Cependant ils venaient vers moi ; peutêtre apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui
me proposait ses oracles
...
Comme
des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec
moi, de les rendre à la vie
...
Bientôt à un
croisement de routes, la voiture les abandonna
...

Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés,
semblant me dire : ce que tu n’apprends pas de nous

285

aujourd’hui, tu ne le sauras jamais
...
En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir – trop tard, mais pour toujours
– je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en revanche je
ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les
avais vus
...

Il fallait songer au retour
...

Une fois que nous connûmes cette vieille route, pour changer, nous revînmes, à moins que nous ne l’eussions prise à l’aller, par une autre qui traversait les bois de Chantereine et de
Canteloup
...
Enchaîné à mon
strapontin comme Prométhée sur son rocher, j’écoutais mes
Océanides
...

Cette route était pareille à bien d’autres de ce genre qu’on
rencontre en France, montant en pente assez raide, puis redescendant sur une grande longueur
...
Mais elle devint pour moi dans la suite une cause de
joies en restant dans ma mémoire comme une amorce où
toutes les routes semblables sur lesquelles je passerais plus
tard
au
cours
d’une
promenade
ou
d’un
voyage

286

s’embrancheraient aussitôt sans solution de continuité et pourraient, grâce à elle, communiquer immédiatement avec mon
cœur
...
Raccordées à celles que j’éprouvais maintenant dans un
autre pays, sur une route semblable, s’entourant de toutes les
sensations accessoires de libre respiration, de curiosité, d’indolence, d’appétit, de gaieté qui leur étaient communes, excluant
toutes les autres, ces impressions se renforceraient, prendraient la consistance d’un type particulier de plaisir, et
presque d’un cadre d’existence que j’avais d’ailleurs rarement
l’occasion de retrouver, mais dans lequel le réveil des souvenirs mettait au milieu de la réalité matériellement perçue une
part assez grande de réalité évoquée, songée, insaisissable,
pour me donner, au milieu de ces régions où je passais, plus
qu’un sentiment esthétique, un désir fugitif mais exalté, d’y
vivre désormais pour toujours
...

Souvent le jour était tombé avant que nous fussions de retour
...


287

– Et vous trouvez cela beau ? me demandait-elle, génial
comme vous dites ? Je vous dirai que je suis toujours étonnée
de voir qu’on prend maintenant au sérieux des choses que les
amis de ces messieurs, tout en rendant pleine justice à leurs
qualités, étaient les premiers à plaisanter
...

Vous me citez une grande phrase de M
...
Vous allez voir que j’ai mes raisons pour y être
réfractaire
...
de Chateaubriand venait bien souvent chez mon
père
...
Il fallait entendre sur ce fameux conclave M
...
de Chateaubriand
...
Chaque fois qu’il faisait clair de lune
autour du château, s’il y avait quelque invité nouveau, on lui
conseillait d’emmener M
...
Quand ils revenaient, mon père ne manquait pas de
prendre à part l’invité : « M
...
– Il vous a parlé du clair de lune
...
– Oui, mais par quel mystère ? – Et il vous a
parlé même du clair de lune dans la campagne romaine
...
» Mon père n’était pas sorcier, mais M
...

Au nom de Vigny elle se mit à rire
...
» On est
comte ou on n’est pas comte, ça n’a aucune espèce
d’importance
...
Comme c’est de bon goût et
comme c’est intéressant pour le lecteur ! Comme c’est Musset,
simple bourgeois de Paris, qui disait emphatiquement :
« L’épervier d’or dont mon casque est armé
...
Au moins Musset avait
du talent comme poète
...
de Vigny, l’ennui me fait tomber le livre des
mains
...
Molé, qui avait autant d’esprit et de tact que M
...
Comment, vous ne connaissez pas son discours ?
C’est un chef-d’œuvre de malice et d’impertinence
...
Quant à
Victor Hugo, elle nous disait que M
...

Nous apercevions déjà l’hôtel, ses lumières si hostiles le premier soir, à l’arrivée, maintenant protectrices et douces, annonciatrices du foyer
...
Nous les
préférons à des amis que nous n’avons pas vus depuis longtemps, car ils contiennent davantage de ce que nous sommes
actuellement
...
Nous descendions de

289

voiture, aidés par beaucoup plus de serviteurs qu’il n’était nécessaire, mais ils sentaient l’importance de la scène et se
croyaient obligés d’y jouer un rôle
...
Aussi, souvent pour ne pas retarder le moment de dîner, je ne remontais
pas dans la chambre qui avait fini par devenir si réellement
mienne que revoir les grands rideaux violets et les bibliothèques basses, c’était me retrouver seul avec ce moi-même
dont les choses, comme les gens, m’offraient l’image, et nous
attendions tous ensemble dans le hall que le maître d’hôtel vînt
nous dire que nous étions servis
...

– Nous abusons de vous, disait ma grand’mère
...

C’est qu’en effet dans ces moments-là elle n’était pas naturelle, elle se souvenait de son éducation, des façons aristocratiques avec lesquelles une grande dame doit montrer à des
bourgeois qu’elle est heureuse de se trouver avec eux, qu’elle
est sans morgue
...
Ainsi, ayant agi jadis sur elle une fois pour toutes, et ignorant que maintenant les circonstances étaient autres, les personnes différentes et qu’à Paris elle souhaiterait de nous voir
chez elle souvent, le génie de sa caste poussait avec une ardeur fiévreuse Mme de Villeparisis, comme si le temps qui lui
était concédé pour être aimable était court, à multiplier avec
nous, pendant que nous étions à Balbec, les envois de roses et
de melons, les prêts de livres, les promenades en voiture et les
effusions verbales
...

– Donnez donc vos manteaux pour qu’on les remonte
...

– Je crois que ce monsieur est froissé, disait la marquise
...
Je me rappelle le duc de Nemours, quand j’étais encore
bien petite, entrant chez mon père, qui habitait le dernier
étage de l’hôtel Bouillon, avec un gros paquet sous le bras, des
lettres et des journaux
...
« Tenez, Cyrus, dit-il à mon père, voilà ce
que votre concierge m’a donné pour vous
...
le comte, ce n’est pas la peine que je monte
les étages, mais prenez garde de ne pas gâter la ficelle
...

– Oh ! si cela vous est égal, pas dans ce fauteuil ! Il est trop
petit pour deux, mais trop grand pour moi seule, j’y serais mal
...
Ma mère qui était pourtant la
personne la plus simple du monde, mais qui avait encore des
idées qui viennent d’un autre temps et que déjà je ne comprenais pas très bien, n’avait pas voulu d’abord se laisser présenter à Mme de Praslin qui n’était que Mlle Sebastiani, tandis que
celle-ci, parce qu’elle était duchesse, trouvait que ce n’était
pas à elle à se faire présenter
...
Les Choiseul sont tout ce qu’il y a de plus
grand, ils sortent d’une sœur du roi Louis-le-Gros, ils étaient
de vrais souverains en Bassigny
...
Il était résulté de cette question de préséance des incidents comiques, comme un déjeuner qui fut servi en retard de plus d’une grande heure que mit l’une de ces
dames à accepter de se laisser présenter
...
Un jour ma mère entend
une voiture dans la cour de son hôtel
...
« C’est Madame la duchesse de La Rochefoucauld, madame la comtesse
...
»
Au bout d’un quart d’heure, personne
...
Elle les avait souvent vu naître
...
Et c’est le premier des luxes
...
À ce moment le
meuble donné par Mme de Praslin frappa ses yeux : « Prenez
donc la peine de vous asseoir », dit ma mère en le lui avançant
...
Elle était, malgré
cette importance, restée assez agréable
...
« Elle en
fait surtout quand elle sort », répondit ma mère qui avait le
mot plus leste qu’il ne serait de mise aujourd’hui
...

« Mais est-ce que vous êtes seul ? » demanda un jour à M
...
« Est-ce que Madame
de La Rochefoucauld n’est pas là ? je ne la vois pas
...

Après le dîner, quand j’étais remonté avec ma grand’mère, je
lui disais que les qualités qui nous charmaient chez Mme de
Villeparisis, le tact, la finesse, la discrétion, l’effacement de
soi-même n’étaient peut-être pas bien précieuses puisque ceux
qui les possédèrent au plus haut degré ne furent que des Molé
et des Loménie, et que si leur absence peut rendre les relations
quotidiennes désagréables, elle n’a pas empêché de devenir
Chateaubriand, Vigny, Hugo, Balzac, des vaniteux qui n’avaient
pas de jugement, qu’il était facile de railler, comme Bloch…
Mais au nom de Bloch ma grand’mère se récriait
...
Comme on dit que c’est l’intérêt de
l’espèce qui guide en amour les préférences de chacun, et pour
que l’enfant soit constitué de la façon la plus normale fait rechercher les femmes maigres aux hommes gras et les grasses
aux maigres, de même c’était obscurément les exigences de
mon bonheur menacé par le nervosisme, par mon penchant
maladif à la tristesse, à l’isolement, qui lui faisaient donner le
premier rang aux qualités de pondération et de jugement, particulières non seulement à Mme de Villeparisis mais à une société où je pourrais trouver une distraction, un apaisement,
une société pareille à celle où l’on vit fleurir l’esprit d’un Doudan, d’un M
...
Je l’interrompais
pour l’embrasser et lui demandais si elle avait remarqué telle
phrase que Mme de Villeparisis avait dite et dans laquelle se
marquait la femme qui tenait plus à sa naissance qu’elle ne
l’avouait
...
Chaque soir je venais lui apporter les croquis que j’avais pris dans la journée d’après tous
ces êtres inexistants qui n’étaient pas elle
...
– Mais il ne faut pas, me
répondit-elle d’une voix troublée
...
Sans cela que deviendrais-tu si je partais en

293

voyage
...

– Je saurais être raisonnable si tu partais pour quelques
jours, mais je compterais les heures
...
Nous n’osions pas nous regarder
...
Aussi je m’approchai de la fenêtre et distinctement je
lui dis en détournant les yeux :
– Tu sais comme je suis un être d’habitudes
...
Mais tout en les aimant toujours autant, je
m’accoutume, ma vie devient calme, douce ; je supporterais
d’être séparé d’eux, des mois, des années
...
Ma
grand’mère sortit un instant de la chambre
...

Mme de Villeparisis nous prévint que bientôt elle ne pourrait
nous voir aussi souvent
...
Au cours de nos promenades, elle nous avait vanté sa grande intelligence, surtout
son bon cœur ; déjà je me figurais qu’il allait se prendre de
sympathie pour moi, que je serais son ami préféré et quand,
avant son arrivée, sa tante laissa entendre à ma grand’mère
qu’il était malheureusement tombé dans les griffes d’une mauvaise femme dont il était fou et qui ne le lâcherait pas, comme
j’étais persuadé que ce genre d’amour finissait fatalement par
l’aliénation mentale, le crime et le suicide, pensant au temps si
court qui était réservé à notre amitié, déjà si grande dans mon
cœur sans que je l’eusse encore vu, je pleurai sur elle et sur les
malheurs qui l’attendaient comme sur un être cher dont on

294

vient de nous apprendre qu’il est gravement atteint et que ses
jours sont comptés
...
Vêtu d’une étoffe
souple et blanchâtre comme je n’aurais jamais cru qu’un
homme eût osé en porter, et dont la minceur n’évoquait pas
moins que le frais de la salle à manger la chaleur et le beau
temps du dehors, il marchait vite
...
Chacun le regarda curieusement passer, on savait que ce
jeune marquis de Saint-Loup-en-Bray était célèbre pour son
élégance
...
Il semblait que la qualité si particulière de ses
cheveux, de ses yeux, de sa peau, de sa tournure, qui l’eussent
distingué au milieu d’une foule comme un filon précieux
d’opale azurée et lumineuse, engainé dans une matière grossière, devait correspondre à une vie différente de celle des
autres hommes
...
À cause de son
« chic », de son impertinence de jeune « lion », à cause de son
extraordinaire beauté surtout, certains lui trouvaient même un
air efféminé, mais sans le lui reprocher, car on savait combien
il était viril et qu’il aimait passionnément les femmes
...
Je
fus ravi de penser que j’allais le connaître pendant quelques
semaines et sûr qu’il me donnerait toute son affection
...
Il venait de la plage, et la mer qui remplissait jusqu’à
mi-hauteur le vitrage du hall lui faisait un fond sur lequel il se
détachait en pied, comme dans certains portraits où des
peintres prétendent sans tricher en rien sur l’observation la
plus exacte de la vie actuelle, mais en choisissant pour leur
modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de golf, champ de
courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de ces
toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au
premier plan d’un paysage
...

Quelle déception j’éprouvai les jours suivants quand, chaque
fois que je le rencontrai dehors ou dans l’hôtel – le col haut,
équilibrant perpétuellement les mouvements de ses membres
autour de son monocle fugitif et dansant qui semblait leur
centre de gravité – je pus me rendre compte qu’il ne cherchait
pas à se rapprocher de nous et vis qu’il ne nous saluait pas
quoiqu’il ne pût ignorer que nous étions les amis de sa tante
...
de Norpois, je pensais que peutêtre ils n’étaient que des nobles pour rire et qu’un article secret des lois qui gouvernent l’aristocratie doit y permettre
peut-être aux femmes et à certains diplomates de manquer
dans leurs rapports avec les roturiers, et pour une raison qui
m’échappait, à la morgue que devait au contraire pratiquer impitoyablement un jeune marquis
...
Mais la caractéristique de l’âge ridicule
que je traversais – âge nullement ingrat, très fécond – est
qu’on n’y consulte pas l’intelligence et que les moindres attributs des êtres semblent faire partie indivisible de leur personnalité
...
Il n’y a presque pas un des gestes qu’on a faits
alors qu’on ne voudrait plus tard pouvoir abolir
...
Plus tard on voit les
choses d’une façon plus pratique, en pleine conformité avec le
reste de la société, mais l’adolescence est le seul temps où l’on
ait appris quelque chose
...
de Saint-Loup, et
tout ce qu’elle impliquait de dureté naturelle, se trouva vérifiée
par son attitude chaque fois qu’il passait à côté de nous, le
corps aussi inflexiblement élancé, la tête toujours aussi haute,
le regard impassible, ce n’est pas assez dire, aussi implacable,
dépouillé de ce vague respect qu’on a pour les droits d’autres
créatures, même si elles ne connaissent pas votre tante, et qui
faisait que je n’étais pas tout à fait le même devant une vieille
dame que devant un bec de gaz
...
Quand Mme de Villeparisis, sans doute
pour tâcher d’effacer la mauvaise impression que nous avaient
causée ces dehors révélateurs d’une nature orgueilleuse et méchante, nous reparla de l’inépuisable bonté de son petit-neveu
(il était le fils d’une de ses nièces et était un peu plus âgé que
moi) j’admirai comme dans le monde, au mépris de toute vérité, on prête des qualités de cœur à ceux qui l’ont si sec,
fussent-ils d’ailleurs aimables avec des gens brillants qui font
partie de leur milieu
...
Il sembla ne pas entendre qu’on lui nommait quelqu’un, aucun muscle de son visage ne bougea ; ses yeux, où ne brilla pas la plus faible lueur
de sympathie humaine, montrèrent seulement dans l’insensibilité, dans l’inanité du regard, une exagération à défaut de laquelle rien ne les eût différenciés de miroirs sans vie
...
Je crus qu’il s’agissait au moins
d’un duel, quand le lendemain il me fit passer sa carte
...
Il n’avait pas, durant cette visite, fait preuve
seulement d’un goût très ardent pour les choses de l’esprit, il
m’avait témoigné une sympathie qui allait fort peu avec le salut
de la veille
...

Les premiers rites d’exorcismes une fois accomplis, comme
une fée hargneuse dépouille sa première apparence et se pare
de grâces enchanteresses, je vis cet être dédaigneux devenir le
plus aimable, le plus prévenant jeune homme que j’eusse jamais rencontré
...
» Or,
toute la charmante éducation, toute l’amabilité de Saint-Loup
devait en effet, au bout de peu de temps, me laisser voir un
autre être mais bien différent de celui que je soupçonnais
...

C’était un de ces « intellectuels » prompts à l’admiration, qui
s’enferment dans un livre, soucieux seulement de haute pensée
...

Je peux dire que, quand je sus bien qui avait été son père, les
jours où je venais de lire des Mémoires tout nourris d’anecdotes sur ce fameux comte de Marsantes en qui se résume
l’élégance si spéciale d’une époque déjà lointaine, l’esprit empli de rêveries, désireux d’avoir des précisions sur la vie
qu’avait menée M
...
Son père n’eût pas partagé mes
regrets
...
Il n’avait guère eu le
temps de connaître son fils, mais avait souhaité qu’il valût
mieux que lui
...

Il y avait, du reste, cette chose assez triste, c’est que si M
...
Saint-Loup n’était pas
assez intelligent pour comprendre que la valeur intellectuelle
n’a rien à voir avec l’adhésion à une certaine formule

299

esthétique, et il avait pour l’intellectualité de M
...
« J’ai très peu
connu mon père, disait Robert
...
Son désastre a été la déplorable époque où il a vécu
...
Peut-être petit bourgeois fanatique du « Ring » eût-il
donné tout autre chose
...
Mais on ne peut pas savoir puisque ce qu’il entendait par
littérature se compose d’œuvres périmées
...
Ne jugeant
chaque chose qu’au poids de l’intelligence qu’elle contient, ne
percevant pas les enchantements d’imagination que me donnaient certaines œuvres qu’il jugeait frivoles, il s’étonnait que
moi – moi à qui il s’imaginait être tellement inférieur – je pusse
m’y intéresser
...
Or, le naturel – sans doute
parce que, sous l’art de l’homme, il laisse sentir la nature –
était la qualité que ma grand’mère préférait à toutes, tant dans
les jardins où elle n’aimait pas qu’il y eût, comme dans celui de
Combray, de plates-bandes trop régulières, qu’en cuisine où
elle détestait ces « pièces montées » dans lesquelles on reconnaît à peine les aliments qui ont servi à les faire, ou dans l’interprétation pianistique qu’elle ne voulait pas trop fignolée,
trop léchée, ayant même eu pour les notes accrochées, pour les
fausses notes de Rubinstein, une complaisance particulière
...
Elle prisait davantage encore ce jeune homme riche dans la façon négligente et
libre qu’il avait de vivre dans le luxe sans « sentir l’argent »,
sans airs importants ; elle retrouvait même le charme de ce naturel dans l’incapacité que Saint-Loup avait gardée – et qui

300

généralement disparaît avec l’enfance en même temps que certaines particularités physiologiques de cet âge – d’empêcher
son visage de refléter une émotion
...
Mais j’ai connu
un autre être, et il y en a beaucoup, chez lequel la sincérité
physiologique de cet incarnat passager n’excluait nullement la
duplicité morale ; bien souvent il prouve seulement la vivacité
avec laquelle ressentent le plaisir, jusqu’à être désarmées devant lui et à être forcées de le confesser aux autres, des natures capables des plus viles fourberies
...
Et il montrait à prévenir mes moindres malaises, à remettre des couvertures sur
mes jambes si le temps fraîchissait sans que je m’en fusse
aperçu, à s’arranger sans le dire à rester le soir avec moi plus
tard, s’il me sentait triste ou mal disposé, une vigilance que, du
point de vue de ma santé pour laquelle plus d’endurcissement
eût peut-être été préférable, ma grand’mère trouvait presque
excessive, mais qui comme preuve d’affection pour moi la touchait profondément
...
Ces paroles me causaient une sorte de
tristesse, et j’étais embarrassé pour y répondre, car je n’éprouvais à me trouver, à causer avec lui – et sans doute c’eût été de
même avec tout autre – rien de ce bonheur qu’il m’était au
contraire possible de ressentir quand j’étais sans compagnon
...

Mais dès que j’étais avec quelqu’un, dès que je parlais à un
ami, mon esprit faisait volte-face, c’était vers cet interlocuteur
et non vers moi-même qu’il dirigeait ses pensées, et quand
elles suivaient ce sens inverse, elles ne me procuraient aucun
plaisir
...
Si j’avais passé deux ou trois
heures à causer avec Robert de Saint-Loup et qu’il eût admiré
ce que je lui avais dit, j’éprouvais une sorte de remords, de regret, de fatigues de ne pas être resté seul et prêt enfin à travailler
...
On craint plus que
de tous les autres la disparition des biens restés en dehors de
nous parce que notre cœur ne s’en est pas emparé
...
En revanche par moment ma pensée démêlait en Saint-Loup un être
plus général que lui-même, le « noble », et qui comme un esprit intérieur mouvait ses membres, ordonnait ses gestes et ses
actions ; alors, à ces moments-là, quoique près de lui, j’étais
seul comme je l’eusse été devant un paysage dont j’aurais compris l’harmonie
...
À retrouver toujours en lui cet être antérieur, séculaire, cet aristocrate que Robert aspirait justement à
ne pas être, j’éprouvais une vive joie, mais d’intelligence, non
d’amitié
...

Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à considérer mon ami comme une œuvre d’art, c’est-à-dire à regarder
le jeu de toutes les parties de son être comme harmonieusement réglé par une idée générale à laquelle elles étaient suspendues mais qu’il ne connaissait pas et qui par conséquent
n’ajoutait rien à ses qualités propres, à cette valeur personnelle d’intelligence et de moralité à quoi il attachait tant de
prix
...
C’est parce qu’il était un gentilhomme que cette activité
mentale, ces aspirations socialistes, qui lui faisaient rechercher

303

de jeunes étudiants prétentieux et mal mis, avaient chez lui
quelque chose de vraiment pur et désintéressé qu’elles
n’avaient pas chez eux
...
Il était ainsi amené à faire des avances à des gens
dont mes parents, fidèles à la sociologie de Combray, eussent
été stupéfaits qu’il ne se détournât pas
...
« On ne peut faire deux pas sans en rencontrer, disait la
voix
...
On n’entend que :
« Dis donc Apraham, chai fu Chakop
...
» L’homme qui tonnait ainsi contre Israël sortit enfin de la tente, nous levâmes les yeux sur cet antisémite
...
Saint-Loup me demanda immédiatement de rappeler à celui-ci qu’ils s’étaient rencontrés au
Concours général où Bloch avait eu le prix d’honneur, puis
dans une Université populaire
...
Et c’était Robert qui rougissait comme si ç’avait été lui
le coupable, par exemple le jour où Bloch lui promettait d’aller
le voir à l’hôtel, ajouta :
– Comme je ne peux pas supporter d’attendre parmi le faux
chic de ces grands caravansérails, et que les tziganes me feraient trouver mal, dites au « laïft » de les faire taire et de vous
prévenir de suite
...
Il était à Balbec, non pas seul, malheureusement,
mais avec ses sœurs qui y avaient elles-mêmes beaucoup de
parents et d’amis
...
Il en était de Balbec comme de certains pays, la
Russie ou la Roumanie, où les cours de géographie nous enseignent que la population israélite n’y jouit point de la même
faveur et n’y est pas parvenue au même degré d’assimilation
qu’à Paris par exemple
...
Quant aux hommes, malgré l’éclat des smokings et des
souliers vernis, l’exagération de leur type faisait penser à ces
recherches dites « intelligentes » des peintres qui, ayant à
illustrer les Évangiles ou les Mille et Une Nuits, pensent au
pays où la scène se passe et donnent à saint Pierre ou à Ali-Baba précisément la figure qu’avait le plus gros « ponte » de Balbec
...

De sorte qu’il est probable que ce milieu devait renfermer
comme tout autre, peut-être plus que tout autre, beaucoup
d’agréments, de qualités et de vertus
...
Or, il ne plaisait pas, il le sentait, il
voyait là la preuve d’un antisémitisme contre lequel il faisait
front en une phalange compacte et close où personne d’ailleurs
ne songeait à se frayer un chemin
...
» Bloch croyait donc évidemment qu’en Angleterre, non seulement tous les individus
du sexe mâle sont lords, mais encore que la lettre i s’y prononce toujours aï
...
Mais la peur que
Bloch, apprenant un jour qu’on dit Venice et que Ruskin n’était
pas lord, crût rétrospectivement que Robert l’avait trouvé ridicule, fit que ce dernier se sentit coupable comme s’il avait
manqué de l’indulgence dont il débordait, et que la rougeur qui
colorerait sans doute un jour le visage de Bloch à la découverte
de son erreur, il la sentit par anticipation et réversibilité monter au sien
...
Ce que Bloch prouva quelque
temps après, un jour qu’il m’entendit prononcer « lift », en
interrompant :
– Ah ! on dit lift
...
Phrase
analogue à un réflexe, la même chez tous les hommes qui ont
de l’amour-propre, dans les plus graves circonstances aussi
bien que dans les plus infimes ; dénonçant alors aussi bien que
dans celle-ci combien importante paraît la chose en question à
celui qui la déclare sans importance ; phrase tragique parfois
qui la première de toutes s’échappe, si navrante alors, des
lèvres de tout homme un peu fier à qui on vient d’enlever la
dernière espérance à laquelle il se raccrochait, en lui refusant
un service : « Ah ! bien, cela n’a aucune espèce d’importance,
je m’arrangerai autrement » ; l’autre arrangement vers lequel
il est sans aucune espèce d’importance d’être rejeté étant quelquefois le suicide
...
Il avait certainement envie d’être très aimable avec moi
...
Tu dois être en train de

306

traverser une jolie crise de snobisme
...
Mais ce qu’on appelle en un français assez
incorrect « la mauvaise éducation » était son défaut, par conséquent le défaut dont il ne s’apercevait pas, à plus forte raison
dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués
...
Sans doute ce n’est pas le bon sens qui est « la
chose du monde la plus répandue », c’est la bonté
...
Même si cette bonté, paralysée par l’intérêt, ne s’exerce pas, elle existe pourtant, et
chaque fois qu’aucun mobile égoïste ne l’empêche de le faire,
par exemple pendant la lecture d’un roman ou d’un journal,
elle s’épanouit, se tourne, même dans le cœur de celui qui, assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons,
vers le faible, vers le juste et le persécuté
...

Chacun a tellement les siens que pour continuer à l’aimer,
nous sommes obligés de n’en pas tenir compte et de les négliger en faveur du reste
...
L’une est d’une
belle intelligence, voit tout d’un point de vue élevé, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les lettres
les plus importantes qu’elle vous a demandé elle-même de lui
confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital,
sans vous faire d’excuses, avec un sourire, parce qu’elle met sa
fierté à ne jamais savoir l’heure
...
Un troisième a plus de sincérité, mais la
pousse jusqu’à tenir à ce que vous sachiez, quand vous vous
êtes excusé sur votre état de santé de ne pas être allé le voir,

307

que vous avez été vu vous rendant au théâtre et qu’on vous a
trouvé bonne mine, ou qu’il n’a pu profiter entièrement de la
démarche que vous avez faite pour lui, que d’ailleurs déjà trois
autres lui ont proposé de faire et dont il ne vous est ainsi que
légèrement obligé
...
Quant à ce dernier ami, il éprouve le besoin de
répéter ou de révéler à quelqu’un ce qui peut le plus vous
contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit avec force : « Je
suis comme cela
...
Et certains, consultant leur désir et non le
vôtre, vous parlent sans vous laisser placer un mot s’ils sont
gais et ont envie de vous voir, quelque travail urgent que vous
ayez à faire, mais s’ils se sentent fatigués par le temps, ou de
mauvaise humeur, vous ne pouvez tirer d’eux une parole, ils
opposent à vos efforts une inerte langueur et ne prennent pas
plus la peine de répondre, même par monosyllabes, à ce que
vous dites que s’ils ne vous avaient pas entendus
...
Malheureusement notre complaisante obstination à ne pas voir le défaut de notre ami est surpassée par celle
qu’il met à s’y adonner à cause de son aveuglement ou de celui
qu’il prête aux autres
...
Comme le risque de déplaire vient surtout de la difficulté d’apprécier ce qui passe ou non inaperçu, on devrait, au
moins, par prudence, ne jamais parler de soi, parce que c’est
un sujet où on peut être sûr que la vue des autres et la nôtre

308

propre ne concordent jamais
...
De sorte que chaque fois que nous
avons parlé de nous, nous pouvons être sûrs que nos inoffensives et prudentes paroles, écoutées avec une politesse apparente et une hypocrite approbation ont donné lieu aux commentaires les plus exaspérés ou les plus joyeux, en tous cas les
moins favorables
...
Et à la mauvaise habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter,
comme faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les
autres des défauts précisément analogues à ceux qu’on a
...
D’ailleurs il semble que notre attention toujours attirée sur ce qui nous caractérise le remarque plus que toute autre chose chez les autres
...
Et puis chaque
vice, comme chaque profession, exige et développe un savoir
spécial qu’on n’est pas fâché d’étaler
...
Rien ne lui apparaît plus important, et à vous,
qui avez remarqué les siennes, plus ridicule
...
Pour chacun de nous, un Dieu spécial est là qui lui cache ou lui promet
l’inversibilité de son défaut, de même qu’il ferme les yeux et
les narines aux gens qui ne se lavent pas, sur la raie de crasse
qu’ils portent aux oreilles et l’odeur de transpiration qu’ils
gardent au creux des bras, et les persuade qu’ils peuvent impunément promener l’une et l’autre dans le monde qui ne s’apercevra de rien
...

Bloch était mal élevé, névropathe, snob, et, appartenant à une
famille peu estimée, supportait comme au fond des mers les incalculables pressions que faisaient peser sur lui, non seulement les chrétiens de la surface, mais les couches superposées
des castes juives supérieures à la sienne, chacune accablant de
son mépris celle qui lui était immédiatement inférieure
...
Il valait
mieux chercher à se frayer une issue d’un autre côté
...
» Je lui dis seulement qu’il était peu aimable
...
« Pardonnemoi, me disait-il maintenant chaque fois qu’il me rencontrait, je
t’ai chagriné, torturé, j’ai été méchant à plaisir
...
Elle va souvent, quand je
pense à toi, jusqu’aux larmes
...

Ce qui m’étonnait plus chez Bloch que ses mauvaises manières, c’était combien la qualité de sa conversation était inégale
...
Cette double
balance pour juger de l’esprit, de la valeur, de l’intérêt des
êtres, ne laissa pas de m’étonner jusqu’au jour où je connus M
...

Je n’avais pas cru que nous serions jamais admis à le
connaître, car Bloch fils avait mal parlé de moi à Saint-Loup et
de Saint-Loup à moi
...
« Si, si, il est enchanté de
connaître M
...
Cette manière de détacher
un mot était chez Bloch le signe à la fois de l’ironie et de la
littérature
...
Il se consolait de ne
pas savoir peindre M
...
Mais
ces jouissances subjectives restaient inconnues aux autres
...
Nous avions connu le détail de ces médisances chacun dès le lendemain, non que nous nous les fussions répétées l’un à l’autre, ce qui nous eût semblé très coupable, mais paraissait si naturel et presque si inévitable à
Bloch que dans son inquiétude, et tenant pour certain qu’il ne
ferait qu’apprendre à l’un ou à l’autre ce qu’ils allaient savoir,
il préféra prendre les devants, et emmenant Saint-Loup à part
lui avoua qu’il avait dit du mal de lui, exprès, pour que cela lui
fût redit, lui jura « par le Kronion Zeus, gardien des serments », qu’il l’aimait, qu’il donnerait sa vie pour lui et essuya
une larme
...
Puis, me
prenant la main avec un attendrissement d’ivrogne, bien que
son ivresse fût purement nerveuse : « Crois-moi, dit-il, et que
la noire Ker me saisisse à l’instant et me fasse franchir les

311

portes d’Hadès, odieux aux hommes, si hier en pensant à toi, à
Combray, à ma tendresse infinie pour toi, à telles après-midi en
classe que tu ne te rappelles même pas, je n’ai pas sangloté
toute la nuit
...
» Je ne le croyais
pas, en effet, et à ces paroles que je sentais inventées à l’instant même et au fur et à mesure qu’il parlait, son serment
« par la Ker » n’ajoutait pas un grand poids, le culte hellénique
étant chez Bloch purement littéraire
...
Je ne croyais pas ce qu’il me disait, mais je ne lui en
voulais pas, car je tenais de ma mère et de ma grand’mère
d’être incapable de rancune, même contre de bien plus grands
coupables, et de ne jamais condamner personne
...
Et depuis que la
race de Combray, la race d’où sortaient des êtres absolument
intacts comme ma grand’mère et ma mère, semble presque
éteinte, comme je n’ai plus guère le choix qu’entre d’honnêtes
brutes, insensibles et loyales et chez qui le simple son de la
voix montre bien vite qu’ils ne se soucient en rien de votre vie
– et une autre espèce d’hommes qui tant qu’ils sont auprès de
vous vous comprennent, vous chérissent, s’attendrissent jusqu’à pleurer, prennent leur revanche quelques heures plus
tard en faisant une cruelle plaisanterie sur vous, mais vous reviennent, toujours aussi compréhensifs, aussi charmants, aussi
momentanément assimilés à vous-même, je crois que c’est
cette dernière sorte d’hommes dont je préfère, sinon la valeur
morale, du moins la société
...
Au fond, c’est un côté assez juif chez moi, ajouta-t-il
ironiquement en rétrécissant sa prunelle comme s’il s’agissait
de doser au microscope une quantité infinitésimale de « sang
juif » et comme aurait pu le dire – mais ne l’eût pas dit – un
grand seigneur français qui parmi ses ancêtres tous chrétiens
eût pourtant compté Samuel Bernard ou plus anciennement
encore la Sainte Vierge de qui prétendent descendre, dit-on,
les Lévy – qui reparaît : « J’aime assez, ajouta-t-il, faire ainsi

312

dans mes sentiments la part, assez mince d’ailleurs, qui peut
tenir à mes origines juives
...
Ce genre de fraudes qui consiste à avoir l’audace de
proclamer la vérité, mais en y mêlant, pour une bonne part,
des mensonges qui la falsifient, est plus répandu qu’on ne
pense et même, chez ceux qui ne le pratiquent pas habituellement, certaines crises dans la vie, notamment celles où une
liaison amoureuse est en jeu, leur donnent l’occasion de s’y
livrer
...
Je ne suis pas bien sûr qu’il ne fit pas d’abord une tentative pour avoir Saint-Loup seul
...
Formé par moi, pour
moi, ce souhait eût paru à Bloch la marque du plus hideux snobisme, bien conforme à l’opinion qu’il avait de tout un côté de
ma nature qu’il ne jugeait pas, jusqu’ici du moins, le principal ;
mais le même souhait, de sa part, lui semblait la preuve d’une
belle curiosité de son intelligence désireuse de certains dépaysements sociaux où il pouvait peut-être trouver quelque utilité
littéraire
...
Bloch père, quand son fils lui avait dit qu’il amènerait à dîner un de ses amis, dont il avait décliné sur un ton
de satisfaction sarcastique le titre et le nom : « Le marquis de
Saint-Loup-en-Bray » avait éprouvé une commotion violente
...
Et il avait jeté sur son fils, capable de

313

s’être fait de telles relations, un regard admiratif qui signifiait :
« Il est vraiment étonnant
...
Car Bloch
était mal à l’aise chez lui et sentait que son père le traitait de
dévoyé parce qu’il vivait dans l’admiration de Leconte de Lisle,
Heredia et autres « bohèmes »
...
On
regretta d’autant plus d’avoir laissé à Paris, par crainte de
l’abîmer, le stéréoscope
...
Bloch, le père, avait l’art ou
du moins le droit de s’en servir
...
De sorte que de ces séances de stéréoscope émanaient pour ceux qui y assistaient comme une distinction, une faveur de privilégiés, et pour le maître de maison
qui les donnait un prestige analogue à celui que le talent
confère et qui n’aurait pas pu être plus grand, si les vues
avaient été prises par M
...
« Vous n’étiez pas invité hier chez Salomon ? »
disait-on dans la famille
...
– Ah ! s’il y avait le stéréoscope, je regrette,
car il paraît que Salomon est extraordinaire quand il le montre
...
Bloch à son fils, il ne faut pas lui donner
tout à la fois, comme cela il lui restera quelque chose à désirer
...
Mais le « temps
matériel » manquait, ou plutôt on avait cru qu’il manquerait ;
mais nous dûmes faire le dîner parce que Saint-Loup ne put se
déplacer, attendant un oncle qui allait venir passer quarantehuit heures auprès de Mme de Villeparisis
...
Et Saint-Loup n’osant bouger me chargea
même d’aller porter à Incauville, où était le bureau télégraphique, la dépêche que mon ami envoyait quotidiennement à sa
maîtresse
...
Et
plus tard quand je retrouvai dans mes lectures historiques, appartenant à tel podestat ou tel prince de l’Église, ce prénom
même, belle médaille de la Renaissance – d’aucuns disaient un
véritable antique – toujours restée dans la famille, ayant glissé
de descendant en descendant depuis le cabinet du Vatican jusqu’à l’oncle de mon ami, j’éprouvais le plaisir réservé à ceux
qui ne pouvant faute d’argent constituer un médaillier, une pinacothèque, recherchent les vieux noms (noms de localités, documentaires et pittoresques comme une carte ancienne, une
vue cavalière, une enseigne ou un coutumier, noms de baptême où résonne et s’entend, dans les belles finales françaises,
le défaut de langue, l’intonation d’une vulgarité ethnique, la
prononciation vicieuse selon lesquels nos ancêtres faisaient subir aux mots latins et saxons des mutilations durables devenues plus tard les augustes législatrices des grammaires) et en
somme, grâce à ces collections de sonorités anciennes, se
donnent à eux-mêmes des concerts à la façon de ceux qui acquièrent des violes de gambe et des violes d’amour pour jouer
de la musique d’autrefois sur des instruments anciens
...

même il était si redouté pour ses insolences qu’autrefois il était
arrivé que des gens du monde qui désiraient le connaître et
s’étaient adressés à son propre frère avaient essuyé un refus
...
Ma femme, nous tous, nous nous y attellerions que
nous ne pourrions pas
...
» Au Jockey, il avait avec
quelques amis désigné deux cents membres qu’ils ne se laisseraient jamais présenter
...

Saint-Loup me parla de la jeunesse, depuis longtemps passée, de son oncle
...

– Un jour un des hommes qui est aujourd’hui des plus en vue
dans le faubourg Saint-Germain, comme eût dit Balzac, mais
qui dans une première période assez fâcheuse montrait des
goûts bizarres, avait demandé à mon oncle de venir dans cette
garçonnière
...
Mon oncle fit semblant de ne pas comprendre, emmena
sous un prétexte ses deux amis, ils revinrent, prirent le coupable, le déshabillèrent, le frappèrent jusqu’au sang, et par un
froid de dix degrés au-dessous de zéro le jetèrent à coups de
pieds dehors où il fut trouvé à demi mort, si bien que la justice
fit une enquête à laquelle le malheureux eut toute la peine du
monde à la faire renoncer
...
Ce sera un domestique qui l’aura servi dans
un hôtel et qu’il placera à Paris, ou un paysan à qui il fera apprendre un métier
...
» Saint-Loup appartenait, en effet, à ce genre de jeunes gens du monde, situés
à une altitude où on ait pu faire pousser ces expressions : « Ce
qu’il y a même d’assez gentil chez lui, son côté assez gentil »,
semences assez précieuses, produisant très vite une manière
de concevoir les choses dans laquelle on se compte pour rien,
et le « peuple » pour tout ; en somme tout le contraire de l’orgueil plébéien
...
Pour lui en toute circonstance il faisait ce qui lui paraissait le plus agréable, le plus commode, mais aussitôt c’était
imité par les snobs
...
Un été pluvieux où il avait un peu de rhumatisme, il s’était commandé un pardessus d’une vigogne
souple mais chaude qui ne sert que pour faire des couvertures
de voyage et dont il avait respecté les raies bleues et oranges
...
Si pour
une raison quelconque il désirait ôter tout caractère de solennité à un dîner dans un château où il passait une journée, et
pour marquer cette nuance n’avait pas apporté d’habits et
s’était mis à table avec le veston de l’après-midi, la mode devenait de dîner à la campagne en veston
...
Il
avait eu envie de réentendre certains quatuors de Beethoven
(car avec toutes ses idées saugrenues il est loin d’être bête, et
est fort doué) et avait fait venir des artistes pour les jouer
chaque semaine, pour lui et quelques amis
...
Je crois d’ailleurs qu’il
ne s’est pas ennuyé dans la vie
...
Mais je sais qu’il
a bien trompé ma pauvre tante
...
Quand il est à Paris, il va encore au cimetière presque chaque jour
...
Je
tournai la tête et j’aperçus un homme d’une quarantaine d’années, très grand et assez gros, avec des moustaches très
noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon
avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par l’attention
...
Il lança sur
moi une suprême œillade à la fois hardie, prudente, rapide et
profonde, comme un dernier coup que l’on tire au moment de
prendre la fuite, et après avoir regardé tout autour de lui, prenant soudain un air distrait et hautain, par un brusque revirement de toute sa personne il se tourna vers une affiche dans la

317

lecture de laquelle il s’absorba, en fredonnant un air et en arrangeant la rose mousseuse qui pendait à sa boutonnière
...
J’eus l’idée d’un escroc d’hôtel qui, nous ayant
peut-être déjà remarqués les jours précédents ma grand’mère
et moi, et préparant quelque mauvais coup, venait de s’apercevoir que je l’avais surpris pendant qu’il m’épiait ; pour me donner le change, peut-être cherchait-il seulement par sa nouvelle
attitude à exprimer la distraction et le détachement, mais
c’était avec une exagération si agressive que son but semblait,
au moins autant que de dissiper les soupçons que j’avais dû
avoir, de venger une humiliation qu’à mon insu je lui eusse infligée, de me donner l’idée non pas tant qu’il ne m’avait pas vu,
que celle que j’étais un objet de trop petite importance pour attirer l’attention
...

Si bien que la singularité de son expression me le faisait
prendre tantôt pour un voleur et tantôt pour un aliéné
...
Mais ma grand’mère venait à ma rencontre, nous fîmes
un tour ensemble et je l’attendais, une heure après, devant
l’hôtel où elle était rentrée un instant, quand je vis sortir Mme
de Villeparisis avec Robert de Saint-Loup et l’inconnu qui
m’avait regardé si fixement devant le casino
...
Je vis qu’il avait changé de
costume
...
Et la sobriété qu’ils laissaient
paraître semblait de celles qui viennent de l’obéissance à un
régime, plutôt que du manque de gourmandise
...

– Comment, allez-vous ? Je vous présente mon neveu, le baron de Guermantes, me dit Mme de Villeparisis, pendant que
l’inconnu, sans me regarder, grommelant un vague :
« Charmé » qu’il fit suivre de : « Heue, heue, heue » pour donner à son amabilité quelque chose de forcé, et repliant le petit
doigt, l’index et le pouce, me tendait le troisième doigt et l’annulaire, dépourvus de toute bague, que je serrai sous son gant
de Suède ; puis sans avoir levé les yeux sur moi il se détourna
vers Mme de Villeparisis
...
Je vous présente le baron
de Charlus
...

Cependant ma grand’mère sortait, nous fîmes route ensemble
...
S’il dévisageait les inconnus (et pendant cette courte promenade il lança deux ou trois
fois son terrible et profond regard en coup de sonde sur des
gens insignifiants et de la plus modeste extraction qui

319

passaient), en revanche, il ne regardait à aucun moment, si j’en
jugeais par moi, les personnes qu’il connaissait – comme un policier en mission secrète mais qui tient ses amis en dehors de
sa surveillance professionnelle
...

– Mais oui, naturellement, c’est Palamède de Guermantes
...
Il est le frère du possesseur actuel du
château
...

– Est-ce qu’il n’y a pas dans ce château tous les bustes des
anciens seigneurs de Guermantes ?
– Oui, c’est un beau spectacle, dit ironiquement Saint-Loup
...
Mais
il y a à Guermantes, ce qui est un peu plus intéressant ! un portrait bien touchant de ma tante par Carrière
...
Il y a aussi d’émouvantes
peintures de Gustave Moreau
...

– Et alors qu’est votre oncle ?
– Il porte le titre de baron de Charlus
...
Mais mon
oncle a sur tout cela des idées particulières
...
, et bien qu’il eût le choix entre quatre ou cinq
titres de prince, il a gardé celui de baron de Charlus, par protestation et avec une apparente simplicité où il y a beaucoup
d’orgueil
...
» Il
n’y a pas selon lui de titre plus ancien que celui de baron de
Charlus ; pour vous prouver qu’il est antérieur à celui des
Montmorency, qui se disaient faussement les premiers barons
de France, alors qu’ils l’étaient seulement de l’Île-de-France,
où était leur fief, mon oncle vous donnera des explications pendant des heures et avec plaisir parce que, quoiqu’il soit très
fin, très doué, il trouve cela un sujet de conversation tout à fait
vivant, dit Saint-Loup avec un sourire
...

Je reconnaissais maintenant dans le regard dur qui m’avait
fait retourner tout à l’heure près du casino celui que j’avais vu
fixé sur moi à Tansonville au moment où Mme Swann avait appelé Gilberte
...
de Charlus, est-ce qu’il n’y avait
pas Madame Swann ?
– Oh ! pas du tout ! C’est-à-dire qu’il est grand ami de Swann
et l’a toujours beaucoup soutenu
...
Vous causeriez beaucoup d’étonnement dans le monde si vous aviez l’air de croire cela
...

Ma grand’mère fut enchantée de M
...
Sans doute
il attachait une extrême importance à toutes les questions de
naissance et de situation mondaine, et ma grand’mère l’avait
remarqué mais sans rien de cette sévérité où entrent d’habitude une secrète envie et l’irritation de voir un autre se réjouir
d’avantages qu’on voudrait et qu’on ne peut posséder
...
de Charlus, elle parlait de l’oncle de Saint-Loup avec
cette bienveillance détachée, souriante, presque sympathique,
par laquelle nous récompensons l’objet de notre observation
désintéressée du plaisir qu’elle nous procure, et d’autant plus
que cette fois l’objet était un personnage dont elle trouvait que
les prétentions sinon légitimes, du moins pittoresques, le faisaient assez vivement trancher sur les personnes qu’elle avait
généralement l’occasion de voir
...
de Charlus, au contraire de tant de gens du
monde dont se moquait Saint-Loup, que ma grand’mère lui
avait si aisément pardonné son préjugé aristocratique
...
M
...
Possédant, comme descendant des ducs de
Nemours et des princes de Lamballe, des archives, des
meubles, des tapisseries, des portraits faits pour ses aïeux par
Raphaël, par Vélasquez, par Boucher, pouvant dire justement
qu’il visitait un musée et une incomparable bibliothèque rien
qu’en parcourant ses souvenirs de famille, il plaçait au
contraire au rang d’où son neveu l’avait fait déchoir tout l’héritage de l’aristocratie
...
Le débat reste

322

ouvert entre les hommes de cette sorte et ceux qui obéissent à
l’idéal intérieur qui les pousse à se défaire de ces avantages
pour chercher uniquement à le réaliser, semblables en cela aux
peintres, aux écrivains qui renoncent à leur virtuosité, aux
peuples artistes qui se modernisent, aux peuples guerriers prenant l’initiative du désarmement universel, aux gouvernements
absolus qui se font démocratiques et abrogent de dures lois,
bien souvent sans que la réalité récompense leur noble effort ;
car les uns perdent leur talent, les autres leur prédominance
séculaire ; le pacifisme multiplie quelquefois les guerres et l’indulgence la criminalité
...
de Charlus, lequel
avait fait transporter chez lui une grande partie des admirables
boiseries de l’hôtel Guermantes au lieu de les échanger,
comme son neveu, contre un mobilier modern style, des Lebourg et des Guillaumin
...
de Charlus était fort factice, et si cette épithète peut être
rapprochée du mot idéal, tout autant mondain qu’artistique
...
Chacune de ces femmes à côté d’une jolie bourgeoise
était pour lui ce que sont à une toile contemporaine représentant une route ou une noce, ces tableaux anciens dont on sait
l’histoire, depuis le Pape ou le Roi qui les commandèrent, en
passant par tels personnages auprès de qui leur présence, par
don, achat, prise ou héritage nous rappelle quelque événement, ou tout au moins quelque alliance d’un intérêt historique, par conséquent des connaissances que nous avons acquises, leur donne une nouvelle utilité, augmente le sentiment
de la richesse des possessions de notre mémoire ou de notre

323

érudition
...
de Charlus se félicitait qu’un préjugé analogue au
sien, en empêchant ces quelques grandes dames de frayer avec
des femmes d’un sang moins pur, les offrît à son culte intactes,
dans leur noblesse inaltérée, comme telle façade du XVIIIe
siècle soutenue par ses colonnes plates de marbre rose et à laquelle les temps nouveaux n’ont rien changé
...
de Charlus célébrait la véritable noblesse d’esprit et de
cœur de ces femmes, jouant ainsi sur le mot par une équivoque
qui le trompait lui-même et où résidait le mensonge de cette
conception bâtarde, de cet ambigu d’aristocratie, de générosité
et d’art, mais aussi sa séduction, dangereuse pour des êtres
comme ma grand’mère à qui le préjugé plus grossier mais plus
innocent d’un noble qui ne regarde qu’aux quartiers et ne se
soucie pas du reste eût semblé trop ridicule, mais qui était
sans défense dès que quelque chose se présentait sous les dehors d’une supériorité spirituelle, au point qu’elle trouvait les
princes enviables par-dessus tous les hommes parce qu’ils
purent avoir un La Bruyère, un Fénelon comme précepteurs
...

Au moment où ma grand’mère disait au revoir à Mme de Villeparisis et Saint-Loup à ma grand’mère, M
...
J’espère que vous me ferez le plaisir de venir avec Madame votre grand’mère
...

Quoique ce fût dimanche, il n’y avait pas plus de fiacres devant l’hôtel qu’au commencement de la saison
...

– Est-ce que Madame Blandais est souffrante, demandait-on
au notaire, on ne l’a pas vue aujourd’hui ?
– Elle a un peu mal à la tête, la chaleur, cet orage
...
Je lui ai
conseillé de descendre
...

J’avais pensé qu’en nous invitant ainsi chez sa tante, que je
ne doutais pas qu’il eût prévenue, M
...
Mais quand, arrivé dans le salon de Mme
de Villeparisis, je voulus saluer le neveu de celle-ci, j’eus beau
tourner autour de lui qui, d’une voix aiguë, racontait une histoire assez malveillante pour un de ses parents, je ne pus pas
attraper son regard ; je me décidai à lui dire bonjour, et assez
fort, pour l’avertir de ma présence, mais je compris qu’il l’avait
remarquée, car avant même qu’aucun mot ne fût sorti de mes
lèvres, au moment où je m’inclinais je vis ses deux doigts tendus pour que je les serrasse, sans qu’il eût tourné les yeux ou
interrompu la conversation
...
Cependant j’étais un peu étonné de voir que Mme de Villeparisis,
heureuse de nous voir venir, ne semblait pas s’y être attendue,
je le fus plus encore d’entendre M
...
En quoi il calculait bien, car Mme de Villeparisis qui comptait fort son neveu et savait combien il était difficile de lui plaire, parut soudain avoir trouvé à ma grand’mère
de nouvelles qualités et ne cessa de lui faire fête
...
de Charlus eût oublié en quelques
heures l’invitation si brève, mais en apparence si intentionnelle, si préméditée qu’il m’avait adressée le matin même, et
qu’il appelât « bonne idée » de ma grand’mère, une idée qui
était toute de lui
...
de Charlus
eût entendu ma question
...
M
...
Il me sembla voir flotter sur
ses lèvres le sourire de ceux qui de très haut jugent les caractères et les éducations
...
Peut-être ne se rappelait-il pas ou peutêtre c’était moi qui avais mal compris ce qu’il m’avait dit le matin… Plus probablement par orgueil ne voulait-il pas paraître
avoir cherché à attirer des gens qu’il dédaignait, et préférait-il
rejeter sur eux l’initiative de leur venue
...
Causant avec la plus grande animation
avec elle ainsi qu’avec Mme de Villeparisis, caché en quelque
sorte derrière elles, comme il eût été au fond d’une loge, il se
contentait seulement, détournant par moments le regard investigateur de ses yeux pénétrants, de l’attacher sur ma figure,
avec le même sérieux, le même air de préoccupation, que si
elle eût été un manuscrit difficile à déchiffrer
...
de
Charlus était semblable à celui de beaucoup de beaux hommes
...
Mais ce visage, auquel une légère
couche de poudre donnait un peu l’aspect d’un visage de
théâtre, M
...
J’aurais voulu deviner quel
était ce secret que ne portaient pas en eux les autres hommes
et qui m’avait déjà rendu si énigmatique le regard de M
...
Mais avec
ce que je savais maintenant de sa parenté, je ne pouvais plus
croire ni que ce fût celui d’un voleur, ni, d’après ce que j’entendais de sa conversation, que ce fût celui d’un fou
...
De deux ou trois « gigolos » qui
étaient de la famille ou de l’intimité de Saint-Loup et dont
celui-ci cita par hasard le nom, M
...
» Je compris que ce qu’il
reprochait surtout aux jeunes gens d’aujourd’hui, c’était d’être
trop efféminés
...
Mais quelle vie n’eût pas semblé efféminée auprès de
celle qu’il voulait que menât un homme et qu’il ne trouvait jamais assez énergique et virile ? (lui-même dans ses voyages à
pied, après des heures de course, se jetait brûlant dans des rivières glacées
...

Mais ce parti pris de virilité ne l’empêchait pas d’avoir des
qualités de sensibilité des plus fines
...

C’était de reste une époque où ces sentiments-là étaient bien
compris
...
C’est si beau ce qu’elle
dit quand elle la quitte : « Cette séparation me fait une douleur
à l’âme que je sens comme un mal du corps
...
On avance dans un temps auquel on
aspire
...
Elle s’étonnait qu’un
homme pût les comprendre si bien
...
de Charlus des délicatesses, une sensibilité féminines
...
Moi
je pensai : « Une maîtresse » en me reportant à l’influence que
celle de Saint-Loup me semblait avoir eue sur lui et qui me permettait de me rendre compte à quel point les femmes avec lesquelles ils vivent affinent les hommes
...

– Certainement si ; fût-ce de ce qu’elle appelait « choses si
légères qu’il n’y a que vous et moi qui les remarquions »
...
Et La Bruyère nous dit que c’est
tout : « Être près des gens qu’on aime, leur parler, ne leur parler point, tout est égal
...
de Charlus d’une voix mélancolique ; et ce bonheurlà, hélas, la vie est si mal arrangée qu’on le goûte bien rarement ; Mme de Sévigné a été en somme moins à plaindre que
d’autres
...

– Tu oublies que ce n’était pas de l’amour, c’était de sa fille
qu’il s’agissait
...
Ce que ressentait Mme de Sévigné pour sa fille peut
prétendre beaucoup plus justement ressembler à la passion
que Racine a dépeinte dans Andromaque ou dans Phèdre, que
les banales relations que le jeune Sévigné avait avec ses maîtresses
...
Les démarcations trop étroites que nous traçons autour de l’amour
viennent seulement de notre grande ignorance de la vie
...

– Il y a plus de vérité dans une tragédie de Racine que dans
tous les drames de Monsieur Victor Hugo, répondit M
...

– C’est tout de même effrayant, le monde, me dit Saint-Loup
à l’oreille
...

Dans ces réflexions sur la tristesse qu’il y a à vivre loin de ce
qu’on aime (qui devaient amener ma grand’mère à me dire que
le neveu de Mme de Villeparisis comprenait autrement bien
certaines œuvres que sa tante, et surtout avait quelque chose
qui le mettait bien au-dessus de la plupart des gens du club),
M
...
Mais la
nichée de jeunes filles que M
...
Souvent, tandis que causait M
...


329

Il raconta qu’une demeure qui avait appartenu à sa famille,
où Marie-Antoinette avait couché, dont le parc était de Lenôtre, appartenait maintenant aux riches financiers Israël, qui
l’avaient achetée
...
On ne sait pas peut-être que ce genre de
personnes ne portent pas de noms et sont seulement désignées
par la collectivité à laquelle elles appartiennent
...
Cela fait penser à cette chambre du château de Blois où le gardien qui le faisait visiter me dit : « C’est
ici que Marie Stuart faisait sa prière ; et c’est là maintenant où
ce que je mets mes balais
...
Mais je
conserve la photographie de la première encore intacte,
comme celle de la princesse quand ses grands yeux n’avaient
encore de regards que pour mon cousin
...
Je pourrai vous en donner une, puisque ce
genre d’architecture vous intéresse », dit-il à ma grand’mère
...
– Imaginez-vous, reprit-il, que ces
gens ont commencé par détruire le parc de Lenôtre, ce qui est
aussi coupable que de lacérer un tableau de Poussin
...
Il est vrai, ajouta-t-il en
souriant après un moment de silence, qu’il y a sans doute tant
d’autres choses pour lesquelles ils devraient y être ! En tous
cas vous vous imaginez l’effet que produit devant ces architectures un jardin anglais
...

– Qui dépare tout de même la façade de Gabriel, répondit M
...
Évidemment ce serait maintenant une sauvagerie
que de détruire le Hameau
...

Cependant ma grand’mère m’avait fait signe de monter me
coucher, malgré l’insistance de Saint-Loup qui, à ma grande
honte, avait fait allusion devant M
...
Je tardai
encore quelques instants, puis m’en allai, et fus bien étonné
quand un peu après, ayant entendu frapper à la porte de ma
chambre et ayant demandé qui était là, j’entendis la voix de M
...
Puis-je entrer, monsieur ? Monsieur, reprit-il
du même ton une fois qu’il eut refermé la porte, mon neveu racontait tout à l’heure que vous étiez un peu ennuyé avant de
vous endormir, et d’autre part que vous admiriez les livres de
Bergotte
...

Je remerciai M
...

– Mais non, répondit-il avec un accent plus doux
...
D’ailleurs, monsieur, la plus grande des sottises, c’est de trouver ridicules ou blâmables les sentiments
qu’on n’éprouve pas
...
Croyez-vous que je pense pour cela qu’il vaut
moins que moi
...
En somme ne vous plaignez pas trop, je ne
dirai pas que ces tristesses ne sont pas pénibles, je sais ce
qu’on peut souffrir pour des choses que les autres ne comprendraient pas
...
Vous la voyez beaucoup
...
Il y en a tant dont on ne peut pas dire cela !
Il marchait de long en large dans la chambre, regardant un
objet, en soulevant un autre
...

– J’ai un autre volume de Bergotte ici, je vais vous le
chercher, ajouta-t-il, et il sonna
...
« Allez me chercher votre maître d’hôtel
...
de Charlus avec hauteur
...
– Je ne sais pas son nom, mais si, je me rappelle que je l’ai entendu appeler Aimé
...
– Il va être tout de suite ici, monsieur, je l’ai justement vu
en bas », répondit le groom qui voulait avoir l’air au courant
...
Le groom revint
...
Mais je peux faire la commission
...
– Monsieur, je ne peux pas, il ne
couche pas là
...
– Mais,
monsieur, dis-je, le groom parti, vous êtes trop bon, un seul volume de Bergotte me suffira
...
» M
...
Quelques minutes se passèrent
ainsi, puis, après quelques instants d’hésitation et se reprenant
à plusieurs fois, il pivota sur lui-même et de sa voix redevenue
cinglante, il me jeta : « Bonsoir, monsieur » et partit
...
de Charlus s’était approché de moi pour m’avertir
que ma grand’mère m’attendait aussitôt que je serais sorti de
l’eau, je fus bien étonné de l’entendre me dire, en me pinçant
le cou, avec une familiarité et un rire vulgaires :
– Mais on s’en fiche bien de sa vieille grand’mère, hein ? petite fripouille !
– Comment, monsieur, je l’adore !
– Monsieur, me dit-il en s’éloignant d’un pas et avec un air
glacial, vous êtes encore jeune, vous devriez en profiter pour
apprendre deux choses : la première c’est de vous abstenir
d’exprimer des sentiments trop naturels pour n’être pas sousentendus ; la seconde c’est de ne pas partir en guerre pour répondre aux choses qu’on vous dit avant d’avoir pénétré leur signification
...
Je vous
ai prêté un livre de Bergotte dont j’ai besoin
...

Vous me faites apercevoir que je vous ai parlé trop tôt hier soir
des séductions de la jeunesse, je vous aurais rendu meilleur
service en vous signalant son étourderie, ses inconséquences
et son incompréhension
...
Mais
ne restez pas ainsi immobile, vous pourriez prendre froid
...

Sans doute eut-il regret de ces paroles, car quelque temps
après je reçus – dans une reliure de maroquin sur le plat de laquelle avait été encastrée une plaque de cuir incisé qui représentait en demi-relief une branche de myosotis – le livre qu’il
m’avait prêté et que je lui avais fait remettre, non par Aimé qui
se trouvait « de sortie », mais par le liftier
...
de Charlus parti, nous pûmes enfin, Robert et moi,
aller dîner chez Bloch
...
Bloch père, et que l’homme
« tout à fait curieux » était toujours un de ses amis qu’il jugeait
de cette façon
...

en y ajoutant :
Padoue est un fort bel endroit
Où de très grands docteurs en droit
… Mais j’aime mieux la polenta
… Passe dans son domino noir
La Toppatelle
...

Or, de quelqu’un qu’on admire de confiance, on recueille, on
cite avec admiration, des choses très inférieures à celles que livré à son propre génie on refuserait avec sévérité, de même
qu’un écrivain utilise dans un roman, sous prétexte qu’ils sont

335

vrais, des « mots », des personnages, qui dans l’ensemble vivant font au contraire poids mort, partie médiocre
...
Il eût dédaigné d’inventer ce qu’il rapporte comme si fin ou si coloré de Mme Cornuel ou de Louis
XIV, fait qui du reste est à noter chez bien d’autres et comporte diverses interprétations dont il suffit en ce moment de
retenir celle-ci : c’est que dans l’état d’esprit où l’on
« observe », on est très au-dessous du niveau où l’on se trouve
quand on crée
...
C’est ainsi qu’après
avoir dit les choses les plus intelligentes, Bloch jeune, manifestant l’apport qu’il avait reçu de sa famille, nous racontait pour
la trentième fois quelques-uns des mots que le père Bloch sortait seulement (en même temps que sa redingote) les jours solennels où Bloch jeune amenait quelqu’un qu’il valait la peine
d’éblouir : un de ses professeurs, un « copain » qui avait tous
les prix, ou, ce soir-là, Saint-Loup et moi
...
» Ces histoires étaient interchangeables avec une du baron de Rothschild et une de sir Rufus Israël, personnages mis en scène
d’une manière équivoque qui pouvait donner à entendre que
M
...

J’y fus moi-même pris et à la manière dont M
...

Or, tous les gens célèbres, M
...
Il s’imaginait du reste que sa propre figure, son
nom, sa personnalité ne leur étaient pas inconnus et qu’en
l’apercevant, ils étaient souvent obligés de retenir une furtive
envie de le saluer
...
Mais quand on a un peu vécu dans le monde, la sottise de ses habitants vous fait trop souhaiter de vivre, trop supposer d’intelligence, dans les milieux
obscurs où l’on ne connaît que « sans connaître »
...
M
...
Mon camarade en avait davantage encore auprès de ses sœurs qu’il ne cessait d’interpeller
sur un ton bougon, en enfonçant sa tête dans son assiette ; il
les faisait ainsi rire aux larmes
...
Quand nous arrivâmes, l’aînée dit à une
de ses cadettes : « Va prévenir notre père prudent et notre
mère vénérable
...
» Comme il était aussi vulgaire que lettré, le
discours se terminait d’habitude par quelque plaisanterie
moins homérique : « Voyons, fermez un peu vos peplos aux
belles agrafes, qu’est-ce que c’est que ce chichi-là ? Après tout
c’est pas mon père ! » Et les demoiselles Bloch s’écroulaient
dans une tempête de rires
...

M
...
Il vivait
dans le monde des à peu près, où l’on salue dans le vide, où
l’on juge dans le faux
...
C’est le miracle bienfaisant de l’amour-propre que peu de gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances profondes, ceux auxquels
elles font défaut se croient encore les mieux partagés parce

337

que l’optique des gradins sociaux fait que tout rang semble le
meilleur à celui qui l’occupe et qui voit moins favorisés que lui,
mal lotis, à plaindre, les plus grands qu’il nomme et calomnie
sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre
...
Il est vrai que si l’envie s’exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire : « Je ne veux pas le connaître » par
« je ne peux pas le connaître »
...
Mais
le sens passionné est bien : « Je ne veux pas le connaître
...

L’égocentrisme permettant de la sorte à chaque humain de
voir l’univers étagé au-dessous de lui qui est roi, M
...
Ce que cet animal-là peut être embêtant
...
Comme c’est emberlificoté, quelle tartine ! » Et il reprenait une beurrée
...
Bloch père était d’ailleurs
étendue un peu au delà du cercle de sa propre perception
...
Les enfants ont toujours une tendance soit à déprécier,
soit à exalter leurs parents, et pour un bon fils, son père est
toujours le meilleur des pères, en dehors même de toutes raisons objectives de l’admirer
...
Bloch, lequel était instruit, fin, affectueux
pour les siens
...
Enfin, dans ce
milieu où les grandeurs factices de l’aristocratie n’existent pas,
on les remplace par des distinctions plus folles encore
...

Bloch un « faux duc d’Aumale »
...
On répétait : « Bloch ? lequel ? le duc
d’Aumale ? » Comme on dit : « La princesse Murat ? laquelle ?
la Reine (de Naples) ? » Un certain nombre d’autres infimes indices achevaient de lui donner aux yeux du cousinage une prétendue distinction
...

Bloch louait à certains jours une victoria découverte à deux
chevaux de la Compagnie et traversait le bois de Boulogne,
mollement étendu de travers, deux doigts sur la tempe, deux
autres sous le menton et si les gens qui ne le connaissaient pas
le trouvaient à cause de cela « faiseur d’embarras », on était
persuadé dans la famille que pour le chic, l’oncle Salomon aurait pu en remontrer à Gramont-Caderousse
...
M
...
Bloch, ne le saluait pas, que dès qu’il l’apercevait
au théâtre ou au cercle, il fuyait son regard
...
D’autre part ce devait être un
cercle relativement fermé, car M
...
Aussi est-ce en tremblant de
« sous-estimer l’adversaire » que Saint-Loup demanda si ce
cercle était le cercle de la rue Royale, lequel était jugé « déclassant » par la famille de Saint-Loup et où il savait qu’étaient
reçus certains Israélites
...
Bloch d’un air

339

négligent, fier et honteux, c’est un petit cercle, mais beaucoup
plus agréable, le Cercle des Ganaches
...
– Est-ce que sir Rufus Israël n’en est pas président ? »
demanda Bloch fils à son père, pour lui fournir l’occasion d’un
mensonge honorable et sans se douter que ce financier n’avait
pas le même prestige aux yeux de Saint-Loup qu’aux siens
...
Mais comme il était fort bien
avec le patron, il avait à sa disposition des cartes du grand financier, et en donnait une à M
...
» Et la carte lui permettait
d’éblouir les chefs de train
...
Nissim Bernard
...
» Cette allusion au conte de Chamisso n’avait rien de bien grave, mais l’épithète de Schlemihl faisait partie de ce dialecte mi-allemand, mi-juif, dont l’emploi ravissait M
...
Aussi jeta-t-il un regard sévère
sur son oncle
...
– Ah ! fit gravement sa
sœur comme pour dire que dans ces conditions j’étais excusable
...

Bloch père
...
– Allons donc ! il n’a pas un bagage suffisant, répondit M
...
Il
n’a pas le calibre nécessaire
...
Mais M
...
Nissim Bernard, le bénéficiaire voulût montrer qu’il gardait son indépendance et surtout
qu’il ne cherchait pas par des cajoleries à s’assurer l’héritage à
venir du richard
...
Il murmura une phrase
inintelligible où on distinguait seulement : « Quand les Meschorès sont là
...
Entre eux les Bloch s’en servaient pour désigner les
domestiques et en étaient toujours égayés, parce que leur certitude de n’être pas compris ni des chrétiens ni des
domestiques eux-mêmes exaltait chez M
...

Bloch leur double particularisme de « maîtres » et de « juifs »
...
Alors M
...
Aussi, bien loin que la prière de son oncle produisît
quelque effet sur M
...
Il ne perdit plus une occasion d’invectiver le malheureux oncle
...

Vous seriez le premier à lui lécher les pieds s’il était là », cria
M
...
Nissim Bernard attristé inclinait vers
son assiette la barbe annelée du roi Sargon
...

– Comment, vous êtes le fils du marquis de Marsantes ? mais
je l’ai très bien connu, dit à Saint-Loup M
...
Je
crus qu’il voulait dire « connu » au sens où le père de Bloch disait qu’il connaissait Bergotte, c’est-à-dire de vue
...
» Cependant Bloch

341

était devenu excessivement rouge, son père avait l’air profondément contrarié, les demoiselles Bloch riaient en s’étouffant
...
Nissim Bernard le goût de l’ostentation,
contenu chez M
...
Par exemple, en voyage
à l’hôtel, M
...
Bloch le
père, se faisait apporter tous ses journaux par son valet de
chambre dans la salle à manger, au milieu du déjeuner, quand
tout le monde était réuni, pour qu’on vît bien qu’il voyageait
avec un valet de chambre
...
Il avait beau être certain qu’on apprendrait
un jour que le titre était usurpé, il ne pouvait au moment même
résister au besoin de se le donner
...
Bloch souffrait beaucoup
des mensonges de son oncle et de tous les ennuis qu’ils lui causaient
...
– Plus menteur encore que l’Ithaquesien Odysseus qu’Athènes appelait
pourtant le plus menteur des hommes, compléta notre camarade Bloch
...
Nissim Bernard, si
je m’attendais à dîner avec le fils de mon ami ! Mais j’ai à Paris
chez moi, une photographie de votre père et combien de lettres
de lui
...
C’était un homme charmant, étincelant
...
Bloch le père dont le fils acheva l’énumération en ajoutant :
Plaute, Ménandre, Kalidasa
...
Nissim Bernard blessé arrêta
brusquement son récit et, se privant ascétiquement d’un grand
plaisir, resta muet jusqu’à la fin du dîner
...

D’habitude, après avoir sorti de derrière les fagots pour un
camarade de marque les histoires sur sir Rufus Israël et
autres, M
...
Cependant s’il y avait une raison tout à

342

fait capitale, comme quand son fils par exemple fut reçu à
l’agrégation, M
...
Il n’a pas consulté M
...
Coquelin a
fait savoir qu’il était mécontent
...
Bloch se piquait d’être
réactionnaire et méprisant pour les gens de théâtre)
...
Il regrettait de
n’avoir pu avoir de loge
...
D’ailleurs il
les avait souvent expérimentées, on était mieux à l’orchestre
...
Aussi, c’est dans une carafe qu’il fit servir sous
le nom de champagne un petit vin mousseux et sous celui de
fauteuils d’orchestre il avait fait prendre des parterres qui coûtaient moitié moins, miraculeusement persuadé par l’intervention divine de son défaut que ni à table, ni au théâtre (où
toutes les loges étaient vides) on ne s’apercevrait de la différence
...
Bloch nous eut laissé tremper nos lèvres dans
les coupes plates que son fils décorait du nom de « cratères
aux flancs profondément creusés », il nous fit admirer un tableau qu’il aimait tant qu’il l’apportait avec lui à Balbec
...
Saint-Loup lui demanda naïvement
s’il était signé
...
Bloch répondit en rougissant qu’il avait fait
couper la signature à cause du cadre, ce qui n’avait pas d’importance, puisqu’il ne voulait pas le vendre
...
« Je prends un foulard, nous dit Bloch, car Zéphyros
et Boréas se disputent à qui mieux mieux la mer poissonneuse,
et pour peu que nous nous attardions après le spectacle, nous

343

ne rentrerons qu’aux premières lueurs d’Eôs aux doigts de
pourpre
...
de Charlus que Bloch parlait sur ce ton ironique), quel
était cet excellent fantoche en costume sombre que je vous ai
vu promener avant-hier matin sur la plage ? – C’est mon
oncle », répondit Saint-Loup piqué
...
Il se
tordit de rire : « Tous mes compliments, j’aurais dû le deviner,
il a un excellent chic, et une impayable bobine de gaga de la
plus haute lignée
...
– Je le regrette car
alors il est moins complet
...
Celui-là, à voir passer, est crevant
...
Mais, dit-il, en
s’adressant cette fois à moi, il y a une chose, dans un tout
autre ordre d’idées, sur laquelle je veux t’interroger et chaque
fois que nous sommes ensemble, quelque dieu, bienheureux
habitant de l’Olympe, me fait oublier totalement de te demander ce renseignement qui eût pu m’être déjà et me sera sûrement fort utile
...
Mais comment Bloch qui, à ce qu’elle
m’avait dit alors, s’était fait présenter à elle pouvait-il ignorer
son nom
...
« En tous cas, tous mes compliments, me dit-il, tu n’as
pas dû t’embêter avec elle
...
Elle voulut bien dénouer
la sienne en faveur de ton serviteur, je n’ai jamais passé de si

344

bons moments et nous allions prendre toutes dispositions pour
nous revoir quand une personne qu’elle connaissait eut le mauvais goût de monter à l’avant-dernière station
...
« J’espérais, me dit-il,
connaître grâce à toi son adresse et aller goûter chez elle, plusieurs fois par semaine, les plaisirs d’Éros, chers aux Dieux,
mais je n’insiste pas puisque tu poses pour la discrétion à
l’égard d’une professionnelle qui s’est donnée à moi trois fois
de suite et de la manière la plus raffinée entre Paris et le Pointdu-Jour
...
»
J’allai voir Bloch à la suite de ce dîner, il me rendit ma visite,
mais j’étais sorti et il fut aperçu, me demandant, par Françoise,
laquelle par hasard bien qu’il fût venu à Combray ne l’avait jamais vu jusque-là
...
Or j’avais beau savoir que certaines idées sociales de Françoise me resteraient
toujours impénétrables, qui reposaient peut-être en partie sur
des confusions entre des mots, des noms qu’elle avait pris une
fois, et à jamais, les uns pour les autres, je ne pus m’empêcher,
moi qui avais depuis longtemps renoncé à me poser des questions dans ces cas-là, de chercher, vainement d’ailleurs, ce que
le nom de Bloch pouvait représenter d’immense pour Françoise
...
Bloch, elle recula de quelques pas, tant
furent grandes sa stupeur et sa déception
...
Bloch ! » s’écria-t-elle d’un air atterré comme si un
personnage aussi prestigieux eût dû posséder une apparence
qui « fît connaître » immédiatement qu’on se trouvait en présence d’un grand de la terre, et à la façon de quelqu’un qui
trouve qu’un personnage historique n’est pas à la hauteur de
sa réputation, elle répétait d’un ton impressionné, et où on sentait pour l’avenir les germes d’un scepticisme universel :
« Comment, c’est ça M
...
» Elle avait l’air de m’en garder rancune comme si je lui
eusse jamais « surfait » Bloch
...
Bloch qu’il est, Monsieur peut
dire qu’il est aussi bien que lui
...
Or bien qu’en parlant par exemple
de la Reine de Portugal, elle dît avec cet irrespect qui dans le
peuple est le respect suprême « Amélie, la sœur à Philippe »,
Françoise était royaliste
...
Elle en marquait la même mauvaise humeur
que si je lui eusse donné une boîte qu’elle eût cru d’or, de laquelle elle m’eût remercié avec effusion et qu’ensuite un bijoutier lui eût révélé être en plaqué
...

De ce jour sa froideur envers lui, son dépit contre moi cessèrent
...

Or la sincérité et le désintéressement de Saint-Loup étaient
au contraire absolus et c’était cette grande pureté morale qui,
ne pouvant se satisfaire entièrement dans un sentiment égoïste
comme l’amour, ne rencontrant pas d’autre part en lui l’impossibilité qui existait par exemple en moi de trouver sa nourriture
spirituelle autre part qu’en soi-même, le rendait vraiment capable, autant que moi incapable, d’amitié
...
Il était arrivé en effet
quelquefois à Robert de le gronder avec une certaine rudesse,
qui prouvait chez lui moins le sentiment de la différence que de
l’égalité entre les classes
...


346

En effet, s’il y avait une classe contre laquelle il eût de la
prévention et de la partialité, c’était l’aristocratie, et jusqu’à
croire aussi difficilement à la supériorité d’un homme du
monde, qu’il croyait facilement à celle d’un homme du peuple
...
C’est
d’ailleurs un peu ma cousine
...
Aussi, bien des hommes légers du faubourg
Saint-Germain étaient-ils sans pitié quand ils parlaient de la
maîtresse de Robert
...
» Certes, il n’était pas le premier qui eût un fil à
la patte
...
Lui, sa famille le trouvait « aigri »
...
Même dans le bas-peuple (qui au point de vue de la grossièreté ressemble si souvent au grand monde), la femme, plus
sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosité de certaines délicatesses, respecte certaines beautés de sentiment et d’art que,
ne les comprît-elle pas, elle place pourtant au-dessus de ce qui
semblait le plus désirable à l’homme, l’argent, la situation
...
À cause
de son sexe même elle est faible, elle a des troubles nerveux,
inexplicables, qui chez un homme, et même chez une autre
femme, chez une femme dont il est neveu ou cousin auraient
fait sourire ce jeune homme robuste
...
Le jeune noble qui comme Saint-Loup a
une maîtresse prend l’habitude quand il va dîner avec elle au
cabaret d’avoir dans sa poche le valérianate dont elle peut
avoir besoin, d’enjoindre au garçon, avec force et sans ironie,
de faire attention à fermer les portes sans bruit, à ne pas
mettre de mousse humide sur la table, afin d’éviter à son amie
ces malaises que pour sa part il n’a jamais ressentis, qui composent pour lui un monde occulte à la réalité duquel elle lui a
appris à croire, malaises qu’il plaint maintenant sans avoir besoin pour cela de les connaître, qu’il plaindra même quand ce
sera d’autres qu’elle qui les ressentiront
...
D’autre part, une actrice, ou soi-disant
telle, comme celle qui vivait avec lui – qu’elle fût intelligente
ou non, ce que j’ignorais – en lui faisant trouver ennuyeuse la
société des femmes du monde et considérer comme une corvée
l’obligation d’aller dans une soirée, l’avait préservé du snobisme et guéri de la frivolité
...
Avec son instinct de
femme et appréciant plus chez les hommes certaines qualités
de sensibilité que son amant eût peut-être sans elle méconnues
ou plaisantées, elle avait toujours vite fait de distinguer entre
les autres celui des amis de Saint-Loup qui avait pour lui une
affection vraie, et de le préférer
...
Et bientôt Saint-Loup, sans plus avoir besoin qu’elle l’avertît, commença à se soucier de tout cela et à
Balbec où elle n’était pas, pour moi qu’elle n’avait jamais vu et
dont il ne lui avait même peut-être pas encore parlé dans ses
lettres, de lui-même il fermait la fenêtre d’une voiture où
j’étais, emportait les fleurs qui me faisaient mal, et quand il eut
à dire au revoir à la fois à plusieurs personnes, à son départ,
s’arrangea à les quitter un peu plus tôt afin de rester seul et en
dernier avec moi, de mettre cette différence entre elles et moi,
de me traiter autrement que les autres
...
» Il est vrai qu’il avait fini de tirer
d’elle tout le bien qu’elle pouvait lui faire ; et maintenant elle
était cause seulement qu’il souffrait sans cesse, car elle l’avait
pris en horreur et le torturait
...
Elle professait volontiers,
comme ces comédiens, qu’entre elle et Saint-Loup le fossé était
infranchissable, parce qu’ils étaient d’une autre race, qu’elle
était une intellectuelle et que lui, quoi qu’il prétendît, était, de
naissance, un ennemi de l’intelligence
...
Mais
quand les mêmes amis l’eurent en outre convaincue qu’elle détruisait dans une compagnie aussi peu faite pour elle les
grandes espérances qu’elle avait, disaient-ils, données, que son
amant finirait par déteindre sur elle, qu’à vivre avec lui elle gâchait son avenir d’artiste, à son mépris pour Saint-Loup s’ajouta la même haine que s’il s’était obstiné à vouloir lui inoculer
une maladie mortelle
...
Saint-Loup faisait
pour elle de tels sacrifices que, à moins qu’elle fût ravissante
(mais il n’avait jamais voulu me montrer sa photographie, me

349

disant : « D’abord ce n’est pas une beauté et puis elle vient mal
en photographie, ce sont des instantanés que j’ai faits moimême avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse idée
d’elle »), il semblait difficile qu’elle trouvât un second homme
qui en consentît de semblables
...
Saint-Loup qui sans bien comprendre ce qui se
passait dans la pensée de sa maîtresse, ne la croyait complètement sincère ni dans les reproches injustes ni dans les promesses d’amour éternel, avait pourtant à certains moments le
sentiment qu’elle romprait quand elle le pourrait, et à cause de
cela, mû sans doute par l’instinct de conservation de son
amour, plus clairvoyant peut-être que Saint-Loup n’était luimême, usant d’ailleurs d’une habileté pratique qui se conciliait
chez lui avec les plus grands et les plus aveugles élans du
cœur, il s’était refusé à lui constituer un capital, avait emprunté un argent énorme pour qu’elle ne manquât de rien, mais ne
le lui remettait qu’au jour le jour
...

Cette période dramatique de leur liaison – et qui était arrivée
maintenant à son point le plus aigu, le plus cruel pour SaintLoup, car elle lui avait défendu de rester à Paris où sa présence l’exaspérait et l’avait forcé de prendre son congé à Balbec, à côté de sa garnison – avait commencé un soir chez une
tante de Saint-Loup, lequel avait obtenu d’elle que son amie
viendrait pour de nombreux invités dire des fragments d’une
pièce symboliste qu’elle avait jouée une fois sur une scène
d’avant-garde et pour laquelle elle lui avait fait partager l’admiration qu’elle éprouvait elle-même
...
Le lendemain la tante de Saint-Loup avait été unanimement blâmée
d’avoir laissé paraître chez elle une artiste aussi grotesque
...

– Que diable aussi, on ne nous sort pas des numéros de cette
force-là ! Si encore cette femme avait du talent, mais elle n’en
a et n’en aura jamais aucun
...
La société n’est pas composée que
d’imbéciles
...
Mais Paris est plus difficile à étonner que cela et il y a
tout de même des affaires qu’on ne nous fera pas avaler
...

Paroles qui avaient changé l’antipathie de Robert pour les
gens du monde en une horreur autrement profonde et douloureuse et que lui inspiraient particulièrement ceux qui la méritaient le moins, des parents dévoués qui, délégués par la famille, avaient cherché à persuader à l’amie de Saint-Loup de
rompre avec lui, démarche qu’elle lui présentait comme inspirée par leur amour pour elle
...
Et
quand il parlait des viveurs qui trompent leurs amis, cherchent
à corrompre les femmes, tâchent de les faire venir dans des
maisons de passe, son visage respirait la souffrance et la haine
...
En voilà qui méritent
la guillotine, plus que des malheureux qui ont été conduits au
crime par la misère et par la cruauté des riches
...
Chaque fois que, tout en
l’empêchant de venir à Paris, elle trouvait, à distance, le moyen
d’avoir une brouille avec lui, je l’apprenais à sa figure décomposée
...
Je suis
prêt à reconnaître mes torts », le chagrin qu’il éprouvait ayant
pour effet de le persuader qu’il avait mal agi
...
Aussi c’est presque toujours le
front soucieux et bien souvent les mains vides que je voyais
Saint-Loup revenir de la poste où, seul de tout l’hôtel avec
Françoise, il allait chercher ou porter lui-même ses lettres, lui
par impatience d’amant, elle par méfiance de domestique
...
)
Quand quelques jours après le dîner chez les Bloch ma
grand’mère me dit d’un air joyeux que Saint-Loup venait de lui
demander si avant qu’il quittât Balbec elle ne voulait pas qu’il
la photographiât, et quand je vis qu’elle avait mis pour cela sa
plus belle toilette et hésitait entre diverses coiffures, je me sentis un peu irrité de cet enfantillage qui m’étonnait tellement de
sa part
...

Malheureusement, ce mécontentement que me causaient le
projet de séance photographique et surtout la satisfaction que
ma grand’mère paraissait en ressentir, je le laissai suffisamment apercevoir pour que Françoise le remarquât et s’empressât involontairement de l’accroître en me tenant un discours
sentimental et attendri auquel je ne voulus pas avoir l’air
d’adhérer
...


352

Je me convainquis que je n’étais pas cruel de me moquer de
la sensibilité de Françoise, en me rappelant que ma mère et ma
grand’mère, mes modèles en tout, le faisaient souvent aussi
...
Je ne le voulus pas, je l’assurai que je n’y voyais aucun inconvénient et la laissai se faire belle, mais je crus faire
preuve de pénétration et de force en lui disant quelques paroles ironiques et blessantes destinées à neutraliser le plaisir
qu’elle semblait trouver à être photographiée, de sorte que si
je fus contraint de voir le magnifique chapeau de ma
grand’mère, je réussis du moins à faire disparaître de son visage cette expression joyeuse qui aurait dû me rendre heureux
et qui, comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie
les êtres que nous aimons le mieux, nous apparaît comme la
manifestation exaspérante d’un travers mesquin plutôt que
comme la forme précieuse du bonheur que nous voudrions tant
leur procurer
...

Quand je rentrais dans l’après-midi pour être un peu seul avec
elle, on me disait qu’elle n’était pas là ; ou bien elle s’enfermait
avec Françoise pour de longs conciliabules qu’il ne m’était pas
permis de troubler
...

***
Ce jour-là, comme les précédents, Saint-Loup avait été obligé
d’aller à Doncières où, en attendant qu’il y rentrât d’une manière définitive, on aurait toujours besoin de lui maintenant
jusqu’à la fin de l’après-midi
...
J’avais vu descendre de voiture et entrer, les unes dans
la salle de danse du Casino, les autres chez le glacier, des

353

jeunes femmes qui, de loin, m’avaient paru ravissantes
...
Qu’un seul trait réel – le peu qu’on distingue d’une
femme vue de loin, ou de dos – nous permette de projeter la
Beauté devant nous, nous nous figurons l’avoir reconnue, notre
cœur bat, nous pressons le pas, et nous resterons toujours à
demi persuadés que c’était elle, pourvu que la femme ait disparu : ce n’est que si nous pouvons la rattraper que nous comprenons notre erreur
...
Des femmes élégantes, je
croyais en apercevoir partout, parce que j’étais trop fatigué si
c’était sur la plage, trop timide si c’était au Casino ou dans une
pâtisserie pour les approcher nulle part
...
J’aurais osé entrer dans la salle de bal, si Saint-Loup
avait été avec moi
...

Une de ces inconnues poussait devant elle, de la main, sa bicyclette ; deux autres tenaient des « clubs » de golf ; et leur accoutrement tranchait sur celui des autres jeunes filles de Balbec, parmi lesquelles quelques-unes il est vrai, se livraient aux
sports, mais sans adopter pour cela une tenue spéciale
...
Tous ces gens qui longeaient la digue
en tanguant aussi fort que si elle avait été le pont d’un bateau
(car ils ne savaient pas lever une jambe sans du même coup remuer le bras, tourner les yeux, remettre d’aplomb leurs
épaules, compenser par un mouvement balancé du côté opposé
le mouvement qu’ils venaient de faire de l’autre côté, et
congestionner leur face), et qui, faisant semblant de ne pas
voir pour faire croire qu’ils ne se souciaient pas d’elles, mais
regardant à la dérobée pour ne pas risquer de les heurter les
personnes qui marchaient à leurs côtés ou venaient en sens inverse, butaient au contraire contre elles, s’accrochaient à elles,
parce qu’ils avaient été réciproquement de leur part l’objet de
la même attention secrète, cachée sous le même dédain apparent ; l’amour – par conséquent la crainte – de la foule étant un
des plus puissants mobiles chez tous les hommes, soit qu’ils
cherchent à plaire aux autres ou à les étonner, soit à leur montrer qu’ils les méprisent
...

Au milieu de tous ces gens dont quelques-uns poursuivaient
une pensée, mais en trahissaient alors la mobilité par une saccade de gestes, une divagation de regards, aussi peu harmonieuses que la circonspecte titubation de leurs voisins, les
fillettes que j’avais aperçues, avec la maîtrise de gestes que
donne un parfait assouplissement de son propre corps et un
mépris sincère du reste de l’humanité, venaient droit devant
elles, sans hésitation ni raideur, exécutant exactement les mouvements qu’elles voulaient, dans une pleine indépendance de

355

chacun de leurs membres par rapport aux autres, la plus
grande partie de leur corps gardant cette immobilité si remarquable chez les bonnes valseuses
...
Quoique chacune fût un type absolument différent des
autres, elles avaient toutes de la beauté ; mais à vrai dire, je
les voyais depuis si peu d’instants et sans oser les regarder
fixement que je n’avais encore individualisé aucune d’elles
...
Et cette absence, dans ma vision,
des démarcations que j’établirais bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation continue d’une beauté fluide, collective et mobile
...
Peut-être aussi la classe à laquelle elles appartenaient et que je n’aurais pu préciser, était-elle à ce point de
son évolution où, soit grâce à l’enrichissement et au loisir, soit
grâce aux habitudes nouvelles de sport, répandues même dans
certains milieux populaires, et d’une culture physique à laquelle ne s’est pas encore ajoutée celle de l’intelligence, un milieu social pareil aux écoles de sculpture harmonieuses et fécondes qui, ne recherchant pas encore l’expression tourmentée, produit naturellement, et en abondance, de beaux corps
aux belles jambes, aux belles hanches, aux visages sains et reposés, avec un air d’agilité et de ruse
...
Elles n’avaient à
l’égard de ce qui n’était pas de leur groupe aucune affectation
de mépris, leur mépris sincère suffisait
...
La

357

femme d’un vieux banquier, après avoir hésité pour son mari
entre diverses expositions, l’avait assis, sur un pliant, face à la
digue, abrité du vent et du soleil par le kiosque des musiciens
...
La
tribune des musiciens formait au-dessus de lui un tremplin naturel et tentant sur lequel sans une hésitation l’aînée de la petite bande se mit à courir : elle sauta par-dessus le vieillard
épouvanté, dont la casquette marine fut effleurée par les pieds
agiles, au grand amusement des autres jeunes filles, surtout de
deux yeux verts dans une figure poupine qui exprimèrent pour
cet acte une admiration et une gaieté où je crus discerner un
peu de timidité, d’une timidité honteuse et fanfaronne, qui
n’existait pas chez les autres
...
Elles
firent quelques pas encore, puis s’arrêtèrent un moment au milieu du chemin sans s’occuper d’arrêter la circulation des passants, en un conciliabule, un agrégat de forme irrégulière,
compact, insolite et piaillant, comme des oiseaux qui s’assemblent au moment de s’envoler ; puis elles reprirent leur
lente promenade le long de la digue, au-dessus de la mer
...
Je les avais répartis et agglomérés (à défaut du nom
de chacune, que j’ignorais) autour de la grande qui avait sauté
par dessus le vieux banquier ; de la petite qui détachait sur
l’horizon de la mer ses joues bouffies et roses, ses yeux verts ;
de celle au teint bruni, au nez droit, qui tranchait au milieu des
autres ; d’une autre, au visage blanc comme un œuf dans lequel un petit nez faisait un arc de cercle comme un bec de
poussin, visage comme en ont certains très jeunes gens ; d’une
autre encore, grande, couverte d’une pèlerine (qui lui donnait
un aspect si pauvre et démentait tellement sa tournure élégante que l’explication qui se présentait à l’esprit était que

358

cette jeune fille devait avoir des parents assez brillants et plaçant leur amour-propre assez au-dessus des baigneurs de Balbec et de l’élégance vestimentaire de leurs propres enfants
pour qu’il leur fût absolument égal de la laisser se promener
sur la digue dans une tenue que de petites gens eussent jugée
trop modeste) ; d’une fille aux yeux brillants, rieurs, aux
grosses joues mates, sous un « polo » noir, enfoncé sur sa tête,
qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si
dégingandé, en employant des termes d’argot si voyous et
criés si fort, quand je passai auprès d’elle (parmi lesquels je
distinguai cependant la phrase fâcheuse de « vivre sa vie »)
qu’abandonnant l’hypothèse que la pèlerine de sa camarade
m’avait fait échafauder, je conclus plutôt que toutes ces filles
appartenaient à la population qui fréquente les vélodromes, et
devaient être les très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes
...
À première vue – dans la
manière dont elles se regardaient en riant, dans le regard insistant de celle aux joues mates – j’avais compris qu’elles ne
l’étaient pas
...

Individualisées maintenant pourtant, la réplique que se donnaient les uns aux autres leurs regards animés de suffisance et
d’esprit de camaraderie, et dans lesquels se rallumaient d’instant en instant tantôt l’intérêt, tantôt l’insolente indifférence
dont brillait chacune, selon qu’il s’agissait de l’une de ses
amies ou des passants, cette conscience aussi de se connaître
entre elles assez intimement pour se promener toujours ensemble, en faisant « bande à part », mettaient entre leurs
corps indépendants et séparés, tandis qu’ils s’avançaient lentement, une liaison invisible, mais harmonieuse comme une
même ombre chaude, une même atmosphère, faisant d’eux un
tout aussi homogène en ses parties qu’il était différent de la
foule au milieu de laquelle se déroulait lentement leur cortège
...
Toute occupée à ce que disaient ses camarades,
cette jeune fille coiffée d’un polo qui descendait très bas sur
son front m’avait-elle vu au moment où le rayon noir émané de
ses yeux m’avait rencontré
...

Si nous pensions que les yeux d’une telle fille ne sont qu’une
brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de
connaître et d’unir à nous sa vie
...
Je savais que je
ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi
ce qu’il y avait dans ses yeux
...
Et, sans doute, qu’il n’y eût
entre nous aucune habitude – comme aucune idée – communes,
devait me rendre plus difficile de me lier avec elles et de leur
plaire
...

J’avais tant regardé cette cycliste aux yeux brillants qu’elle
parut s’en apercevoir et dit à la plus grande un mot que je
n’entendis pas, mais qui fit rire celle-ci
...
Mais Gilberte
elle-même, ne l’avais-je pas aimée surtout parce qu’elle m’était
apparue nimbée par cette auréole d’être l’amie de Bergotte,
d’aller visiter avec lui les cathédrales
...
Et cependant, la supposition que je pourrais un jour être l’ami de telle
ou telle de ces jeunes filles, que ces yeux, dont les regards inconnus me frappaient parfois en jouant sur moi sans le savoir
comme un effet de soleil sur un mur, pourraient jamais par une
alchimie miraculeuse laisser transpénétrer entre leurs parcelles ineffables l’idée de mon existence, quelque amitié pour
ma personne, que moi-même je pourrais un jour prendre place
entre elles, dans la théorie qu’elles déroulaient le long de la
mer – cette supposition me paraissait enfermer en elle une
contradiction aussi insoluble que si, devant quelque frise attique ou quelque fresque figurant un cortège, j’avais cru possible, moi spectateur, de prendre place, aimé d’elles, entre les
divines processionnaires
...
Je n’avais qu’à me rappeler tant d’inconnues

361

que, même à Balbec, la voiture s’éloignant à toute vitesse
m’avait fait à jamais abandonner
...
Cette fugacité des êtres qui
ne sont pas connus de nous, qui nous forcent à démarrer de la
vie habituelle où les femmes que nous fréquentons finissent
par dévoiler leurs tares, nous met dans cet état de poursuite où
rien n’arrête plus l’imagination
...
Offertes chez une de
ces entremetteuses que, par ailleurs, on a vu que je ne méprisais pas, retirées de l’élément qui leur donnait tant de nuances
et de vague, ces jeunes filles m’eussent moins enchanté
...

Il faut qu’entre nous et le poisson qui si nous le voyions pour
la première fois servi sur une table ne paraîtrait pas valoir les
mille ruses et détours nécessaires pour nous emparer de lui,
s’interpose, pendant les après-midi de pêche, le remous à la
surface duquel viennent affleurer, sans que nous sachions bien
ce que nous voulons en faire, le poli d’une chair, l’indécision
d’une forme, dans la fluidité d’un transparent et mobile azur
...
Tous les avantages qui dans notre milieu habituel nous
prolongent, nous agrandissent, se trouvent là devenus invisibles, en fait supprimés ; en revanche les êtres à qui on suppose indûment de tels avantages ne s’avancent qu’amplifiés
d’une étendue postiche
...

Mais si la promenade de la petite bande avait pour elle de
n’être qu’un extrait de la fuite innombrable de passantes, laquelle m’avait toujours troublé, cette fuite était ici ramenée à
un mouvement tellement lent qu’il se rapprochait de l’immobilité
...
Il ne pouvait en être ainsi maintenant
...
Aussi, je pouvais me dire avec certitude que, ni à Paris, ni
à Balbec, dans les hypothèses les plus favorables de ce qu’auraient pu être, même si j’avais pu rester à causer avec elles, les
passantes qui avaient arrêté mes yeux, il n’y en avait jamais eu
dont l’apparition, puis la disparition sans que je les eusse
connues, m’eussent laissé plus de regrets que ne feraient
celles-ci, m’eussent donné l’idée que leur amitié pût être une
telle ivresse
...
Elles étaient, du
bonheur inconnu et possible de la vie, un exemplaire si délicieux et en si parfait état, que c’était presque pour des raisons
intellectuelles que j’étais désespéré, de peur de ne pas pouvoir
faire dans des conditions uniques, ne laissant aucune place à
l’erreur possible, l’expérience de ce que nous offre de plus

363

mystérieux la beauté qu’on désire et qu’on se console de ne
posséder jamais, en demandant du plaisir – comme Swann
avait toujours refusé de faire, avant Odette – à des femmes
qu’on n’a pas désirées, si bien qu’on meurt sans avoir jamais
su ce qu’était cet autre plaisir
...
Mais, dans ce cas, je ne pourrais m’en prendre qu’à la
nécessité d’une loi de la nature – qui, si elle s’appliquait à ces
jeunes filles, s’appliquerait à toutes – et non à la défectuosité
de l’objet
...

Je rentrai parce que je devais aller dîner à Rivebelle avec Robert et que ma grand’mère exigeait qu’avant de partir, je
m’étendisse ces soirs-là pendant une heure sur mon lit, sieste
que le médecin de Balbec m’ordonna bientôt d’étendre à tous
les autres soirs
...
En vertu d’une avance comparable à celle du samedi où à Combray on déjeunait une heure plus tôt, maintenant avec le plein de l’été les jours étaient devenus si longs
que le soleil était encore haut dans le ciel, comme à une heure
de goûter, quand on mettait le couvert pour le dîner au GrandHôtel de Balbec
...
Je
n’avais qu’à enjamber un mince cadre de bois pour me trouver

364

dans la salle à manger que je quittais aussitôt pour prendre
l’ascenseur
...
Ses traits m’étaient devenus courants,
chargés d’un sens médiocre, mais intelligible comme une écriture qu’on lit et ne ressemblaient plus en rien à ces caractères
bizarres, intolérables que son visage m’avait présentés ce premier jour, où j’avais vu devant moi un personnage maintenant
oublié, ou, si je parvenais à l’évoquer, méconnaissable, difficile
à identifier avec la personnalité insignifiante et polie dont il
n’était que la caricature, hideuse et sommaire
...
On va
commencer à s’en aller, les jours baissent
...
Rentrer et « nouvelle » n’étaient du reste pas des expressions contradictoires car, pour le lift, « rentrer » était la
forme usuelle du verbe « entrer »
...
Du reste, au bout d’un instant, il m’apprit que dans la « situation » où il allait « rentrer »,
il aurait une plus jolie « tunique » et un meilleur
« traitement » ; les mots « livrée » et « gages » lui paraissaient
désuets et inconvenants
...
Ainsi la seule chose qui m’intéressât
était de savoir si ma grand’mère était à l’hôtel
...
» J’y étais toujours pris, je croyais que c’était ma
grand-mère
...
» Comme dans l’ancien langage bourgeois, qui devrait
bien être aboli, une cuisinière ne s’appelle pas une employée,
je pensais un instant : « Mais il se trompe, nous ne possédons
ni usine, ni employés
...
Mais d’habitude, car mon zèle et
ma timidité du premier jour étaient loin, je ne parlais plus au
lift
...

Et à chaque étage une lueur d’or reflétée sur le tapis annonçait
le coucher du soleil et la fenêtre des cabinets
...
Quand le désir est
ainsi orienté vers une petite tribu humaine qu’il sélectionne,
tout ce qui peut se rattacher à elle devient motif d’émotion,
puis de rêverie
...
» Et aussitôt on avait
senti sur la figure de la personne à qui on apprenait cela une
curiosité de mieux regarder la personne favorisée qui était
« amie de la petite Simonet »
...
Car l’aristocratie est une
chose relative
...
J’ai souvent cherché depuis à me rappeler comment avait résonné pour moi, sur
la plage, ce nom de Simonet, encore incertain alors dans sa
forme que j’avais mal distinguée, et aussi quant à sa signification, à la désignation par lui de telle personne, ou peut-être de
telle autre ; en somme empreint de ce vague et de cette nouveauté si émouvants pour nous dans la suite, quand ce nom,
dont les lettres sont à chaque seconde plus profondément gravées en nous par notre attention incessante, est devenu (ce qui
ne devait arriver pour moi, à l’égard de la petite Simonet, que
quelques années plus tard) le premier vocable que nous retrouvions, soit au moment du réveil, soit après un évanouissement,
même avant la notion de l’heure qu’il est, du lieu où nous
sommes, presque avant le mot « je », comme si l’être qu’il
nomme était plus nous que nous-même, et comme si après
quelques moments d’inconscience, la trêve qui expire avant
toute autre est celle pendant laquelle on ne pensait pas à lui
...
Car on ne peut avoir de connaissance parfaite, on ne peut pratiquer l’absorption complète de qui vous
dédaigne, tant qu’on n’a pas vaincu ce dédain
...
Je demandai au lift s’il ne
connaissait pas à Balbec des Simonet
...
Arrivé au dernier étage, je le priai
de me faire apporter les dernières listes d’étrangers
...
Je m’arrêtai devant elle en une courte
station et le temps de faire mes dévotions à la « vue » que pour
une fois elle découvrait au delà de la colline à laquelle était
adossé l’hôtel et qui ne contenait qu’une maison posée à
quelque distance, mais à laquelle la perspective et la lumière
du soir en lui conservant son volume donnait une ciselure précieuse et un écrin de velours, comme à une de ces architectures en miniature, petit temple ou petite chapelle d’orfèvrerie
et d’émaux qui servent de reliquaires et qu’on n’expose qu’à de
rares jours à la vénération des fidèles
...
J’entrai dans ma
chambre
...
D’abord il faisait grand jour, et
sombre seulement s’il faisait mauvais temps ; alors, dans le
verre glauque et qu’elle boursouflait de ses vagues rondes, la
mer, sertie entre les montants de fer de ma croisée comme
dans les plombs d’un vitrail, effilochait sur toute la profonde
bordure rocheuse de la baie des triangles empennés d’une immobile écume linéamentée avec la délicatesse d’une plume ou
d’un duvet dessinés par Pisanello, et fixés par cet émail blanc,
inaltérable et crémeux qui figure une couche de neige dans les
verreries de Gallé
...
Quelques semaines plus tard, quand je
remontais, le soleil était déjà couché
...
Sur la mer,
tout près du rivage, essayaient de s’élever, les unes par-dessus
les autres, à étages de plus en plus larges, des vapeurs d’un
noir de suie mais aussi d’un poli, d’une consistance d’agate,
d’une pesanteur visible, si bien que les plus élevées penchant
au-dessus de la tige déformée et jusqu’en dehors du centre de
gravité de celles qui les avaient soutenues jusqu’ici, semblaient
sur le point d’entraîner cet échafaudage déjà à demi hauteur
du ciel et de le précipiter dans la mer
...

D’ailleurs je ne me sentais pas emprisonné dans celle où j’étais
puisque dans une heure j’allais la quitter pour monter en voiture
...


369

Mais bien souvent ce n’était, en effet, que des images ; j’oubliais que sous leur couleur se creusait le triste vide de la
plage, parcouru par le vent inquiet du soir, que j’avais si anxieusement ressenti à mon arrivée à Balbec ; d’ailleurs, même
dans ma chambre, tout occupé des jeunes filles que j’avais vu
passer, je n’étais plus dans des dispositions assez calmes ni assez désintéressées pour que pussent se produire en moi des
impressions vraiment profondes de beauté
...
Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et
doux des martinets et des hirondelles n’avait pas monté comme
un jet d’eau, comme un feu d’artifice de vie, unissant l’intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de
longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui rattachait à la réalité les paysages
que j’avais devant les yeux, j’aurais pu croire qu’ils n’étaient
qu’un choix, chaque jour renouvelé, de peintures qu’on montrait arbitrairement dans l’endroit où je me trouvais et sans
qu’elles eussent de rapport nécessaire avec lui
...
Et avec le regard dédaigneux, ennuyé et frivole
d’un amateur ou d’une femme parcourant, entre deux visites
mondaines, une galerie, je me disais : « C’est curieux ce coucher de soleil, c’est différent, mais enfin j’en ai déjà vu d’aussi
délicats, d’aussi étonnants que celui-ci
...
Parfois l’océan emplissait presque toute ma
fenêtre, surélevée qu’elle était par une bande de ciel bordée en
haut seulement d’une ligne qui était du même bleu que celui
de la mer, mais qu’à cause de cela je croyais être la mer encore et ne devant sa couleur différente qu’à un effet d’éclairage
...
Et parfois sur le ciel et la
mer uniformément gris, un peu de rose s’ajoutait avec un raffinement exquis, cependant qu’un petit papillon qui s’était endormi au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes, au
bas de cette « harmonie gris et rose » dans le goût de celles de
Whistler, la signature favorite du maître de Chelsea
...
Je me mettais debout un instant et avant de m’étendre de nouveau je fermais les grands rideaux
...
Je me disais : « Il est
temps » ; je m’étirais, sur le lit, je me levais, j’achevais ma toilette ; et je trouvais du charme à ces instants inutiles, allégés
de tout fardeau matériel, où tandis qu’en bas les autres dînaient, je n’employais les forces accumulées pendant l’inactivité de cette fin de journée qu’à sécher mon corps, à passer un

371

smoking, à attacher ma cravate, à faire tous ces gestes que
guidait déjà le plaisir attendu de revoir cette femme que j’avais
remarquée la dernière fois à Rivebelle, qui avait paru me regarder, n’était peut-être sortie un instant de table que dans
l’espoir que je la suivrais ; c’est avec joie que j’ajoutais à moi
tous ces appâts pour me donner entier et dispos à une vie nouvelle, libre, sans souci, où j’appuierais mes hésitations au
calme de Saint-Loup et choisirais, entre les espèces de l’histoire naturelle et les provenances de tous les pays, celles qui,
composant les plats inusités, aussitôt commandés par mon ami,
auraient tenté ma gourmandise ou mon imagination
...

On frappa ; c’était Aimé qui avait tenu à m’apporter luimême les dernières listes d’étrangers
...
« On saura tout, me dit-il, pas cette année,
mais l’année prochaine : c’est un monsieur très lié dans l’étatmajor qui me l’a dit
...
Il a posé
sa cigarette », continua Aimé en mimant la scène et en secouant la tête et l’index comme avait fait son client voulant
dire : il ne faut pas être trop exigeant
...

Mais à Pâques, oui ! » Et Aimé me frappa légèrement sur
l’épaule en me disant : « Vous voyez, je vous montre exactement comme il a fait », soit qu’il fût flatté de cette familiarité
d’un grand personnage, soit pour que je pusse mieux apprécier
en pleine connaissance de cause la valeur de l’argument et nos
raisons d’espérer
...
J’avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de
mon enfance et où toute la tendresse qui était dans mon cœur,
mais qui éprouvée par lui ne s’en distinguait pas, m’était apportée par un être aussi différent que possible de moi
...
Je ne
savais pas laquelle de ces jeunes filles était Mlle Simonet, si aucune d’elles s’appelait ainsi, mais je savais que j’étais aimé de
Mlle Simonet et que j’allais grâce à Saint-Loup essayer de la
connaître
...
Or,
cette curiosité, c’est à tort que j’avais espéré l’exciter chez
Saint-Loup en lui parlant de mes jeunes filles
...
Et même l’eût-il légèrement
ressentie qu’il l’eût réprimée, à cause d’une sorte de croyance
superstitieuse que de sa propre fidélité pouvait dépendre celle
de sa maîtresse
...

Les premiers temps, quand nous arrivions, le soleil venait de
se coucher, mais il faisait encore clair ; dans le jardin du restaurant dont les lumières n’étaient pas encore allumées, la chaleur du jour tombait, se déposait, comme au fond d’un vase le
long des parois duquel la gelée transparente et sombre de l’air
semblait si consistante qu’un grand rosier appliqué au mur
obscurci qu’il veinait de rose avait l’air de l’arborisation qu’on
voit au fond d’une pierre d’onyx
...
Mais ces jours-là, c’est sans tristesse que j’entendais le
vent souffler, je savais qu’il ne signifiait pas l’abandon de mes
projets, la réclusion dans une chambre, je savais que, dans la
grande salle à manger du restaurant où nous entrerions au son

373

de la musique des tziganes, les innombrables lampes triompheraient aisément de l’obscurité et du froid en leur appliquant
leurs larges cautères d’or, et je montais gaiement à côté de
Saint-Loup dans le coupé qui nous attendait sous l’averse
...
« Après
tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu à l’écrire n’estil pas le critérium infaillible de la valeur d’une belle page ;
peut-être n’est-il qu’un état accessoire qui s’y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre elle
...
»
Ma grand’mère apaisait mes doutes en me disant que je travaillerais bien et avec joie si je me portais bien
...
On n’aurait pu me faire toucher à la tasse
de café qui m’eût privé du sommeil de la nuit, nécessaire pour
ne pas être fatigué le lendemain
...
Tandis qu’un
valet de pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait :
– Vous n’aurez pas froid ? Vous feriez peut-être mieux de le
garder, il ne fait pas très chaud
...


374

Je donnais mon paletot ; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les rangées de tables servies
comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant l’ardeur
joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de l’orchestre
qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée,
sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces
gommeuses de café-concert qui, venant chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec
la contenance martiale d’un général vainqueur
...

La dose de bière, à plus forte raison de champagne, qu’à Balbec je n’aurais pas voulu atteindre en une semaine, alors pourtant qu’à ma conscience calme et lucide la saveur de ces breuvages représentassent un plaisir clairement appréciable mais
aisément sacrifié, je l’absorbais en une heure en y ajoutant
quelques gouttes de porto, trop distrait pour pouvoir le goûter,
et je donnais au violoniste qui venait de jouer les deux « louis »
que j’avais économisés depuis un mois en vue d’un achat que je
ne me rappelais pas
...
Et de fait, les soufflés
au chocolat arrivaient à destination sans avoir été renversés,
les pommes à l’anglaise, malgré le galop qui avait dû les secouer, rangées comme au départ autour de l’agneau de Pauilhac
...
Bientôt le spectacle s’ordonna, à mes yeux du moins,
d’une façon plus noble et plus calme
...
Je regardais les

375

tables rondes, dont l’assemblée innombrable emplissait le restaurant, comme autant de planètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux allégoriques d’autrefois
...

L’harmonie de ces tables astrales n’empêchait pas l’incessante
révolution des servants innombrables, lesquels parce qu’au
lieu d’être assis, comme les dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une zone supérieure
...
Mais
malgré ces raisons particulières, leur course perpétuelle entre
les tables rondes finissait par dégager la loi de sa circulation
vertigineuse et réglée
...

Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais
que pour eux les tables rondes n’étaient pas des planètes et
qu’ils n’avaient pas pratiqué dans les choses un sectionnement
qui nous débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet d’apercevoir des analogies
...
Et ils paraissaient absolument insensibles au déroulement d’un cortège de
jeunes commis qui, probablement n’ayant pas à ce moment de
besogne urgente, portaient processionnellement des pains
dans des paniers
...


376

J’entendais le grondement de mes nerfs dans lesquels il y
avait du bien-être indépendant des objets extérieurs qui
peuvent en donner et que le moindre déplacement que j’occasionnais à mon corps, à mon attention, suffisait à me faire
éprouver, comme à un œil fermé une légère compression
donne la sensation de la couleur
...
Je
laissais la musique conduire elle-même mon plaisir sur chaque
note où, docilement, il venait alors se poser
...
Car chaque motif, particulier comme une femme,
ne réservait pas comme elle eût fait, pour quelque privilégié, le
secret de volupté qu’il recélait : il me le proposait, me reluquait, venait à moi d’une allure capricieuse ou canaille, m’accostait, me caressait, comme si j’étais devenu tout d’un coup
plus séduisant, plus puissant ou plus riche ; je leur trouvais
bien, à ces airs, quelque chose de cruel ; c’est que tout sentiment désintéressé de la beauté, tout reflet de l’intelligence
leur étaient inconnus ; pour eux le plaisir physique existe seul
...
Mais tandis que je répétais à mi-voix les notes de cet
air, et lui rendais son baiser, la volupté à lui spéciale qu’il me
faisait éprouver me devint si chère, que j’aurais quitté mes parents pour suivre le motif dans le monde singulier qu’il
construisait dans l’invisible, en lignes tour à tour pleines de
langueur et de vivacité
...
Il me semblait que mon amour
n’était plus quelque chose de déplaisant et dont on pouvait
sourire, mais avait précisément la beauté touchante, la séduction de cette musique, semblable elle-même à un milieu sympathique où celle que j’aimais et moi nous nous serions rencontrés, soudain devenus intimes
...
Les goûters avaient lieu dans une longue galerie
vitrée, étroite, en forme de couloir qui, allant du vestibule à la
salle à manger, longeait sur un côté le jardin, duquel elle
n’était séparée, sauf en exceptant quelques colonnes de pierre,
que par le vitrage qu’on ouvrait ici ou là
...

Quelques heures plus tard, pendant le dîner qui, lui, était naturellement servi dans la salle à manger, on allumait les lumières, bien qu’il fît encore clair dehors, de sorte qu’on voyait
devant soi, dans le jardin, à côté de pavillons éclairés par le
crépuscule et qui semblaient les pâles spectres du soir, des
charmilles dont la glauque verdure était traversée par les derniers rayons et qui, de la pièce éclairée par les lampes où on
dînait, apparaissaient au delà du vitrage non plus, comme on
aurait dit, des dames qui goûtaient à la fin de l’après-midi, le
long du couloir bleuâtre et or, dans un filet étincelant et

378

humide, mais comme les végétations d’un pâle et vert aquarium géant à la lumière surnaturelle
...
X… dont je suis ce
soir l’invité
...
Puis le couloir lui-même se vidait
...
Parfois dans l’ombre une dîneuse s’y
attardait
...
Je me découvris sans m’arrêter
...
Mais les paroles restèrent si indistinctes et le son que seul je perçus se
prolongea si doucement et me sembla si musical, que ce fut
comme si, dans la ramure assombrie des arbres, un rossignol
se fût mis à chanter
...
Le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans ces sentiers où il n’y avait de place que pour une
seule et où il faisait nuit noire, l’instabilité du sol souvent éboulé de la falaise, la proximité de son versant à pic sur la mer,
rien de tout cela ne trouvait en moi le petit effort qui eût été
nécessaire pour amener la représentation et la crainte du danger jusqu’à ma raison
...
Or, si déjà arrivant à Rivebelle,
j’avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du
contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le
droit chemin, et me trouvais en proie à une sorte d’ataxie morale, l’alcool, en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait
donné aux minutes actuelles, une qualité, un charme, qui
n’avaient pas eu pour effet de me rendre plus apte ni même
plus résolu à les défendre ; car en me les faisant préférer mille
fois au reste de ma vie, mon exaltation les en isolait ; j’étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les ivrognes ;
momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant
moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir ;
plaçant le but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves
de ce passé, mais dans la félicité de la minute présente, je ne
voyais pas plus loin qu’elle
...

Je ne faisais, du reste, en somme, que concentrer dans une soirée l’incurie qui pour les autres hommes est diluée dans leur
existence entière où journellement ils affrontent sans nécessité
le risque d’un voyage en mer, d’une promenade en aéroplane
ou en automobile, quand les attend à la maison l’être que leur
mort briserait ou quand est encore lié à la fragilité de leur cerveau le livre dont la prochaine mise au jour est la seule raison

380

de leur vie
...

Je dois du reste dire que cette insignifiance où tombaient les
choses les plus graves, par contraste avec la violence de mon
exaltation, finissait par comprendre même Mlle Simonet et ses
amies
...
Ce n’est pas, du reste, qu’un
amour véritable, si nous en avons un, ne puisse subsister dans
un semblable état
...
Ce même amour, nous le retrouvons bien,
mais déplacé, ne pesant plus sur nous, satisfait de la sensation
que lui accorde le présent et qui nous suffit, car de ce qui n’est
pas actuel nous ne nous soucions pas
...
Les personnes qui n’avaient plus d’importance et sur lesquelles nous soufflions comme sur des
bulles de savon reprendront le lendemain leur densité ; il faudra essayer de nouveau de se remettre aux travaux qui ne signifiaient plus rien
...
S’il se trouve près de nous
une femme vertueuse ou hostile, cette chose si difficile la veille
– à savoir, que nous arrivions à lui plaire – nous semble maintenant un million de fois plus aisée sans l’être devenue en rien,
car ce n’est qu’à nos propres yeux, à nos propres yeux intérieurs que nous avons changé
...

Je ne connaissais aucune des femmes qui étaient à Rivebelle,
et qui, parce qu’elles faisaient partie de mon ivresse comme les
reflets font partie du miroir, me paraissaient mille fois plus désirables que la de moins en moins existante Mlle Simonet
...
Puis ce fut le tour d’une autre, puis
d’une troisième ; enfin d’une brune au teint éclatant
...

Avant qu’il eût fait la connaissance de sa maîtresse actuelle,
il avait en effet tellement vécu dans le monde restreint de la
noce, que de toutes les femmes qui dînaient ces soirs-là à Rivebelle et dont beaucoup s’y trouvaient par hasard, étant venues
au bord de la mer, certaines pour retrouver leur amant,
d’autres pour tâcher d’en trouver un, il n’y en avait guère qu’il
ne connût pour avoir passé – lui-même ou tel de ses amis – au
moins une nuit avec elles
...
Et l’une
chuchotait : « C’est le petit Saint-Loup
...
C’est la grande amour
...
Et un chic type en tout
...
C’était les deux inséparables
...
Ah ! elle peut dire
qu’elle en a une chance
...
Il faut qu’il soit tout de même une fameuse truffe
...
Regardez-moi un peu quels yeux
il a, on se jetterait au feu pour un homme comme ça
...
On
n’a qu’à lui parler de moi
...
J’aurais voulu qu’il me présentât à ces
femmes, pouvoir leur demander un rendez-vous et qu’elles me
l’accordassent même si je n’avais pas pu l’accepter
...
Et pourtant, même aussi réduit, leur visage était pour
moi bien plus que celui des femmes que j’aurais su vertueuses
et ne me semblait pas comme le leur, plat, sans dessous, composé d’une pièce unique et sans épaisseur
...
Certes, pour moi au contraire qui
sentais que rien de mon être n’avait pénétré en telle ou telle de
ces femmes et n’y serait emporté dans les routes inconnues
qu’elle suivrait pendant sa vie, ces visages restaient fermés
...
Quand à Robert, tenant à peine en place, quand il était assis, dissimulant
sous un sourire d’homme de cour l’avidité d’agir en homme de
guerre, à le bien regarder, je me rendais compte combien

383

l’ossature énergique de son visage triangulaire devait être la
même que celle de ses ancêtres, plus faite pour un ardent archer que pour un lettré délicat
...
Sa tête faisait penser à ces tours d’antiques donjons dont les créneaux inutilisés restent visibles, mais qu’on a aménagées intérieurement en bibliothèque
...
Certes, ces paroles
étaient plutôt dictées par des dispositions nerveuses que par
un jugement durable
...

Quand les heures de notre vie se déroulent ainsi que sur des
plans trop différents, on se trouve donner trop de soi pour des
personnes diverses qui le lendemain vous semblent sans intérêt
...

Comme ces soirs-là je rentrais plus tard, je retrouvais avec
plaisir dans ma chambre qui n’était plus hostile le lit où, le jour
de mon arrivée, j’avais cru qu’il me serait toujours impossible
de me reposer et où maintenant mes membres si las cherchaient un soutien ; de sorte que successivement mes cuisses,
mes hanches, mes épaules tâchaient d’adhérer en tous leurs
points aux draps qui enveloppaient le matelas, comme si ma fatigue, pareille à un sculpteur, avait voulu prendre un moulage
total d’un corps humain
...
Dans ma détresse, il me semblait que jamais je ne
les retrouverais plus
...
Or, me fussé-je assoupi, que de toutes façons je serais réveillé deux heures après par le concert symphonique
...
Rendue plus vagabonde par la digestion difficile du dîner de Rivebelle, l’illumination successive et errante
de zones assombries de mon passé faisait de moi un être dont
le suprême bonheur eût été de rencontrer Legrandin avec lequel je venais de causer en rêve
...
Celui où je tenais alors mon rôle était dans le goût des contes
orientaux, je n’y savais rien de mon passé ni de moi-même, à
cause de cet extrême rapprochement d’un décor interposé ; je
n’étais qu’un personnage qui recevait la bastonnade et subissais des châtiments variés pour une faute que je n’apercevais
pas mais qui était d’avoir bu trop de porto
...
C’était déjà
l’après-midi ; je m’en assurais à ma montre, après quelques efforts pour me redresser, efforts infructueux d’abord et interrompus par des chutes sur l’oreiller, mais de ces chutes
courtes qui suivent le sommeil comme les autres ivresses, que
ce soit le vin qui les procure, ou une convalescence ; du reste
avant même d’avoir regardé l’heure j’étais certain que midi
était passé
...
Or, si en
dormant mes yeux n’avaient pas vu l’heure, mon corps avait su

385

la calculer, il avait mesuré le temps non pas sur un cadran superficiellement figuré, mais par la pesée progressive de toutes
mes forces refaites que comme une puissante horloge il avait
cran par cran laissé descendre de mon cerveau dans le reste
de mon corps où elles entassaient maintenant jusque au-dessus
de mes genoux l’abondance intacte de leurs provisions
...
On ne sort, d’ailleurs,
pas plus aisément d’un tel sommeil que de la veille prolongée,
tant toutes choses tendent à durer, et s’il est vrai que certains
narcotiques font dormir, dormir longtemps est un narcotique
plus puissant encore, après lequel on a bien de la peine à se réveiller
...

Enfin je voyais clairement : « deux heures de l’après-midi ! »
je sonnais, mais aussitôt je rentrais dans un sommeil qui cette
fois devait être infiniment plus long si j’en jugeais par le repos
et la vision d’une immense nuit dépassée, que je trouvais au réveil
...

Ma grand-mère ouvrait la porte de ma chambre, je lui posais
mille questions sur la famille Legrandin
...
À des points précis et encore
un peu douloureux de ma tête vide et qui serait un jour brisée,
laissant mes idées s’échapper à jamais, celles-ci avaient une
fois encore repris leur place, et retrouvé cette existence dont
hélas ! jusqu’ici elles n’avaient pas su profiter
...
Je ne craignais
plus du tout ce qui me menaçait la veille au soir quand j’étais
démuni de repos
...

Tout à coup je me rappelai la jeune blonde à l’air triste que
j’avais vue à Rivebelle et qui m’avait regardé un instant
...
Il me semblait qu’elle m’avait remarqué, je m’attendais à
ce qu’un des garçons de Rivebelle vînt me dire un mot de sa
part
...
Il serait bien difficile de la voir, de la voir sans
cesse
...
La philosophie parle souvent d’actes libres et d’actes
nécessaires
...
Et
peut-être n’y a-t-il pas non plus d’acte aussi libre, car il est encore dépourvu de l’habitude, de cette sorte de manie mentale
qui, dans l’amour, favorise la renaissance exclusive de l’image
d’une certaine personne
...
J’interrogeai à leur sujet plusieurs clients de l’hôtel, qui venaient
presque tous les ans à Balbec
...

Plus tard une photographie m’expliqua pourquoi
...

Sans doute en ces années-là encore si peu éloignées, ce
n’était pas comme la veille dans leur première apparition devant moi, la vision du groupe, mais le groupe lui-même qui
manquait de netteté
...
Comme ces organismes primitifs où l’individu n’existe guère par lui-même, est
plutôt constitué par le polypier que par chacun des polypes qui
le composent, elles restaient pressées les unes contre les
autres
...
Dans une photographie ancienne qu’elles
devaient me donner un jour, et que j’ai gardée, leur troupe enfantine offre déjà le même nombre de figurantes, que plus tard
leur cortège féminin ; on y sent qu’elles devaient déjà faire sur
la plage une tache singulière qui forçait à les regarder, mais on
ne peut les y reconnaître individuellement que par le raisonnement, en laissant le champ libre à toutes les transformations
possibles pendant la jeunesse jusqu’à la limite où ces formes
reconstituées empiéteraient sur une autre individualité qu’il
faut identifier aussi et dont le beau visage, à cause de la concomitance d’une grande taille et de cheveux frisés, a chance
d’avoir été jadis ce ratatinement de grimace rabougrie présenté par la carte-album ; et la distance parcourue en peu de
temps par les caractères physiques de chacune de ces jeunes
filles faisant d’eux un critérium fort vague, et d’autre part ce
qu’elles avaient de commun et comme de collectif étant dès
lors marqué, il arrivait parfois à leurs meilleures amies de les
prendre l’une pour l’autre sur cette photographie, si bien que

388

le doute ne pouvait finalement être tranché que par tel accessoire de toilette que l’une était certaine d’avoir porté, à l’exclusion des autres
...

Sans doute bien des fois, au passage de jolies jeunes filles, je
m’étais fait la promesse de les revoir
...

Mais d’autres fois, et c’est ainsi que cela devait arriver pour la
petite bande insolente, le hasard les ramène avec insistance
devant nous
...

Bientôt le séjour de Saint-Loup toucha à sa fin
...
Il restait trop peu de l’aprèsmidi à Balbec pour pouvoir s’occuper d’elles et tâcher de faire,
à mon intention, leur connaissance
...
Il y a dans ces
restaurants, comme dans les jardins publics et les trains, des
gens enfermés dans une apparence ordinaire et dont le nom

389

nous étonne, si l’ayant par hasard demandé, nous découvrons
qu’ils sont non l’inoffensif premier venu que nous supposions,
mais rien de moins que le ministre ou le duc dont nous avons si
souvent entendu parler
...
Un soir que nous demandions au
patron qui était ce dîneur obscur, isolé et retardataire :
« Comment, vous ne connaissiez pas le célèbre peintre Elstir ? » nous dit-il
...
« C’est un ami de Swann, et
un artiste très connu, de grande valeur », dis-je à Saint-Loup
...
Sans doute, qu’il
ignorât notre admiration, et que nous connaissions Swann, ne
nous eût pas été pénible si nous n’avions pas été aux bains de
mer
...
Un garçon se chargea de porter cette missive à l’homme célèbre
...
Mais il avait été un des premiers à habiter ce restaurant
alors que ce n’était encore qu’une sorte de ferme et à y amener
une colonie d’artistes (qui avaient du reste tous émigré ailleurs
dès que la ferme où l’on mangeait en plein air sous un simple
auvent était devenue un centre élégant ; Elstir lui-même ne revenait en ce moment à Rivebelle qu’à cause d’une absence de

390

sa femme avec laquelle il habitait non loin de là)
...
Alors le patron
avait remarqué davantage qu’Elstir n’aimait pas être dérangé
pendant qu’il travaillait, qu’il se relevait la nuit pour emmener
un petit modèle poser nu au bord de la mer, quand il y avait
clair de lune, et il s’était dit que tant de fatigues n’étaient pas
perdues, ni l’admiration des touristes injustifiée, quand il avait
dans un tableau d’Elstir reconnu une croix de bois qui était
plantée à l’entrée de Rivebelle
...
Il y a les quatre morceaux ! Ah ! aussi il s’en
donne une peine ! »
Et il ne savait pas si un petit « lever de soleil sur la mer »,
qu’Elstir lui avait donné, ne valait pas une fortune
...
Nous ne pensions pas un seul instant à une
chose qui aurait dû pourtant nous sembler la plus importante,
c’est que notre enthousiasme pour Elstir, de la sincérité duquel
nous n’aurions pas permis qu’on doutât et dont nous aurions
pu, en effet, donner comme témoignage notre respiration entrecoupée par l’attente, notre désir de faire n’importe quoi de
difficile ou d’héroïque pour le grand homme, n’était pas,
comme nous nous le figurions, de l’admiration, puisque nous
n’avions jamais rien vu d’Elstir ; notre sentiment pouvait avoir
pour objet l’idée creuse de « un grand artiste », non pas une
œuvre qui nous était inconnue
...
Elstir cependant allait arriver à la porte, quand tout à
coup il fit un crochet et vint à nous
...

Dans les quelques mots qu’Elstir vint nous dire, en s’asseyant à notre table, il ne me répondit jamais, les diverses fois
où je lui parlai de Swann
...
Il ne m’en demanda pas moins d’aller le voir à
son atelier de Balbec, invitation qu’il n’adressa pas à SaintLoup, et que me valurent, ce que n’aurait peut-être pas fait la
recommandation de Swann si Elstir eût été lié avec lui (car la
part des sentiments désintéressés est plus grande qu’on ne
croit dans la vie des hommes), quelques paroles qui lui firent
penser que j’aimais les arts
...
À côté de celle d’un grand artiste, l’amabilité d’un grand seigneur, si charmante soit-elle, a
l’air d’un jeu d’acteur, d’une simulation
...
Tout ce qu’il possédait, idées, œuvres, et le reste qu’il comptait pour bien moins,
il l’eût donné avec joie à quelqu’un qui l’eût compris
...

Et sans doute les premiers temps avait-il pensé, dans la solitude même, avec plaisir que, par le moyen de ses œuvres, il
s’adressait à distance, il donnait une plus haute idée de lui, à
ceux qui l’avaient méconnu ou froissé
...
Mais s’il avait voulu

392

produire en vue de quelques personnes, en produisant, lui
avait vécu pour lui-même, loin de la société à laquelle il était
indifférent ; la pratique de la solitude lui en avait donné
l’amour comme il arrive pour toute grande chose que nous
avons crainte d’abord, parce que nous la savions incompatible
avec de plus petites auxquelles nous tenions et dont elle nous
prive moins qu’elle ne nous détache
...

Elstir ne resta pas longtemps à causer avec nous
...
La fillette qui la précédait ressemblait à
celle de la petite bande qui, sous un polo noir, avait dans un visage immobile et joufflu des yeux rieurs
...
Puis
l’autre m’était apparue comme une fière jeune fille pâle, celleci comme une enfant domptée et de teint rose
...
Elle jeta dans ma direction un regard rapide ; les jours suivants,
quand je revis la petite bande sur la plage, et même plus tard
quand je connus toutes les jeunes filles qui la composaient, je

393

n’eus jamais la certitude absolue qu’aucune d’elles – même
celle qui de toutes lui ressemblait le plus, la jeune fille à la bicyclette – fût bien celle que j’avais vue ce soir-là au bout de la
plage, au coin de la rue, jeune fille qui n’était guère, mais qui
était tout de même un peu différente de celle que j’avais remarquée dans le cortège
...
Au milieu des autres, elle s’arrêtait souvent, forçant ses
amies qui semblaient la respecter beaucoup, à interrompre
aussi leur marche
...
Quelle que fût,
d’ailleurs, tel jour donné, celle que je préférais apercevoir, les
autres, sans celle-là, suffisaient à m’émouvoir ; mon désir
même se portant une fois plutôt sur l’une, une fois plutôt sur
l’autre, continuait – comme le premier jour ma confuse vision –
à les réunir, à faire d’elles le petit monde à part, animé d’une
vie commune qu’elles avaient, sans doute, d’ailleurs, la prétention de constituer ; j’eusse pénétré en devenant l’ami de l’une
elle – comme un païen raffiné ou un chrétien scrupuleux chez
les barbares – dans une société rajeunissante où régnaient la
santé, l’inconscience, la volupté, la cruauté, l’inintellectualité
et la joie
...
Mais je ne pensais
qu’à la petite bande, et incertain de l’heure où ces jeunes filles
passeraient sur la digue, je n’osais pas m’éloigner
...
J’en mettais chaque jour un différent, et j’avais
même écrit à Paris pour me faire envoyer de nouveaux chapeaux, et de nouvelles cravates
...
Elles sont alors, et par là,
bien que désœuvrées, alertes comme des journées de travail,
aiguillées, aimantées, soulevées légèrement vers un instant
prochain, celui où tout en achetant des sablés, des roses, des
ammonites, on se délectera à voir, sur un visage féminin, les
couleurs étalées aussi purement que sur une fleur
...
Or il n’en
était nullement ainsi pour moi en ce qui concernait les jeunes
filles de la petite bande
...
Je me figurais d’avance ami avec elles et leur disant :
« Mais vous n’étiez pas là tel jour ? – Ah ! oui, c’est parce que
c’était un samedi, le samedi nous ne venons jamais parce que…
» Encore si c’était aussi simple que de savoir que le triste samedi il est inutile de s’acharner, qu’on pourrait parcourir la
plage en tous sens, s’asseoir à la devanture du pâtissier, faire
semblant de manger un éclair, entrer chez le marchand de curiosités, attendre l’heure du bain, le concert, l’arrivée de la marée, le coucher du soleil, la nuit, sans voir la petite bande désirée
...
Il ne tombait peut-être pas forcément un samedi
...
Combien d’observations patientes, mais non point sereines, il faut recueillir

395

sur les mouvements en apparence irréguliers de ces mondes
inconnus avant de pouvoir être sûr qu’on ne s’est pas laissé
abuser par des coïncidences, que nos prévisions ne seront pas
trompées, avant de dégager les lois certaines, acquises au prix
d’expériences cruelles, de cette astronomie passionnée
...
Et justement je les apercevais
...
Mais à
cette première incertitude si je les verrais ou non le jour même
venait s’en ajouter une plus grave, si je les reverrais jamais,
car j’ignorais en somme si elles ne devaient pas partir pour
l’Amérique, ou rentrer à Paris
...
On peut avoir du goût pour une personne
...
Ainsi agissaient déjà ces influences
qui se répètent au cours d’amours successives, pouvant du
reste se produire, mais alors plutôt dans l’existence des
grandes villes, au sujet d’ouvrières dont on ne sait pas les jours
de congé et qu’on s’effraye de ne pas avoir vues à la sortie de
l’atelier, ou du moins qui se renouvelèrent au cours des
miennes
...

Je prenais tous les prétextes pour aller sur la plage aux
heures où j’espérais pouvoir les rencontrer
...
Je tâchais de prolonger l’horizon en mettant ma chaise
de travers ; si par hasard j’apercevais n’importe laquelle des
jeunes filles, comme elles participaient toutes à la même essence spéciale, c’était comme si j’avais vu projeté en face de
moi dans une hallucination mobile et diabolique un peu de rêve
ennemi et pourtant passionnément convoité qui, l’instant
d’avant encore, n’existait, y stagnant d’ailleurs d’une façon
permanente, que dans mon cerveau
...
En ce moment, ces jeunes filles éclipsaient pour
moi ma grand-mère ; un voyage m’eût tout de suite souri si
ç’avait été pour aller dans un lieu où elles dussent se trouver
...
Mais quand,
même ne le sachant pas, je pensais à elles, plus inconsciemment encore, elles, c’était pour moi les ondulations montueuses et bleues de la mer, le profil d’un défilé devant la mer
...
L’amour le plus exclusif pour une personne est toujours l’amour d’autre chose
...
J’avais autrefois entrevu aux Champs-Élysées et je m’étais rendu mieux compte
depuis qu’en étant amoureux d’une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme ; que par conséquent l’important n’est pas la valeur de la femme mais la profondeur de
l’état ; et que les émotions qu’une jeune fille médiocre nous
donne peuvent nous permettre de faire monter à notre
conscience des parties plus intimes de nous-même, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne ferait le
plaisir que nous donne la conversation d’un homme supérieur
ou même la contemplation admirative de ses œuvres
...
La chaleur du jour
m’obligea à prendre le tramway qui passait par la rue de la
Plage, et je m’efforçais, pour penser que j’étais dans l’antique
royaume des Cimmériens, dans la patrie peut-être du roi Mark
ou sur l’emplacement de la forêt de Broceliande, de ne pas regarder le luxe de pacotille des constructions qui se développaient devant moi et entre lesquelles la villa d’Elstir était peutêtre la plus somptueusement laide, louée malgré cela par lui,
parce que de toutes celles qui existaient à Balbec, c’était la
seule qui pouvait lui offrir un vaste atelier
...

Mais après tous ces abords empreints de laideur citadine, je ne
fis plus attention aux moulures chocolat des plinthes quand je
fus dans l’atelier ; je me sentis parfaitement heureux, car par
toutes les études qui étaient autour de moi, je sentais la possibilité de m’élever à une connaissance poétique, féconde en
joies, de maintes formes que je n’avais pas isolées jusque-là du
spectacle total de la réalité
...
Le
veston du jeune homme et la vague éclaboussante avaient pris
une dignité nouvelle du fait qu’ils continuaient à être, encore
que dépourvus de ce en quoi ils passaient pour consister, la
vague ne pouvant plus mouiller, ni le veston habiller personne
...

Les stores étaient clos de presque tous les côtés, l’atelier
était assez frais, et, sauf à un endroit où le grand jour apposait

398

au mur sa décoration éclatante et passagère, obscur ; seule
était ouverte une petite fenêtre rectangulaire encadrée de
chèvrefeuilles, qui après une bande de jardin, donnait sur une
avenue ; de sorte que l’atmosphère de la plus grande partie de
l’atelier était sombre, transparente et compacte dans la masse,
mais humide et brillante aux cassures où la sertissait la lumière, comme un bloc de cristal de roche dont une face déjà
taillée et polie, çà et là, luit comme un miroir et s’irise
...

Le plus grand nombre de ceux qui m’entouraient n’étaient
pas ce que j’aurais le plus aimé à voir de lui, les peintures appartenant à ses première et deuxième manières, comme disait
une revue d’art anglaise qui traînait sur la table du salon du
Grand-Hôtel, la manière mythologique et celle où il avait subi
l’influence du Japon, toutes deux admirablement représentées,
disait-on, dans la collection de Mme de Guermantes
...
Mais j’y pouvais discerner que le
charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose
des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on
nomme métaphore, et que si Dieu le Père avait créé les choses
en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en
donnant un autre qu’Elstir les recréait
...

Parfois à ma fenêtre, dans l’hôtel de Balbec, le matin quand
Françoise défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, le
soir quand j’attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il
m’était arrivé, grâce à un effet de soleil, de prendre une partie
plus sombre de la mer pour une côte éloignée, ou de regarder
avec joie une zone bleue et fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel
...
C’est ainsi qu’il m’arrivait à Paris, dans ma chambre, d’entendre une dispute, presque une émeute, jusqu’à ce que
j’eusse rapporté à sa cause, par exemple une voiture dont le
roulement approchait, ce bruit dont j’éliminais alors les

399

vociférations aiguës et discordantes que mon oreille avait réellement entendues, mais que mon intelligence savait que des
roues ne produisaient pas
...
Une de ses métaphores les plus
fréquentes dans les marines qu’il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer,
supprimait entre elles toute démarcation
...

C’est par exemple à une métaphore de ce genre – dans un tableau, représentant le port de Carquethuit, tableau qu’il avait
terminé depuis peu de jours et que je regardai longuement –
qu’Elstir avait préparé l’esprit du spectateur en n’employant
pour la petite ville que des termes marins, et que des termes
urbains pour la mer
...
Dans le premier plan de la plage, le peintre
avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière
fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l’océan
...
La mer elle-même
ne montait pas régulièrement, mais suivait les accidents de la
grève, que la perspective déchiquetait encore davantage, si
bien qu’un navire en pleine mer, à demi caché par les ouvrages
avancés de l’arsenal, semblait voguer au milieu de la ville ; des
femmes qui ramassaient des crevettes dans les rochers avaient
l’air, parce qu’elles étaient entourées d’eau et à cause de la dépression qui, après la barrière circulaire des roches, abaissait
la plage (des deux côtés les plus rapprochés de terre) au niveau de la mer, d’être dans une grotte marine surplombée de
barques et de vagues, ouverte et protégée au milieu des flots
écartés miraculeusement
...
Une bande de promeneurs sortait gaiement en une barque secouée comme une carriole ; un matelot
joyeux, mais attentif aussi, la gouvernait comme avec des
guides, menait la voile fougueuse, chacun se tenait bien à sa
place pour ne pas faire trop de poids d’un côté et ne pas verser, et on courait ainsi par les champs ensoleillés dans les sites
ombreux, dégringolant les pentes
...
Et même on sentait encore les
puissantes actions qu’avait à neutraliser le bel équilibre des
barques immobiles, jouissant du soleil et de la fraîcheur, dans
les parties où la mer était si calme que les reflets avaient
presque plus de solidité et de réalité que les coques vaporisées
par un effet de soleil et que la perspective faisait s’enjamber
les unes les autres
...
Car entre ces parties, il y avait autant de différence qu’entre l’une d’elles et l’église sortant des eaux, et les
bateaux derrière la ville
...

Bien qu’on dise avec raison qu’il n’y a pas de progrès, pas de
découvertes en art, mais seulement dans les sciences, et que
chaque artiste recommençant pour son compte un effort individuel ne peut y être aidé ni entravé par les efforts de tout autre,
il faut pourtant reconnaître que dans la mesure où l’art met en
lumière certaines lois, une fois qu’une industrie les a vulgarisées, l’art antérieur perd rétrospectivement un peu de son originalité
...
Si on cherche à préciser ce que les amateurs désignent
dans ce cas par cette épithète, on verra qu’elle s’applique d’ordinaire à quelque image singulière d’une chose connue, image
différente de celles que nous avons l’habitude de voir, singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu’elle nous étonne, nous fait sortir
de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nousmême en nous rappelant une impression
...
Or, l’effort d’Elstir de ne pas exposer les choses telles
qu’il savait qu’elles étaient, mais selon ces illusions optiques
dont notre vision première est faite, l’avait précisément amené
à mettre en lumière certaines de ces lois de perspective, plus
frappantes alors, car l’art était le premier à les dévoiler
...
Dans un tableau pris de Balbec par une torride journée d’été, un rentrant de la mer semblait enfermé

402

dans des murailles de granit rose, n’être pas la mer, laquelle
commençait plus loin
...
D’autres lois se dégageaient de cette même toile comme,
au pied des immenses falaises, la grâce lilliputienne des voiles
blanches sur le miroir bleu où elles semblaient des papillons
endormis, et certains contrastes entre la profondeur des
ombres et la pâleur de la lumière
...
De
même au delà de la mer, derrière une rangée de bois une autre
mer commençait, rosée par le coucher du soleil et qui était le
ciel
...
Un fleuve qui passe sous les
ponts d’une ville était pris d’un point de vue tel qu’il apparaissait entièrement disloqué, étalé ici en lac, aminci là en filet,
rompu ailleurs par l’interposition d’une colline couronnée de
bois où le citadin va le soir respirer la fraîcheur du soir ; et le
rythme même de cette ville bouleversée n’était assuré que par
la verticale inflexible des clochers qui ne montaient pas, mais
plutôt, selon le fil à plomb de la pesanteur marquant la cadence comme dans une marche triomphale, semblaient tenir
en suspens au-dessous d’eux toute la masse plus confuse des
maisons étagées dans la brume, le long du fleuve écrasé et décousu
...
Et soit qu’une
arête montagneuse, ou la brume d’une cascade, ou la mer,

403

empêchât de suivre la continuité de la route, visible pour le
promeneur mais non pour nous, le petit personnage humain en
habits démodés perdu dans ces solitudes semblait souvent arrêté devant un abîme, le sentier qu’il suivait finissant là, tandis
que, trois cents mètres plus haut dans ces bois de sapins, c’est
d’un œil attendri et d’un cœur rassuré que nous voyions reparaître la mince blancheur de son sable hospitalier au pas du
voyageur, mais dont le versant de la montagne nous avait dérobé, contournant la cascade ou le golfe, les lacets
intermédiaires
...
Comme je lui avouais la déception que j’avais eue devant
l’église de Balbec : « Comment, me dit-il, vous avez été déçu
par ce porche ? mais c’est la plus belle Bible historiée que le
peuple ait jamais pu lire
...
Si vous saviez à côté de
l’exactitude la plus minutieuse à traduire le texte saint, quelles
trouvailles de délicatesse a eues le vieux sculpteur, que de profondes pensées, quelle délicieuse poésie !
« L’idée de ce grand voile dans lequel les Anges portent le
corps de la Vierge, trop sacré pour qu’ils osent le toucher directement (je lui dis que le même sujet était traité à SaintAndré-des-Champs ; il avait vu des photographies du porche de
cette dernière église mais me fit remarquer que l’empressement de ces petits paysans qui courent tous à la fois autour de
la Vierge était autre chose que la gravité des deux grands
anges presque italiens, si élancés, si doux) ; l’ange qui emporte
l’âme de la Vierge pour la réunir à son corps ; dans la rencontre de la Vierge et d’Élisabeth, le geste de cette dernière
qui touche le sein de Marie et s’émerveille de le sentir gonflé ;
et le bras bandé de la sage-femme qui n’avait pas voulu croire,
sans toucher, à l’Immaculée-Conception ; et la ceinture jetée
par la Vierge à saint Thomas pour lui donner la preuve de sa
résurrection ; ce voile aussi que la Vierge arrache de son sein

404

pour en voiler la nudité de son fils d’un côté de qui l’Église recueille le sang, la liqueur de l’Eucharistie, tandis que, de
l’autre, la Synagogue, dont le règne est fini, a les yeux bandés,
tient un sceptre à demi brisé et laisse échapper, avec sa couronne qui lui tombe de la tête, les tables de l’ancienne Loi ; et
l’époux qui aidant, à l’heure du Jugement dernier, sa jeune
femme à sortir du tombeau lui appuie la main contre son
propre cœur pour la rassurer et lui prouver qu’il bat vraiment,
est-ce aussi assez chouette comme idée, assez trouvé ? Et
l’ange qui emporte le soleil et la lune devenus inutiles puisqu’il
est dit que la Lumière de la Croix sera sept fois plus puissante
que celle des astres ; et celui qui trempe sa main dans l’eau du
bain de Jésus pour voir si elle est assez chaude ; et celui qui
sort des nuées pour poser sa couronne sur le front de la
Vierge, et tous ceux qui penchés du haut du ciel, entre les balustres de la Jérusalem céleste, lèvent les bras d’épouvante ou
de joie à la vue des supplices des méchants et du bonheur des
élus ! Car c’est tous les cercles du ciel, tout un gigantesque
poème théologique et symbolique que vous avez là
...
Il n’y a pas eu d’époque
où tout le monde a du génie, tout ça c’est des blagues, ça serait plus fort que l’âge d’or
...
Je vous montrerais cela, si nous y allions ensemble
...
»
Cette vaste vision céleste dont il me parlait, ce gigantesque
poème théologique que je comprenais avoir été écrit là, pourtant quand mes yeux pleins de désirs s’étaient ouverts devant
la façade, ce n’est pas eux que j’avais vus
...

– Elle part des fonds des âges pour aboutir à Jésus-Christ, me
dit-il
...
Tous les siècles
sont là
...


405

Car sous les pieds de Moïse, vous auriez reconnu le veau d’or,
sous les pieds d’Abraham le bélier, sous ceux de Joseph le démon conseillant la femme de Putiphar
...
« Mais non, me répondit-il, il y a beaucoup
de vrai
...
Le sculpteur a
dû copier quelque coffret apporté par des navigateurs
...

Les joies intellectuelles que je goûtais dans cet atelier ne
m’empêchaient nullement de sentir, quoiqu’ils nous entourassent comme malgré nous, les tièdes glacis, la pénombre
étincelante de la pièce, et au bout de la petite fenêtre encadrée
de chèvrefeuilles, dans l’avenue toute rustique, la résistante
sécheresse de la terre brûlée de soleil que voilait seulement la
transparence de l’éloignement et de l’ombre des arbres
...

J’avais cru Elstir modeste, mais je compris que je m’étais
trompé, en voyant son visage se nuancer de tristesse quand
dans une phrase de remerciements je prononçai le mot de
gloire
...
Et ainsi en
les forçant à réfléchir au néant, l’idée de la gloire les attriste
parce qu’elle est inséparable de l’idée de la mort
...
« On
m’avait conseillé, lui dis-je en pensant à la conversation que
nous avions eue avec Legrandin à Combray et sur laquelle
j’étais content d’avoir son avis, de ne pas aller en Bretagne,
parce que c’était malsain pour un esprit déjà porté au rêve
...
Tant que vous détournerez votre esprit de ses rêves, il ne les connaîtra pas ;
vous serez le jouet de mille apparences parce que vous n’en
aurez pas compris la nature
...
Il importe qu’on connaisse entièrement ses
rêves pour n’en plus souffrir ; il y a une certaine séparation du
rêve et de la vie qu’il est si souvent utile de faire que je me demande si on ne devrait pas à tout hasard la pratiquer préventivement, comme certains chirurgiens prétendent qu’il faudrait,
pour éviter la possibilité d’une appendicite future, enlever l’appendice chez tous les enfants
...
Nous
étions venus là pour respirer l’air rafraîchi de l’après-midi
avancé
...
Car où se trouve ce qu’on cherche on ne le sait
pas, et on fuit souvent pendant bien longtemps le lieu où, pour
d’autres raisons, chacun nous invite
...
Je regardais vaguement le chemin campagnard qui, extérieur à l’atelier, passait tout près de lui mais n’appartenait pas
à Elstir
...
Elle s’approcha même pour tendre la main au
peintre, sans s’arrêter, et je vis qu’elle avait un petit grain de
beauté au menton
...
Et cet atelier paisible avec son
horizon rural s’était rempli d’un surcroît délicieux, comme il
arrive d’une maison où un enfant se plaisait déjà et où il apprend que, en plus, de par la générosité qu’ont les belles

407

choses et les nobles gens à accroître indéfiniment leurs dons,
se prépare pour lui un magnifique goûter
...
J’avais commis à l’égard de leur situation sociale une erreur, mais pas dans le même sens que d’habitude à Balbec
...
Cette fois j’avais situé dans
un milieu interlope des filles d’une petite bourgeoisie fort
riche, du monde de l’industrie et des affaires
...
Et sans doute si un prestige préalable qu’elles ne perdraient plus ne leur avait été conféré, devant mes yeux éblouis,
par la vacuité éclatante de la vie de plage, je ne serais peutêtre pas arrivé à lutter victorieusement contre l’idée qu’elles
étaient les filles de gros négociants
...
Que de types imprévus, quelle invention dans le caractère des visages, quelle
décision, quelle fraîcheur, quelle naïveté dans les traits ! Les
vieux bourgeois avares d’où étaient issues ces Dianes et ces
nymphes me semblaient les plus grands des statuaires
...
Je ne
savais guère ce qu’était Albertine Simonet
...
Même ce nom de Simonet que j’avais déjà entendu sur la plage, si on m’avait demandé de l’écrire je l’aurais orthographié avec deux n
...
Au fur et à mesure que l’on descend dans
l’échelle sociale, le snobisme s’accroche à des riens qui ne sont
peut-être pas plus nuls que les distinctions de l’aristocratie,
mais qui plus obscurs, plus particuliers à chacun, surprennent

408

davantage
...
Toujours est-il que les Simonet s’étaient, paraît-il, toujours irrités comme d’une calomnie quand on doublait leur n
...
Je demandai à Elstir si ces jeunes filles habitaient Balbec, il me répondit oui pour certaines d’entre elles
...
Comme cette jeune fille
était une grande amie d’Albertine Simonet, ce me fut une raison de plus de croire que c’était bien cette dernière que j’avais
rencontrée, quand j’étais avec ma grand-mère
...
On voudrait avoir un souvenir exact mais au
moment même la vision a été trouble
...
Malgré cela, tandis que les innombrables images que m’a présentées
dans la suite la brune joueuse de golf, si différentes qu’elles
soient les unes des autres, se superposent (parce que je sais
qu’elles lui appartiennent toutes), et que si je remonte le fil de
mes souvenirs, je peux, sous le couvert de cette identité et
comme dans un chemin de communication intérieure, repasser
par toutes ces images sans sortir d’une même personne, en revanche, si je veux remonter jusqu’à la jeune fille que je croisai
le jour où j’étais avec ma grand-mère, il me faut ressortir à l’air
libre
...


409

Mon hésitation entre les diverses jeunes filles de la petite
bande, lesquelles gardaient toutes un peu du charme collectif
qui m’avait d’abord troublé, s’ajouta-t-il aussi à ces causes
pour me laisser plus tard, même au temps de mon plus grand –
de mon second – amour pour Albertine, une sorte de liberté intermittente, et bien brève, de ne l’aimer pas ? Pour avoir erré
entre toutes ses amies avant de se porter définitivement sur
elle, mon amour garda parfois entre lui et l’image d’Albertine
certain « jeu » qui lui permettait, comme un éclairage mal
adapté, de se poser sur d’autres avant de revenir s’appliquer à
elles ; le rapport entre le mal que je ressentais au cœur et le
souvenir d’Albertine ne me semblait pas nécessaire, j’aurais
peut-être pu le coordonner avec l’image d’une autre personne
...

« Il n’y a pas de jour qu’une ou l’autre d’entre elles ne passe
devant l’atelier et n’entre me faire un bout de visite », me dit
Elstir, me désespérant aussi par la pensée que si j’avais été le
voir aussitôt que ma grand-mère m’avait demandé de le faire,
j’eusse probablement, depuis longtemps déjà, fait la connaissance d’Albertine
...
Je pensai qu’elle était allée rejoindre ses amies sur la digue
...
J’inventai mille prétextes pour qu’il consentît à venir faire un tour
de plage avec moi
...
Elstir me causa une joie mêlée de torture en me disant
qu’il ferait quelques pas avec moi, mais qu’il était obligé de
terminer d’abord le morceau qu’il était en train de peindre
...
Elstir tout en peignant me parlait de botanique, mais je ne l’écoutais guère ; il ne se suffisait plus à luimême, il n’était plus que l’intermédiaire nécessaire entre ces
jeunes filles et moi ; le prestige que, quelques instants encore
auparavant, lui donnait pour moi son talent, ne valait plus
qu’en tant qu’il m’en conférait un peu à moi-même aux yeux de
la petite bande à qui je serais présenté par lui
...
Je me
trouvais ainsi mettre au jour une aquarelle qui devait être d’un
temps bien plus ancien de la vie d’Elstir et me causa cette
sorte particulière d’enchantement que dispensent des œuvres,
non seulement d’une exécution délicieuse mais aussi d’un sujet
si singulier et si séduisant, que c’est à lui que nous attribuons
une partie de leur charme, comme si, ce charme, le peintre
n’avait eu qu’à le découvrir, qu’à l’observer, matériellement
réalisé déjà dans la nature et à le reproduire
...
C’était – cette aquarelle – le portrait d’une jeune
femme pas jolie, mais d’un type curieux, que coiffait un serretête assez semblable à un chapeau melon bordé d’un ruban de
soie cerise ; une de ses mains gantées de mitaines tenait une
cigarette allumée, tandis que l’autre élevait à la hauteur du genou une sorte de grand chapeau de jardin, simple écran de
paille contre le soleil
...
Souvent et c’était le cas ici, la singularité
de ces œuvres tient surtout à ce qu’elles ont été exécutées
dans des conditions particulières dont nous ne nous rendons
pas clairement compte d’abord, par exemple si la toilette
étrange d’un modèle féminin est un déguisement de bal costumé, ou si au contraire le manteau rouge d’un vieillard, qui a
l’air de l’avoir revêtu pour se prêter à une fantaisie du peintre,
est sa robe de professeur ou de conseiller, ou son camail de
cardinal
...
Mais son melon,
sous lequel ses cheveux étaient bouffants, mais courts, son

411

veston de velours sans revers ouvrant sur un plastron blanc me
firent hésiter sur la date de la mode et le sexe du modèle, de
façon que je ne savais pas exactement ce que j’avais sous les
yeux, sinon le plus clair des morceaux de peinture
...
Aucune
chose dans cette aquarelle n’était simplement constatée en fait
et peinte à cause de son utilité dans la scène, le costume parce
qu’il fallait que la femme fût habillée, le porte-bouquet pour les
fleurs
...
La blancheur
du plastron, d’une finesse de grésil et dont le frivole plissage
avait des clochettes comme celles du muguet, s’étoilait des
clairs reflets de la chambre, aigus eux-mêmes et finement
nuancés comme des bouquets de fleurs qui auraient broché le
linge
...
Mais surtout on
sentait qu’Elstir, insoucieux de ce que pouvait présenter d’immoral ce travesti d’une jeune actrice, pour qui le talent avec lequel elle jouerait son rôle avait sans doute moins d’importance
que l’attrait irritant qu’elle allait offrir aux sens blasés ou dépravés de certains spectateurs, s’était au contraire attaché à
ces traits d’ambiguïté comme à un élément esthétique qui valait d’être mis en relief et qu’il avait tout fait pour souligner
...
Le caractère de tristesse rêveuse du regard,
par son contraste même avec les accessoires appartenant au
monde de la noce et du théâtre, n’était pas ce qui était le

412

moins troublant
...
Au bas du portrait était écrit : Miss Sacripant, octobre
1872
...
« Oh ! ce n’est rien,
c’est une pochade de jeunesse, c’était un costume pour une revue des Variétés
...
– Et qu’est devenu le
modèle ? » Un étonnement provoqué par mes paroles précéda
sur la figure d’Elstir l’air indifférent et distrait qu’au bout
d’une seconde il y étendit
...
Je n’ai gardé cela que comme un document amusant sur le théâtre de cette époque
...
« Il faudra que
je ne garde que la tête, murmura-t-il, le bas est vraiment trop
mal peint, les mains sont d’un commençant
...
Le rebord de la fenêtre fut bientôt rose
...
Il n’y avait aucune chance de voir les jeunes filles, par
conséquent plus aucune importance à ce que Mme Elstir nous
quittât plus ou moins vite
...
Je la trouvai très ennuyeuse ; elle aurait pu être
belle, si elle avait eu vingt ans, conduisant un bœuf dans la
campagne romaine ; mais ses cheveux noirs blanchissaient ; et
elle était commune sans être simple, parce qu’elle croyait que
la solennité des manières et la majesté de l’attitude étaient requises par sa beauté sculpturale à laquelle, d’ailleurs, l’âge
avait enlevé toutes ses séductions
...
Et on était touché mais surpris d’entendre
Elstir dire à tout propos et avec une douceur respectueuse,
comme si rien que prononcer ces mots lui causait de l’attendrissement et de la vénération : « Ma belle Gabrielle ! » Plus
tard, quand je connus la peinture mythologique d’Elstir, Mme
Elstir prit pour moi aussi de la beauté
...

Ce qu’un tel idéal inspirait à Elstir, c’était vraiment un culte si
grave, si exigeant, qu’il ne lui permettait jamais d’être content,
c’était la partie la plus intime de lui-même, aussi n’avait-il pu le
considérer avec détachement, en tirer des émotions, jusqu’au
jour où il le rencontra, réalisé au dehors, dans le corps d’une
femme, le corps de celle qui était par la suite devenue Mme Elstir et chez qui il avait pu – comme cela ne nous est possible
que pour ce qui n’est pas nous-même – le trouver méritoire, attendrissant, divin
...
Il
approchait de l’âge où l’on compte sur les satisfactions du
corps pour stimuler la force de l’esprit, où la fatigue de celuici, en nous inclinant au matérialisme, et la diminution de l’activité à la possibilité d’influences passivement reçues, commencent à nous faire admettre qu’il y a peut-être bien certains
corps, certains métiers, certains rythmes privilégiés, réalisant
si naturellement notre idéal, que même sans génie, rien qu’en
copiant le mouvement d’une épaule, la tension d’un cou, nous
ferions un chef-d’œuvre ; c’est l’âge où nous aimons à caresser
la Beauté du regard, hors de nous, près de nous, dans une tapisserie, dans une belle esquisse de Titien découverte chez un
brocanteur, dans une maîtresse aussi belle que l’esquisse de
Titien
...
Elle en était un pour moi et pour lui aussi
sans doute
...
On sent bien, à voir les uns à côté des autres dix portraits de personnes différentes peintes par Elstir, que ce sont
avant tout des Elstir
...
Or, pendant que durait la première période,
l’artiste a, peu à peu, dégagé la loi, la formule de son inconscient
...
Il sait qu’il a fait ses chefs d’œuvre avec des
effets de lumière atténuée, avec des remords modifiant l’idée
d’une faute, avec des femmes posées sous les arbres ou à demi
plongées dans l’eau, comme des statues
...
Il causera indéfiniment avec des criminels repentis,
dont le remords, la régénération a fait l’objet de ses romans ; il
achètera une maison de campagne dans un pays où la brume
atténue la lumière ; il passera de longues heures à regarder
des femmes se baigner ; il collectionnera les belles étoffes
...

Il venait enfin de donner un dernier coup de pinceau à ses
fleurs ; je perdis un instant à les regarder ; je n’avais pas de
mérite à le faire, puisque je savais que les jeunes filles ne se
trouveraient plus sur la plage ; mais j’aurais cru qu’elles y
étaient encore et que ces minutes perdues me les faisaient
manquer que j’aurais regardé tout de même, car je me serais
dit qu’Elstir s’intéressait plus à ses fleurs qu’à ma rencontre
avec les jeunes filles
...
Dans une circonstance où quelqu’un qui

415

m’était indifférent, pour qui j’avais toujours feint de l’affection
ou du respect, ne risquait qu’un désagrément tandis que je
courais un danger, je n’aurais pas pu faire autrement que de le
plaindre de son ennui comme d’une chose considérable et de
traiter mon danger comme un rien, parce qu’il me semblait que
c’était avec ces proportions que les choses devaient lui apparaître
...
Cela tient à plusieurs raisons qui ne sont point à
mon honneur
...
Je me trouve ainsi avoir
connu, quoique étant l’homme le moins brave du monde, cette
chose qui me semblait, quand je résonnais, si étrangère à ma
nature, si inconcevable, l’ivresse du danger
...
Quand un assez grand
nombre d’expériences m’eurent appris que j’agissais toujours
ainsi, et avec plaisir, je découvris et à ma grande honte, que
contrairement à ce que j’avais toujours cru et affirmé, j’étais
très sensible à l’opinion des autres
...
Car ce qui peut contenter l’une ou l’autre ne me causerait aucun plaisir et je m’en suis toujours abstenu
...
Comme son mobile est alors l’amour-propre

416

et non la vertu, je trouve bien naturel qu’en toute circonstance
ils agissent autrement
...
Au contraire, je les trouve fort sages de préserver leur vie, tout en ne pouvant m’empêcher de faire passer
au second plan la mienne, ce qui est particulièrement absurde
et coupable, depuis que j’ai cru reconnaître que celle de beaucoup de gens devant qui je me place, quand éclate une bombe,
est plus dénuée de prix
...
Elle le fut enfin
...
Que de ruses j’employais pour faire
demeurer Elstir à l’endroit où je croyais que ces jeunes filles
pouvaient encore passer
...

Il me semblait que nous avions plus de chance de cerner la petite bande en allant vers l’extrémité de la plage
...
« Et pendant ce temps-là, parlez-moi
de Carquethuit
...
« Depuis que j’ai vu ce tableau,
c’est peut-être ce que je désire le plus connaître avec la Pointe
du Raz qui serait, d’ailleurs, d’ici, tout un voyage
...
La
Pointe du Raz est admirable, mais enfin c’est toujours la
grande falaise normande ou bretonne que vous connaissez
...
Je ne connais rien en France d’analogue, cela me
rappelle plutôt certains aspects de la Floride
...
C’est entre Clitourps et Nehomme et vous savez combien ces parages sont
désolés ; la ligne des plages est ravissante
...
»
Le soir tombait ; il fallut revenir ; je ramenais Elstir vers sa
villa, quand tout d’un coup, tel Méphistophélès surgissant devant Faust, apparurent au bout de l’avenue – comme une
simple objectivation irréelle et diabolique du tempérament opposé au mien, de la vitalité quasi barbare et cruelle dont
étaient si dépourvue ma faiblesse, mon excès de sensibilité
douloureuse et d’intellectualité – quelques taches de l’essence
impossible à confondre avec rien d’autre, quelques sporades
de la bande zoophytique des jeunes filles, lesquelles avaient
l’air de ne pas me voir, mais sans aucun doute n’en étaient pas
moins en train de porter sur moi un jugement ironique
...
Cependant je
considérais la devanture en attendant le moment où mon nom
crié par Elstir viendrait me frapper comme une balle attendue
et inoffensive
...
Désormais inévitable, le plaisir de les connaître fut comprimé, réduit, me parut
plus petit que celui de causer avec Saint-Loup, de dîner avec
ma grand-mère, de faire dans les environs des excursions que
je regretterais d’être probablement, par le fait de relations
avec des personnes qui devaient peu s’intéresser aux monuments historiques, contraint de négliger
...
Des lois aussi
précises que celles de l’hydrostatique, maintiennent la superposition des images que nous formons dans un ordre fixe que
la proximité de l’événement bouleverse
...

Ce n’était pas du tout de cette façon que je m’étais souvent,
sur la plage, dans ma chambre, figuré que je connaîtrais ces
jeunes filles
...
Je ne reconnaissais ni mon désir,
ni son objet ; je regrettais presque d’être sorti avec Elstir
...
Et il reprit, comme en vertu d’une force élastique,
toute sa hauteur, quand il cessa de subir l’étreinte de cette certitude, au moment où m’étant décidé à tourner la tête, je vis Elstir, arrêté quelques pas plus loin avec les jeunes filles, leur
dire au revoir
...
Ses yeux, même
fixes, donnaient l’impression de la mobilité comme il arrive par
ces jours de grand vent où l’air, quoique invisible, laisse percevoir la vitesse avec laquelle il passe sur le fond de l’azur
...
Mais ils ne se
connaissent pas et s’en vont loin l’un de l’autre
...
Au moment seulement où son regard
passa exactement sous le mien sans ralentir sa marche, il se
voila légèrement
...
Mais déjà Elstir avait quitté les jeunes

419

filles sans m’avoir appelé
...
Tout était manqué
...
Mais je sentis à ce moment que certaines
modifications dans l’aspect, l’importance, la grandeur d’un être
peuvent tenir aussi à la variabilité de certains états interposés
entre cet être et nous
...

Certes, à Combray déjà j’avais vu diminuer ou grandir selon
les heures, selon que j’entrais dans l’un ou l’autre des deux
grands modes qui se partageaient ma sensibilité, le chagrin de
n’être pas près de ma mère, aussi imperceptible tout l’aprèsmidi que la lumière de la lune tant que brille le soleil et, la nuit
venue, régnant seul dans mon âme anxieuse à la place de souvenirs effacés et récents
...
C’est qu’elles
sont obscurcies par la croyance que nous la retrouverons dans
un instant
...

Variation d’une croyance, néant de l’amour aussi, lequel, préexistant et mobile, s’arrête à l’image d’une femme simplement
parce que cette femme sera presque impossible à atteindre
...
Tout un processus
d’angoisses se développe et suffit pour fixer notre amour sur
celle qui en est l’objet à peine connu de nous
...
Et si tout d’un coup, comme au moment où
j’avais vu Elstir s’arrêter avec les jeunes filles, nous cessons
d’être inquiets, d’avoir de l’angoisse, comme c’est elle qui est
tout notre amour, il semble brusquement qu’il se soit évanoui
au moment où nous tenons enfin la proie à la valeur de laquelle
nous n’avons pas assez pensé
...
Or, pouvais-je
en d’autres raisons, puisque, l’anxiété tombée, je ne pouvais
retrouver que ces profils muets, je ne possédais rien d’autre ?
Depuis que j’avais vu Albertine, j’avais fait chaque jour à son
sujet des milliers de réflexions, j’avais poursuivi, avec ce que
j’appelais elle, tout un entretien intérieur, où je la faisais questionner, répondre, penser, agir, et dans la série indéfinie d’Albertines imaginées qui se succédaient en moi heure par heure,
l’Albertine réelle, aperçue sur la plage, ne figurait qu’en tête,
comme la créatrice d’un rôle, l’étoile, ne paraît, dans une
longue série de représentations, que dans toutes les premières
...
Et cela est vrai des amours les plus effectifs
...
Un ancien professeur de dessin de ma
grand’mère avait eu d’une maîtresse obscure une fille
...
Dans les derniers mois de sa vie, ma grand’mère et
quelques dames de Combray, qui n’avaient jamais voulu faire
même allusion devant leur professeur à cette femme, avec laquelle d’ailleurs il n’avait pas officiellement vécu et n’avait eu
que peu de relations, songèrent à assurer le sort de la petite
fille en se cotisant pour lui faire une rente viagère
...
Enfin on se décida
...
Elle était laide et
d’une ressemblance avec le vieux maître de dessin qui ôta tous
les doutes ; comme ses cheveux étaient tout ce qu’elle avait de
bien, une dame dit au père qui l’avait conduite : « Comme elle
a de beaux cheveux
...
Est-ce que sa mère avait ces beaux cheveux-là ? – Je ne
sais pas, répondit naïvement le père
...
»
Il fallait rejoindre Elstir
...
En
plus du désastre de ne pas avoir été présenté, je remarquai
que ma cravate était tout de travers, mon chapeau laissait voir
mes cheveux longs ce qui m’allait mal ; mais c’était une chance
tout de même qu’elles m’eussent, même ainsi, rencontré avec
Elstir et ne pussent pas m’oublier ; c’en était une autre que
j’eusse ce jour-là, sur le conseil de ma grand’mère, mis mon joli
gilet qu’il s’en était fallu de si peu que j’eusse remplacé par un
affreux, et pris ma plus belle canne ; car un événement que
nous désirons ne se produisant jamais comme nous avons pensé, à défaut des avantages sur lesquels nous croyions pouvoir
compter, d’autres que nous n’espérions pas se sont présentés,
le tout se compense ; et nous redoutions tellement le pire que
nous sommes finalement enclins à trouver que dans l’ensemble
pris en bloc, le hasard nous a, somme toute, plutôt favorisé
...
– Aussi pourquoi restez-vous à des lieues ? »
Ce furent les paroles qu’il prononça, non qu’elles exprimassent

422

sa pensée, puisque si son désir avait été d’exaucer le mien,
m’appeler lui eût été bien facile, mais peut-être parce qu’il
avait entendu des phrases de ce genre, familier aux gens vulgaires pris en faute, et parce que même les grands hommes
sont, en certaines choses, pareils aux gens vulgaires, prennent
les excuses journalières dans le même répertoire qu’eux,
comme le pain quotidien chez le même boulanger ; soit que de
telles paroles qui doivent en quelque sorte être lues à l’envers,
puisque leur lettre signifie le contraire de la vérité, soient l’effet nécessaire, le graphique négatif d’un réflexe
...
» Je pensai que surtout elles l’avaient empêché d’appeler quelqu’un qui leur était peu sympathique ; sans cela il n’y
eût pas manqué, après toutes les questions que je lui avais posées sur elles, et l’intérêt qu’il avait bien vu que je leur portais
...
J’ai fait une petite esquisse où on voit
bien mieux la cernure de la plage
...
Si vous le permettez, en souvenir
de notre amitié, je vous donnerai mon esquisse, ajouta-t-il, car
les gens qui vous refusent les choses qu’on désire vous en
donnent d’autres
...
– Mais vous savez que je ne la connais nullement, monsieur, vous avez l’air de
croire le contraire
...
« Ce n’est pourtant pas Mme Swann avant son
mariage », dis-je par une de ces brusques rencontres fortuites
de la vérité, qui sont somme toute assez rares, mais qui suffisent après coup à donner un certain fondement à la théorie
des pressentiments si on prend soin d’oublier toutes les erreurs qui l’infirmeraient
...
C’était bien
un portrait d’Odette de Crécy
...
Il y en avait d’autres
...
Il fallait la dépravation d’un amant rassasié pour que Swann préférât aux
nombreuses photographies de l’Odette ne varietur qu’était sa
ravissante femme, la petite photographie qu’il avait dans sa
chambre, et où sous un chapeau de paille orné de pensées on
voyait une maigre jeune femme assez laide, aux cheveux bouffants, aux traits tirés
...
Le génie artistique agit à la façon
de ces températures extrêmement élevées qui ont le pouvoir
de dissocier les combinaisons d’atomes et de grouper ceux-ci
suivant un ordre absolument contraire, répondant à un autre
type
...

De même, il arrive souvent qu’à partir d’un certain âge, l’œil
d’un grand chercheur trouve partout les éléments nécessaires
à établir les rapports qui seuls l’intéressent
...
Ainsi une cousine de
la princesse de Luxembourg, beauté des plus altières, s’étant
éprise autrefois d’un art qui était nouveau à cette époque,
avait demandé au plus grand des peintres naturalistes de faire
son portrait
...
Et sur la toile il y avait à la place de la
grande dame un trottin, et derrière lui un vaste décor incliné et
violet qui faisait penser à la place Pigalle
...
Maintenant déchue, située hors de son
propre type où elle trônait invulnérable, elle n’est plus qu’une
femme quelconque en la supériorité de qui nous avons perdu
toute foi
...
» Nous
avons peine à croire que ce soit elle
...
Et pourtant il y a là un être que nous sentons bien que
nous avons déjà vu
...

Ils nous rappellent, non pas la femme, qui ne se tenait jamais
ainsi, dont la pose habituelle ne dessine nullement une telle
étrange et provocante arabesque, mais d’autres femmes,
toutes celles qu’a peintes Elstir et que toujours, si différentes
qu’elles puissent être, il a aimé à camper ainsi de face, le pied
cambré dépassant de la jupe, le large chapeau rond tenu à la
main, répondant symétriquement, à la hauteur du genou qu’il
couvre, à cet autre disque vu de face, le visage
...
Dans le portrait, ce n’est pas
seulement la manière que la femme avait de s’habiller qui date,
c’est aussi la manière que l’artiste avait de peindre
...

C’est dans ces pensées silencieusement ruminées à côté d’Elstir, tandis que je le conduisais chez lui, que m’entraînait la découverte que je venais de faire relativement à l’identité de son
modèle, quand cette première découverte m’en fit faire une seconde, plus troublante encore pour moi, concernant l’identité
de l’artiste
...
Serait-il
possible que cet homme de génie, ce sage, ce solitaire, ce philosophe à la conversation magnifique et qui dominait toutes
choses, fût le peintre ridicule et pervers, adopté jadis par les
Verdurin ? Je lui demandai s’il les avait connus, si par hasard
ils ne le surnommaient pas alors M
...
Il me répondit que
si, sans embarras, comme s’il s’agissait d’une partie déjà un
peu ancienne de son existence et s’il ne se doutait pas de la déception extraordinaire qu’il éveillait en moi, mais levant les
yeux, il la lut sur mon visage
...
Et comme nous étions déjà presque arrivés
chez lui, un homme moins éminent par l’intelligence et par le
cœur m’eût peut-être simplement dit au revoir un peu sèchement et après cela eût évité de me revoir
...
Il préféra donc aux paroles qui
auraient pu venger son amour-propre celles qui pouvaient
m’instruire
...
Mais il ne doit pas absolument le
regretter, parce qu’il ne peut être assuré d’être devenu un
sage, dans la mesure où cela est possible, que s’il a passé par
toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là
...
Ils n’ont peut-être rien à retrancher de leur vie,
ils pourraient publier et signer tout ce qu’ils ont dit, mais ce
sont de pauvres esprits, descendants sans force de doctrinaires, et de qui la sagesse est négative et stérile
...
Les vies que vous
admirez, les attitudes que vous trouvez nobles n’ont pas été
disposées par le père de famille ou par le précepteur, elles ont
été précédées de débuts bien différents, ayant été influencées
par ce qui régnait autour d’elles de mal ou de banalité
...
Je comprends que
l’image de ce que nous avons été dans une période première
ne soit plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante
...
» Nous étions
arrivés devant sa porte
...
Mais enfin maintenant il y aurait une possibilité
de les retrouver dans la vie ; elles avaient cessé de ne faire que
passer à un horizon où j’avais pu croire que je ne les verrais
plus jamais apparaître
...
Mon désir d’elles, je pouvais maintenant le mettre au repos, le garder en réserve, à côté de tant
d’autres dont, une fois que je la savais possible, j’ajournais la
réalisation
...
Alors tout
d’un coup, malgré ma déception, je vis dans mon esprit tous
ces hasards que je n’eusse pas soupçonné pouvoir se produire,
qu’Elstir fût justement lié avec ces jeunes filles, que celles qui
le matin encore étaient pour moi des figures dans un tableau
ayant pour fond la mer, m’eussent vu, m’eussent vu lié avec un
grand peintre, lequel savait maintenant mon désir de les
connaître et le seconderait sans doute
...

Alors nous les apercevons, nous pouvons leur dire : je suis tout
à vous, et les écouter
...
Mais ils sont patients, ils ne se lassent pas
et dès que tout le monde est parti nous les trouvons en face de
nous
...
Et nous le regretterions, car
l’existence n’a guère d’intérêt que dans les journées où la
poussière des réalités est mêlée de sable magique, où quelque
vulgaire incident de la vie devient un ressort romanesque
...

L’apaisement apporté par la probabilité de connaître maintenant ces jeunes filles quand je le voudrais me fut d’autant plus
précieux que je n’aurais pu continuer à les guetter les jours
suivants, lesquels furent pris par les préparatifs du départ de
Saint-Loup
...
Je lui dis qu’il était grand admirateur de
Proudhon et je lui donnai l’idée de faire venir de nombreuses
lettres autographes de ce philosophe qu’elle avait achetées ;
Saint-Loup vint les voir à l’hôtel, le jour où elles arrivèrent qui
était la veille de son départ
...


428

Il fut pris d’une joie dont il ne fut pas plus le maître que d’un
état physique qui se produit sans intervention de la volonté, il
devint écarlate comme un enfant qu’on vient de punir, et ma
grand’mère fut beaucoup plus touchée de voir tous les efforts
qu’il avait faits (sans y réussir) pour contenir la joie qui le secouait, que par tous les remerciements qu’il aurait pu proférer
...
Celle-ci était, en effet, très peu éloignée
...
Mais il eût fallu cette fois-ci qu’il mît ses nombreux bagages dans le train
...
Il entendait signifier par là que ce serait
équivalent (en somme, à peu près ce que Françoise eût exprimé en disant que « cela reviendrait du pareil au même »)
...
Je l’aurais pris aussi si je n’avais été fatigué et aurais
accompagné mon ami jusqu’à Doncières ; je lui promis du
moins, tout le temps que nous restâmes à la gare de Balbec –
c’est-à-dire que le chauffeur du petit train passa à attendre des
amis retardataires, sans lesquels il ne voulait pas s’en aller, et
aussi à prendre quelques rafraîchissements – d’aller le voir plusieurs fois par semaine
...
» Peut-être aussi Robert craignait-il que,
seul, je ne vinsse pas et pensant que j’étais plus lié avec Bloch
que je ne le disais, me mettait-il ainsi en mesure d’avoir un
compagnon de route, un entraîneur
...
Mais je
m’étais trompé, car après le départ du train, tant que nous
fîmes route ensemble jusqu’au croisement de deux avenues où
il fallait nous séparer, l’une allant à l’hôtel, l’autre à la villa de
Bloch, celui-ci ne cessa de me demander quel jour nous irions à
Doncières, car après « toutes les amabilités que Saint-Loup lui
avait faites », il eût été « trop grossier de sa part » de ne pas
se rendre à son invitation
...
J’aurais pourtant voulu pour Bloch
qu’il s’évitât le ridicule d’aller tout de suite à Doncières
...
Il l’était beaucoup trop, et bien que
tous les défauts qu’il avait dans ce genre fussent compensés
chez lui par de remarquables qualités que d’autres plus réservés n’auraient pas eues, il poussait l’indiscrétion à un point
dont on était agacé
...
Tout le long de la route, devant le gymnase perdu dans
ses arbres, devant le terrain de tennis, devant la maison, devant le marchand de coquillages, il m’arrêta, me suppliant de
fixer un jour, et comme je ne le fis pas, me quitta fâché en me
disant : « À ton aise, messire
...
»
Saint-Loup avait si peur d’avoir mal remercié ma grand-mère
qu’il me chargeait encore de lui dire sa gratitude le surlendemain, dans une lettre que je reçus de lui de la ville où il était
en garnison et qui semblait, sur l’enveloppe où la poste en
avait timbré le nom, accourir vite vers moi, me dire qu’entre
ses murs, dans le quartier de cavalerie Louis XVI, il pensait à
moi
...

« Après un trajet qui, me disait-il, s’est bien effectué, en lisant un livre acheté à la gare, qui est par Arvède Barine (c’est
un auteur russe, je pense, cela m’a paru remarquablement
écrit pour un étranger, mais donnez-moi votre appréciation,

430

car vous devez connaître cela, vous, puits de science qui avez
tout lu), me voici revenu au milieu de cette vie grossière, où
hélas, je me sens bien exilé, n’y ayant pas ce que j’ai laissé à
Balbec ; cette vie où je ne retrouve aucun souvenir d’affection,
aucun charme d’intellectualité ; vie dont vous mépriseriez sans
doute l’ambiance et qui n’est pourtant pas sans charme
...
J’espère qu’elle ne finira
jamais
...
Elle aimerait beaucoup vous connaître et
je crois que vous vous accorderiez, car elle est aussi extrêmement littéraire
...
Ce souvenir des instants passés avec vous, j’aurais presque mieux aimé, pour le
premier jour, l’évoquer pour moi seul et sans vous écrire
...
»
Au fond cette lettre ressemblait beaucoup par sa tendresse à
celles que, quand je ne connaissais pas encore Saint-Loup, je
m’étais imaginé qu’il m’écrirait, dans ces songeries d’où la froideur de son premier accueil m’avait tiré en me mettant en présence d’une réalité glaciale qui ne devait pas être définitive
...

Je restais maintenant volontiers à table pendant qu’on desservait, et si ce n’était pas un moment où les jeunes filles de la
petite bande pouvaient passer, ce n’était plus uniquement du

431

côté de la mer que je regardais
...

Quand quelques jours après le départ de Saint-Loup, j’eus
réussi à ce qu’Elstir donnât une petite matinée où je rencontrerais Albertine, le charme et l’élégance tout momentanés qu’on
me trouva au moment où je sortais du Grand-Hôtel (et qui était
dus à un repos prolongé, à des frais de toilette spéciaux), je regrettai de ne pas pouvoir les réserver (et aussi le crédit
d’Elstir) pour la conquête de quelque autre personne plus intéressante, je regrettai de consommer tout cela pour le simple
plaisir de faire la connaissance d’Albertine
...

Mais en moi la volonté ne partagea pas un instant cette illusion, la volonté qui est le serviteur, persévérant et immuable,
de nos personnalités successives ; cachée dans l’ombre, dédaignée, inlassablement fidèle, travaillant sans cesse, et sans se
soucier des variations de notre moi, à ce qu’il ne manque jamais du nécessaire
...
Elle
est aussi invariable que l’intelligence et la sensibilité sont
changeantes, mais comme elle est silencieuse, ne donne pas
ses raisons, elle semble presque inexistante ; c’est sa ferme détermination que suivent les autres parties de notre moi, mais
sans l’apercevoir, tandis qu’elles distinguent nettement leurs
propres incertitudes
...
Mais ma volonté ne laissa pas
passer l’heure où il fallait partir, et ce fut l’adresse d’Elstir
qu’elle donna au cocher
...
Si ma volonté avait donné une autre adresse,
elles eussent été bien attrapées
...
Il y avait bien une
jeune fille assise, en robe de soie, nu-tête, mais de laquelle je
ne connaissais pas la magnifique chevelure, ni le nez, ni ce
teint, et où je ne retrouvais pas l’entité que j’avais extraite
d’une jeune cycliste se promenant coiffée d’un polo, le long de
la mer
...
Mais même quand je le sus,
je ne m’occupai pas d’elle
...
Obligé de suivre, pour me diriger vers une
causerie avec Albertine, un chemin nullement tracé par moi et
qui s’arrêtait d’abord devant Elstir, passait par d’autres
groupes d’invités à qui on me nommait, puis le long du buffet,
où m’étaient offertes, et où je mangeais, des tartes aux fraises,
cependant que j’écoutais, immobile, une musique qu’on commençait d’exécuter, je me trouvais donner à ces divers épisodes la même importance qu’à ma présentation à Mlle Simonet, présentation qui n’était plus que l’un d’entre eux et que
j’avais entièrement oublié d’avoir été, quelques minutes

433

auparavant, le but unique de ma venue
...
Mais il faut continuer à
causer, les idées s’ajoutent les unes aux autres, développant
une surface sous laquelle c’est à peine si de temps à autre
vient sourdement affleurer le souvenir autrement profond,
mais fort étroit, que le malheur est venu pour nous
...

Au moment où Elstir me demanda de venir pour qu’il me présentât à Albertine, assise un peu plus loin, je finis d’abord de
manger un éclair au café et demandai avec intérêt à un vieux
monsieur dont je venais de faire la connaissance et auquel je
crus pouvoir offrir la rose qu’il admirait à ma boutonnière, de
me donner des détails sur certaines foires normandes
...
Pour le
plaisir, je ne le connus naturellement qu’un peu plus tard,
quand, rentré à l’hôtel, resté seul, je fus redevenu moi-même
...
Ce qu’on prend
en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa
disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est
« condamnée » tant qu’on voit du monde
...
Au moment de la présentation,
nous avons beau nous sentir tout à coup gratifiés et porteurs
d’un « bon », valable pour des plaisirs futurs, après lequel nous
courions depuis des semaines, nous comprenons bien que son
obtention met fin pour nous, non pas seulement à de pénibles
recherches – ce qui ne pourrait que nous remplir de joie – mais
aussi à l’existence d’un certain être, celui que notre

434

imagination avait dénaturé, que notre crainte anxieuse de ne
jamais pouvoir être connus de lui avait grandi
...
Si l’incarnation de nous-même en ce qui nous semblait le plus différent est ce qui modifie le plus la personne à
qui on vient de nous présenter, la forme de cette personne
reste encore assez vague ; et nous pouvons nous demander si
elle sera dieu, table ou cuvette
...
Sans doute, même avant de venir à
cette matinée, Albertine n’était plus tout à fait pour moi ce seul
fantôme digne de hanter notre vie que reste une passante dont
nous ne savons rien, que nous avons à peine discernée
...
Au fur et à mesure que je me rapprochais de la jeune fille, et la connaissais davantage, cette
connaissance se faisait par soustraction, chaque partie d’imagination et de désir étant remplacée par une notion qui valait infiniment moins, notion à laquelle il est vrai que venait s’ajouter
une sorte d’équivalent, dans le domaine de la vie, de ce que les
Sociétés financières donnent après le remboursement de l’action primitive, et qu’elles appellent action de jouissance
...
Son amabilité, tandis que tout près d’elle je

435

retrouvais son petit grain de beauté sur la joue au-dessous de
l’œil fut une autre borne ; enfin je fus étonné de l’entendre se
servir de l’adverbe « parfaitement » au lieu de « tout à fait »,
en parlant de deux personnes, disant de l’une « elle est parfaitement folle, mais très gentille tout de même » et de l’autre
« c’est un monsieur parfaitement commun et parfaitement ennuyeux »
...
Il n’empêche d’ailleurs qu’après cette
première métamorphose, Albertine devait changer encore bien
des fois pour moi
...

Pour commencer je trouvai à Albertine l’air assez intimidé à la
place d’implacable ; elle me sembla plus comme il faut que mal
élevée à en juger par les épithètes de « elle a un mauvais
genre, elle a un drôle de genre », qu’elle appliqua à toutes les
jeunes filles dont je lui parlai ; elle avait enfin comme point de
mire du visage une tempe assez enflammée et peu agréable à
voir, et non plus le regard singulier auquel j’avais toujours
repensé jusque-là
...
Ainsi ce n’est qu’après avoir reconnu non sans tâtonnements les erreurs d’optique du début qu’on pourrait arriver à la connaissance exacte d’un être si cette connaissance
était possible
...

Pourtant, quelques déceptions inévitables qu’elle doive apporter, cette démarche vers ce qu’on n’a qu’entrevu, ce qu’on
a eu le loisir d’imaginer, cette démarche est la seule qui soit
saine pour les sens, qui y entretienne l’appétit
...

Je rentrai en pensant à cette matinée, en revoyant l’éclair au
café que j’avais fini de manger avant de me laisser conduire
par Elstir auprès d’Albertine, la rose que j’avais donnée au
vieux monsieur, tous ces détails choisis à notre insu par les circonstances et qui composent pour nous, en un arrangement
spécial et fortuit, le tableau d’une première rencontre
...
Dès ce premier jour,
quand en entrant je pus voir le souvenir que je rapportais, je
compris quel tour de muscade avait été parfaitement exécuté,
et comment j’avais causé un moment avec une personne qui,
grâce à l’habileté du prestidigitateur, sans avoir rien de celle
que j’avais suivie si longtemps au bord de la mer, lui avait été
substituée
...
Malgré cela,
comme je l’avais, dans mes conversations avec Elstir, identifiée
à Albertine, je me sentais envers celle-ci l’obligation morale de
tenir les promesses d’amour faites à l’Albertine imaginaire
...
D’ailleurs, si avait disparu provisoirement du moins de ma vie une angoisse qu’eût suffi à apaiser le souvenir des manières comme il faut, de cette expression
« parfaitement commune » et de la tempe enflammée, ce souvenir éveillait en moi un autre genre de désir, qui bien que
doux et nullement douloureux, semblable à un sentiment fraternel, pouvait à la longue devenir aussi dangereux en me faisant ressentir à tout moment le besoin d’embrasser cette personne nouvelle dont les bonnes façons et la timidité, la disponibilité inattendue, arrêtaient la course inutile de mon imagination, mais donnaient naissance à une gratitude attendrie
...
En face de la médiocre et touchante Albertine à qui j’avais parlé, je voyais la mystérieuse Albertine en
face de la mer
...

Pour en finir avec ce premier soir de présentation, en cherchant à revoir ce petit grain de beauté sur la joue au-dessous
de l’œil, je me rappelai que de chez Elstir, quand Albertine
était partie, j’avais vu ce grain de beauté sur le menton
...

J’avais beau être assez désappointé d’avoir trouvé en Mlle Simonet une jeune fille trop peu différente de tout ce que je
connaissais, de même que ma déception devant l’église de Balbec ne m’empêchait pas de désirer aller à Quimperlé, à PontAven et à Venise, je me disais que par Albertine du moins, si
elle-même n’était pas ce que j’avais espéré, je pourrais
connaître ses amies de la petite bande
...
Comme elle devait rester
fort longtemps encore à Balbec et moi aussi, j’avais trouvé que
le mieux était de ne pas trop chercher à la voir et d’attendre
une occasion qui me fît la rencontrer
...

Peu de temps après, un matin où il avait plu et où il faisait
presque froid, je fus abordé sur la digue par une jeune fille portant un toquet et un manchon, si différente de celle que j’avais
vue à la réunion d’Elstir que reconnaître en elle la même personne semblait pour l’esprit une opération impossible ; le mien
y réussit cependant, mais après une seconde de surprise qui, je
crois, n’échappa pas à Albertine
...
Au reste la tempe avait cessé d’être
le centre optique et rassurant du visage, soit que je fusse placé

438

de l’autre côté, soit que le toquet la recouvrît, soit que son inflammation ne fût pas constante
...
Vous ne faites
rien ici ? On ne vous voit jamais au golf, aux bals du Casino ;
vous ne montez pas à cheval non plus
...
Ah ! vous aimez à faire le lézard
...
Je vois que vous n’êtes pas comme moi,
j’adore tous les sports ! Vous n’étiez pas aux courses de la
Sogne ? Nous y sommes allés par le tram et je comprends que
ça ne vous amuse pas de prendre un tacot pareil ! nous avons
mis deux heures ! J’aurais fait trois fois l’aller et retour avec
ma bécane
...
Je sentais sa maîtrise dans un mode de
désignations où j’avais peur qu’elle ne constatât et ne méprisât
mon infériorité
...
En parlant, Albertine gardait la tête
immobile, les narines serrées, ne faisait remuer que le bout des
lèvres
...
Cette émission, qui cédait bien
vite du reste quand elle connaissait plus les gens et redevenait
naturellement enfantine, aurait pu passer pour désagréable
...
Chaque fois que
j’étais quelques jours sans la rencontrer, je m’exaltais en me
répétant : « On ne vous voit jamais au golf », avec le ton nasal
sur lequel elle l’avait dit, toute droite, sans bouger la tête
...

Nous formions ce matin-là un de ces couples qui piquent çà
et là la digue de leur conjonction, de leur arrêt, juste le temps
d’échanger quelques paroles avant de se désunir pour reprendre séparément chacun sa promenade divergente
...
Or, comme une phrase de

439

Vinteuil qui m’avait enchanté dans la Sonate et que ma mémoire faisait errer de l’andante au finale jusqu’au jour où,
ayant la partition en main, je pus la trouver et l’immobiliser
dans mon souvenir à sa place, dans le scherzo, de même le
grain de beauté que je m’étais rappelé tantôt sur la joue, tantôt
sur le menton, s’arrêta à jamais sur la lèvre supérieure au-dessous du nez
...

À ce moment, comme pour que devant la mer se multipliât en
liberté, dans la variété de ses formes, tout le riche ensemble
décoratif qu’était le beau déroulement des vierges, à la fois dorées et roses, cuites par le soleil et par le vent, les amies d’Albertine, aux belles jambes, à la taille souple, mais si différentes
les unes des autres, montrèrent leur groupe qui se développa,
s’avançant dans notre direction, plus près de la mer, sur une
ligne parallèle
...
Malheureusement elle
se contenta de leur faire bonjour de la main
...
Un jeune homme aux traits
réguliers, qui tenait à la main des raquettes, s’approcha de
nous
...
D’un air froid, impassible,
en lequel il se figurait évidemment que consistait la distinction
suprême, il dit bonjour à Albertine
...
Ça a-t-il bien marché ? étiez-vous en
forme ? – Oh ! ça me dégoûte, je suis dans les choux »,
répondit-il
...
– Oh ! mais c’est un record
...
» Il était le fils d’un très riche industriel
qui devait jouer un rôle assez important dans l’organisation de
la prochaine Exposition Universelle
...
Il n’avait

440

aucune hésitation sur l’opportunité du smoking ou du pyjama,
mais ne se doutait pas du cas où on peut ou non employer tel
mot, même des règles les plus simples du français
...
» Octave obtenait, au casino, des prix dans tous les concours de boston, de
tango, etc
...

Il alluma un cigare en disant à Albertine : « Vous permettez »,
comme on demande l’autorisation de terminer tout en causant
un travail pressé
...
Et comme l’inactivité complète finit par avoir les mêmes effets que le travail
exagéré, aussi bien dans le domaine moral que dans la vie du
corps et des muscles, la constante nullité intellectuelle qui habitait sous le front songeur d’Octave avait fini par lui donner,
malgré son air calme, d’inefficaces démangeaisons de penser
qui la nuit l’empêchaient de dormir, comme il aurait pu arriver
à un métaphysicien surmené
...
Je le dis à Albertine, dès qu’il fut parti
en répétant : « Je suis dans les choux
...
« Mais voyons, s’écriat-elle, je ne peux pas vous présenter à un gigolo ! Ici ça pullule
de gigolos
...
Celuici joue très bien au golf, un point c’est tout
...
– Vos amies vont se plaindre
si vous les laissez ainsi, lui dis-je, espérant qu’elle allait me
proposer d’aller avec elle les rejoindre
...
Nous croisâmes Bloch qui m’adressa un
sourire fin et insinuant, et, embarrassé au sujet d’Albertine
qu’il ne connaissait pas ou du moins connaissait « sans la
connaître », abaissa sa tête vers son col d’un mouvement raide
et rébarbatif
...
Je ne sais pas pourquoi il me salue puisqu’il

441

ne me connaît pas
...
» Je
n’eus pas le temps de répondre à Albertine, car marchant droit
sur nous : « Excuse-moi, dit-il, de t’interrompre, mais je voulais
t’avertir que je vais demain à Doncières
...
Je te préviens que je prends le
train de deux heures
...
» Mais je ne pensais
plus qu’à revoir Albertine et à tâcher de connaître ses amies, et
Doncières, comme elles n’y allaient pas et que je rentrerais
après l’heure où elles allaient sur la plage, me paraissait au
bout du monde
...
« Hé
bien, j’irai seul
...
» – Je reconnais qu’il est
assez joli garçon, me dit Albertine, mais ce qu’il me dégoûte ! »
Je n’avais jamais songé que Bloch pût être joli garçon ; il
l’était, en effet
...
Mais il ne pouvait pas plaire
à Albertine
...

D’ailleurs plus tard quand je les présentai, l’antipathie d’Albertine ne diminua pas
...
Quand on le présentait, il s’inclinait à la fois avec un sourire de scepticisme et un
respect exagéré, et si c’était à un homme disait : « Enchanté,
Monsieur », d’une voix qui se moquait des mots qu’elle prononçait, mais avait conscience d’appartenir à quelqu’un qui n’était
pas un mufle
...
Quand je lui dis ce premier jour qu’il s’appelait Bloch,

442

elle s’écria : « Je l’aurais parié que c’était un youpin
...
» Du reste, Bloch devait dans
la suite irriter Albertine d’autre façon
...
Il trouvait pour chacune d’elles un qualificatif précieux, puis généralisait
...
» Ce n’était que de la « littérature », mais qui,
à cause des difficultés qu’Albertine sentait que cela pouvait lui
créer avec des gens chez qui elle avait refusé une invitation en
disant qu’elle ne pouvait pas remuer, eût suffi pour lui faire
prendre en grippe la figure, le son de la voix, du garçon qui disait ces choses
...
J’avais causé avec elle
sans plus savoir où tombaient mes paroles, ce qu’elles devenaient, que si j’eusse jeté des cailloux dans un abîme sans fond
...
Mais si de plus nous nous trouvons auprès
d’une personne dont l’éducation (comme pour moi celle d’Albertine) nous est inconcevable, inconnus les penchants, les lectures, les principes, nous ne savons pas si nos paroles éveillent
en elle quelque chose qui y ressemble plus que chez un animal
à qui pourtant on aurait à faire comprendre certaines choses
...

J’avais cru, il y avait quelques heures, qu’Albertine ne répondrait à mon salut que de loin
...
Je me promis,
quand je rencontrerais Albertine, d’être plus hardi avec elle, et
je m’étais tracé d’avance le plan de tout ce que je lui dirais et
même (maintenant que j’avais tout à fait l’impression qu’elle

443

devait être légère) de tous les plaisirs que je lui demanderais
...

Devenu différent par le fait de sa présence même, quand je me
trouvai de nouveau avec Albertine, je lui dis tout autre chose
que ce que j’avais projeté
...
Enfin
j’étais embarrassé devant certains de ses regards, de ses sourires
...
Une même expression, de figure comme de langage, pouvant comporter diverses acceptions ; j’étais hésitant
comme un élève devant les difficultés d’une version grecque
...
Son amie avait des yeux
extraordinairement clairs, comme est dans un appartement à
l’ombre l’entrée, par la porte ouverte, d’une chambre où
donnent le soleil et le reflet verdâtre de la mer illuminée
...
Je m’étais souvent demandé qui ils
étaient
...
Le petit vieux, qui a des gants
jaunes, il en a une touche, hein, il dégotte bien, c’est le dentiste de Balbec, c’est un brave type ; le gros, c’est le maire, pas
le tout petit gros, celui-là vous devez l’avoir vu, c’est le professeur de danse, il est assez moche aussi, il ne peut pas nous
souffrir parce que nous faisons trop de bruit au Casino, que
nous démolissons ses chaises, que nous voulons danser sans tapis, aussi il ne nous a jamais donné le prix quoique il n’y a que
nous qui sachions danser
...
de Sainte-Croix, le
conseiller général, un homme d’une très bonne famille qui s’est
mis du côté des républicains, pour de l’argent ; aucune personne propre ne le salue plus
...

Le maigre avec un imperméable, c’est le chef d’orchestre
...
Vous
n’avez pas été entendre Cavalleria Rusticana ? Ah ! je trouve
ça idéal ! Il donne un concert ce soir, mais nous ne pouvons
pas y aller parce que ça a lieu dans la salle de la Mairie
...
Vous me direz que le mari de ma tante est dans
le gouvernement
...
Ce n’est pas pour cela que je l’aime ! Elle n’a jamais eu qu’un désir, se débarrasser de moi
...
Je vous montrerai sa photo
...
Je pensai avoir découvert un lien entre nous, car
j’appris dans la conversation qu’il était un peu parent, et de
plus assez aimé des Verdurin
...
Verdurin ignorait l’usage du
smoking, ce qui rendait assez gênant de le rencontrer dans
certains « music-halls » où on aurait tant aimé ne pas s’entendre crier : « Bonjour, galopin » par un monsieur en veston
et en cravate noire de notaire de village
...
Je regrettai d’autant plus son départ que tandis que je faisais remarquer à Albertine combien son amie
avait été froide avec moi, et rapprochais en moi-même cette
difficulté qu’Albertine semblait avoir à me lier avec ses amies
de l’hostilité contre laquelle, pour exaucer mon souhait, paraissait s’être le premier jour heurté Elstir, passèrent des jeunes
filles que je saluai, les demoiselles d’Ambresac, auxquelles Albertine dit aussi bonjour
...
Elles étaient les filles d’une parente de Mme de
Villeparisis et qui connaissait aussi Mme de Luxembourg
...
et
Mme d’Ambresac qui avaient une petite villa à Balbec, et excessivement riches, menaient une vie des plus simples, étaient
toujours habillés, le mari du même veston, la femme d’une
robe sombre
...
Les filles, très jolies,

445

s’habillaient avec plus d’élégance, mais une élégance de ville
et non de plage
...
Celle-ci savait très bien qui elles étaient
...
Hé bien, vous connaissez des gens très chics
...
Elles sont très gentilles
mais tellement bien élevées qu’on ne les laisse pas aller au Casino, surtout à cause de nous, parce que nous avons trop mauvais genre
...
C’est tout à
fait les petites oies blanches
...
Si
vous aimez les petites oies blanches, vous êtes servi à souhait
...
Et cela fait beaucoup de
peine à la cadette qui était amoureuse de ce jeune homme
...
Et puis elles s’habillent d’une manière ridicule
...
À leur âge elles sont mises
plus prétentieusement que des femmes âgées qui savent s’habiller
...
» Je répondis qu’elle m’avait semblé vêtue avec beaucoup de simplicité
...
« Elle est mise très simplement, en
effet, mais elle s’habille à ravir et pour arriver à ce que vous
trouvez de la simplicité, elle dépense un argent fou
...
Il me faisait défaut
...
Je ne m’en étais pas douté ni que les
choses élégantes mais simples qui emplissaient son atelier
étaient des merveilles désirées par lui, qu’il avait suivies de
vente en vente, connaissant toute leur histoire, jusqu’au jour
où il avait gagné assez d’argent pour pouvoir les posséder
...
Tandis que pour les toilettes, avertie par un
instinct de coquette et peut-être par un regret de jeune fille
pauvre qui goûte avec plus de désintéressement, de délicatesse, chez les riches, ce dont elle ne pourra se parer ellemême, elle sut me parler très bien des raffinements d’Elstir, si
difficile qu’il trouvait toute femme mal habillée, et que mettant
tout un monde dans une proportion, dans une nuance, il faisait

446

faire pour sa femme à des prix fous des ombrelles, des chapeaux, des manteaux qu’il avait appris à Albertine à trouver
charmants et qu’une personne sans goût n’eût pas plus remarqués que je n’avais fait
...
C’est qu’en réalité, bien que cela ne
se vît guère encore, elle était très intelligente et dans les
choses qu’elle disait, la bêtise n’était pas sienne, mais celle de
son milieu et de son âge
...
Toutes les formes de l’intelligence
n’étaient pas arrivées chez Albertine au même degré de développement
...

Albertine avait beau savoir qui étaient les Ambresac, comme
qui peut le plus ne peut pas forcément le moins, je ne la trouvai pas, après que j’eusse salué ces jeunes filles, plus disposée
à me faire connaître ses amies
...
Ne faites pas attention à elles, ce n’est rien du tout
...
Andrée au moins est remarquablement intelligente
...
» Après avoir quitté Albertine, je ressentis tout à coup beaucoup de chagrin que SaintLoup m’eût caché ses fiançailles, et fît quelque chose d’aussi
mal que se marier sans avoir rompu avec sa maîtresse
...
Deux jours après, étant allé
voir Elstir, il me dit la sympathie très grande qu’Andrée avait
pour moi ; comme je lui répondais : « Mais c’est moi qui ai eu
beaucoup de sympathie pour elle dès le premier jour, je lui
avais demandé à la revoir le lendemain, mais elle ne pouvait

447

pas
...
» Bien que ce mensonge fût, Andrée me connaissant si peu, fort insignifiant, je n’aurais pas dû continuer à fréquenter une personne qui en était capable
...
Et qu’on aille voir
chaque année un ami qui les premières fois n’a pu venir à votre
rendez-vous, ou s’est enrhumé, on le retrouvera avec un autre
rhume qu’il aura pris, on le manquera à un autre rendez-vous
où il ne sera pas venu, pour une même raison permanente à la
place de laquelle il croit voir des raisons variées, tirées des
circonstances
...
Au bout d’un moment,
leur amie à l’air pauvre et dur, qui avait ricané le premier jour
d’un air si méchant : « Il me fait de la peine ce pauvre vieux »
en parlant du vieux monsieur effleuré par les pieds légers
d’Andrée, vint dire à Albertine : « Bonjour, je vous dérange ? »
Elle avait ôté son chapeau qui la gênait, et ses cheveux comme
une variété végétale ravissante et inconnue reposaient sur son
front dans la minutieuse délicatesse de leur foliation
...
Je fus obligé pour qu’elle me présentât de le lui
demander devant l’autre
...
Ses cheveux
étaient dorés, et ne l’étaient pas seuls ; car si ses joues étaient

448

roses et ses yeux bleus, c’était comme le ciel encore empourpré du matin où partout pointe et brille l’or
...
Sans doute
m’avait-elle remarqué sur la plage même quand je ne la
connaissais pas encore et pensa-t-elle à moi depuis ; peut-être
était-ce pour se faire admirer de moi qu’elle s’était moquée du
vieux monsieur et parce qu’elle ne parvenait pas à me
connaître qu’elle avait eu les jours suivants l’air morose
...
C’était probablement avec l’espoir de me rencontrer
...
Il était d’autant plus difficile de la voir
qu’Andrée était mal avec elle et la détestait
...
J’ai tout
supporté à cause des autres
...
Et elle me raconta un potin qu’avait fait cette jeune
fille et qui, en effet, pouvait nuire à Andrée
...
Je reprochai à Albertine d’avoir été si désagréable
...
Ce n’est pas une mauvaise fille mais elle est barbante
...

Pourquoi se colle-t-elle à nous sans qu’on lui demande ? Il était
moins cinq que je l’envoie paître
...
» Je regardais les joues d’Albertine pendant qu’elle me parlait et je me
demandais quel parfum, quel goût elles pouvaient avoir : ce
jour-là elle était non pas fraîche, mais lisse, d’un rose uni, violacé, crémeux, comme certaines roses qui ont un vernis de
cire
...
« Je ne l’avais pas remarquée, lui
répondis-je
...
Je ne crois pourtant pas qu’elle vous plairait
...
Vous devez aimer les jeunes filles flirt,
vous
...
– Vos
autres amies s’en vont avec elle ? – Non, elle seulement, elle et
miss, parce qu’elle a à repasser ses examens, elle va potasser,
la pauvre gosse
...
Il peut arriver
qu’on tombe sur un bon sujet
...
Ainsi une
de nos amies a eu : « Racontez un accident auquel vous avez
assisté »
...
Mais je connais une jeune fille qui
a eu à traiter (et à l’écrit encore) : « D’Alceste ou de Philinte,
qui préféreriez-vous avoir comme ami ? » Ce que j’aurais séché
là-dessus ! D’abord en dehors de tout, ce n’est pas une question à poser à des jeunes filles
...
(Cette phrase, en me montrant que j’avais peu
de chance d’être admis dans la petite bande, me fit trembler
...
Le plus fort est
que dans un recueil des meilleurs devoirs d’élèves couronnées,
le sujet a été traité deux fois d’une façon absolument opposée
...
L’un voulait qu’on dise que Philinte était un homme flatteur et fourbe, l’autre qu’on ne pouvait pas refuser son admiration à Alceste, mais qu’il était par
trop acariâtre et que comme ami il fallait lui préférer Philinte
...
Gisèle ne pourrait s’en tirer qu’avec un bon coup de
piston
...

Gisèle ne serait pas étonnée de m’y voir ; une fois que nous aurions changé à Doncières, dans le train de Paris, il y avait un
wagon couloir où tandis que miss sommeillerait je pourrais emmener Gisèle dans des coins obscurs, prendre rendez-vous
avec elle pour ma rentrée à Paris que je tâcherais de rapprocher le plus possible
...
Tout de même, qu’eût-elle pensé si elle
avait su que j’avais hésité longtemps entre elle et ses amies,
que tout autant que d’elle j’avais voulu être amoureux d’Albertine, de la jeune fille aux yeux clairs, et de Rosemonde !
J’éprouvais des remords, maintenant qu’un amour réciproque
allait m’unir à Gisèle
...
Je l’avais vue ce
matin s’éloigner en me tournant presque le dos, pour parler à
Gisèle
...
J’avais pensé à une
poule mouillée et ces cheveux m’avaient fait incarner en Albertine une autre âme que jusque-là la figure violette et le regard
mystérieux
...
Notre mémoire ressemble à ces magasins, qui, à leurs devantures, exposent d’une
certaine personne, une fois une photographie, une fois une
autre
...
Tandis que le cocher pressait son cheval, j’écoutais les
paroles de reconnaissance et de tendresse que Gisèle me disait, toutes nées de son bon sourire, et de sa main tendue :
c’est que dans les périodes de ma vie où je n’étais pas amoureux et où je désirais l’être, je ne portais pas seulement en moi
un idéal physique de beauté qu’on a vu que je reconnaissais de
loin dans chaque passante assez éloignée pour que ses traits
confus ne s’opposassent pas à cette identification, mais encore

451

le fantôme moral – toujours prêt à être incarné – de la femme
qui allait être éprise de moi, me donner la réplique dans la comédie amoureuse que j’avais tout écrite dans ma tête depuis
mon enfance et que toute jeune fille aimable me semblait avoir
la même envie de jouer, pourvu qu’elle eût aussi un peu le physique de l’emploi
...

Quelques jours plus tard, malgré le peu d’empressement
qu’Albertine avait mis à nous présenter, je connaissais toute la
petite bande du premier jour, restée au complet à Balbec (sauf
Gisèle, qu’à cause d’un arrêt prolongé devant la barrière de la
gare, et un changement dans l’horaire, je n’avais pu rejoindre
au train, parti cinq minutes avant mon arrivée, et à laquelle
d’ailleurs je ne pensais plus) et en plus deux ou trois de leurs
amies qu’à ma demande elles me firent connaître
...
Et remontant de
corolle en corolle dans cette chaîne de fleurs, le plaisir d’en
connaître une différente me faisait retourner vers celle à qui je
la devais, avec une reconnaissance mêlée d’autant de désir que
mon espoir nouveau
...

Hélas ! dans la fleur la plus fraîche on peut distinguer les
points imperceptibles qui pour l’esprit averti dessinent déjà ce
qui sera, par la dessiccation ou la fructification des chairs aujourd’hui en fleur, la forme immuable et déjà prédestinée de la
graine
...
Les visages humains ne semblent pas
changer au moment qu’on les regarde, parce que la révolution
qu’ils accomplissent est trop lente pour que nous la percevions
...
Je savais que, aussi profond, aussi inéluctable que le patriotisme juif ou l’atavisme
chrétien chez ceux qui se croient les plus libérés de leur race,
habitait sous la rose inflorescence d’Albertine, de Rosemonde,
d’Andrée, inconnus à elles-mêmes, tenus en réserve pour les
circonstances, un gros nez, une bouche proéminente, un embonpoint qui étonnerait mais était en réalité dans la coulisse,
prêt à entrer en scène, tout comme tel dreyfusisme, tel cléricalisme soudain, imprévu, fatal, tel héroïsme nationaliste et féodal, soudainement issus à l’appel des circonstances d’une nature antérieure à l’individu lui-même, par laquelle il pense, vit,
évolue, se fortifie ou meurt, sans qu’il puisse la distinguer des
mobiles particuliers qu’il prend pour elle
...
Mais nous ne saisissons que les idées secondes
sans percevoir la cause première (race juive, famille française,
etc
...
Et peut-être, alors que les unes nous paraissent le résultat d’une délibération, les autres d’une imprudence dans notre hygiène, tenons-nous de notre famille,
comme les papilionacés la forme de leur graine, aussi bien les
idées dont nous vivons que la maladie dont nous mourrons
...
Mais qu’importait ? en ce moment
c’était la saison des fleurs
...
Je ne fis des visites à Elstir que celles où mes
nouvelles amies m’accompagnèrent
...
Les réunions mondaines, les
conversations sérieuses, voire une amicale causerie, si elles
avaient pris la place de mes sorties avec ces jeunes filles,
m’eussent fait le même effet qui si à l’heure du déjeuner on
nous emmenait non pas manger, mais regarder un album
...

S’il pleuvait, bien que le mauvais temps n’effrayât pas Albertine qu’on voyait souvent, dans son caoutchouc, filer en bicyclette sous les averses, nous passions la journée dans le Casino
où il m’eût paru ces jours-là impossible de ne pas aller
...
Et j’aidais volontiers mes amies à jouer
de mauvais tours au professeur de danse
...

Cette Andrée qui m’avait paru la plus froide le premier jour
était infiniment plus délicate, plus affectueuse, plus fine qu’Albertine à qui elle montrait une tendresse caressante et douce
de grande sœur
...
Elle exprimait son amitié pour moi, pour Albertine, avec des nuances qui prouvaient la plus délicieuse intelligence des choses du cœur, laquelle était peut-être due en partie à son état maladif
...
– Non, je reste à causer
avec lui, répondait Andrée en me désignant
...

Voyons, ma petite, ne sois pas tellement idiote », répondait Andrée
...
Elle secouait la tête : « Fais à ton idée, répondaitelle, comme on dit à un malade qui par plaisir se tue à petit
feu, moi je me trotte, car je crois que ma montre retarde », et
elle prenait ses jambes à son cou
...
Si, en ce goût du divertissement, Albertine avait quelque chose de la Gilberte des premiers temps, c’est qu’une certaine ressemblance existe, tout
en évoluant, entre les femmes que nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de notre tempérament
parce que c’est lui qui les choisit, éliminant toutes celles qui ne
nous seraient pas à la fois opposées et complémentaires, c’està-dire propres à satisfaire nos sens et à faire souffrir notre
cœur
...
De sorte qu’un romancier pourrait, au cours
de la vie de son héros, peindre presque exactement semblables
ses successives amours et donner par là l’impression non de
s’imiter lui-même mais de créer, puisqu’il y a moins de force
dans une innovation artificielle que dans une répétition destinée à suggérer une vérité neuve
...
Et peut-être exprimerait-il encore
une vérité de plus si, peignant pour ses autres personnages des
caractères, il s’abstenait d’en donner aucun à la femme aimée
...
S’élançant d’au delà de
l’intelligence, notre curiosité de la femme que nous aimons dépasse dans sa course le caractère de cette femme, nous pourrions nous y arrêter que sans doute nous ne le voudrions pas
...
Notre radiation intuitive les traverse et les
images qu’elle nous rapporte ne sont point celles d’un visage
particulier, mais représentent la morne et douloureuse universalité d’un squelette
...
Quant à ses sentiments pour Gisèle ils
n’étaient pas tout à fait ceux que j’avais crus
...
» Et se tournant vers moi elle ajouta :
« Vous ne la trouveriez pas très remarquable évidemment,
mais c’est une si brave fille et puis j’ai vraiment une grande affection pour elle
...

Sauf ces jours de pluie, comme nous devions aller en bicyclette sur la falaise ou dans la campagne, une heure d’avance
je cherchais à me faire beau et gémissais si Françoise n’avait
pas bien préparé mes affaires
...
Comme il était le grand ressort de sa vie, la satisfaction et la bonne humeur de Françoise étaient en proportion
directe de la difficulté des choses qu’on lui demandait
...
Elle
qui pouvait se donner tant de peine sans trouver pour cela
qu’elle eût rien fait, à la simple observation qu’un veston
n’était pas à sa place, non seulement elle vantait avec quel soin
elle l’avait « renfermé plutôt que non pas le laisser à la poussière », mais prononçant un éloge en règle de ses travaux, déplorait que ce ne fussent guère des vacances qu’elle prenait à
Balbec, qu’on ne trouverait pas une seconde personne comme
elle pour mener une telle vie
...
Le diable luimême y perdrait son latin
...

D’ailleurs, quand je me préparais ainsi à sortir avec mes amies,
même si rien ne manquait et si Françoise était de bonne humeur, elle se montrait tout de même insupportable
...
Elle avait comme tout le monde son caractère propre ;
une personne ne ressemble jamais à une voie droite, mais nous
étonne de ses détours singuliers et inévitables dont les autres
ne s’aperçoivent pas et par où il nous est pénible d’avoir à passer
...
Il en était de même quand je faisais préparer des sandwiches au chester et à la salade et acheter des tartes que je mangerais à l’heure du goûter, sur la falaise, avec ces jeunes filles, et qu’elles auraient bien pu payer à
tour de rôle si elles n’avaient été aussi intéressées, déclarait
Françoise, au secours de qui venait alors tout un atavisme de
rapacité et de vulgarité provinciales, et pour laquelle on eût dit
que l’âme divisée de la défunte Eulalie s’était incarnée, plus
gracieusement qu’en Saint-Éloi, dans les corps charmants de
mes amies de la petite bande
...
Puis le veston retrouvé et les sandwichs prêts, j’allais
chercher Albertine, Andrée, Rosemonde, d’autres parfois, et, à
pied ou en bicyclette, nous partions
...
Alors je cherchais à retrouver dans Balbec « le
pays des Cimmériens », et de belles journées étaient une chose
qui n’aurait pas dû exister là, une intrusion du vulgaire été des
baigneurs dans cette antique région voilée par les brumes
...
C’est
qu’avec mes amies nous étions quelquefois allés voir Elstir, et
les jours où les jeunes filles étaient là, ce qu’il avait montré de
préférence, c’était quelques croquis d’après de jolies yachtswomen ou bien une esquisse prise sur un hippodrome voisin de
Balbec
...
« Vous
avez eu tort, me dit-il, c’est si joli et si curieux aussi
...
Quelle transformation de toutes choses dans cette immensité lumineuse d’un champ de courses où on est surpris
par tant d’ombres, de reflets, qu’on ne voit que là
...
Jamais
je n’ai vu de femmes arrivant en voiture ou leurs jumelles aux
yeux, dans une pareille lumière qui tient sans doute à l’humidité marine
...
« Votre comparaison est d’autant plus exacte, me dit Elstir,
qu’à cause de la ville où ils peignaient, ces fêtes étaient pour
une part nautiques
...
Il y avait des joutes sur l’eau, comme ici,
données généralement en l’honneur de quelque ambassade pareille à celle que Carpaccio a représentée dans la Légende de
Sainte Ursule
...
On ne savait plus où finissait la terre, où
commençait l’eau, qu’est-ce qui était encore le palais ou déjà le
navire, la caravelle, la galéasse, le Bucentaure
...
« Oh ! je voudrais
bien avoir les guipures dont vous me parlez, c’est si joli le point

459

de Venise, s’écriait-elle ; d’ailleurs j’aimerais tant aller à
Venise
...
On ne les voyait plus
que dans les tableaux des peintres vénitiens, ou alors très rarement dans les trésors des églises, parfois même il y en avait
une qui passait dans une vente
...
Mais je ne sais pas si j’aimerai beaucoup cela,
si ce ne sera pas un peu trop costume anachronique, pour des
femmes d’aujourd’hui, même paradant aux régates, car pour
en revenir à nos bateaux modernes de plaisance, c’est tout le
contraire que du temps de Venise, « Reine de l’Adriatique »
...
Ce qu’il y a de joli dans nos yachts – et
dans les yachts moyens surtout, je n’aime pas les énormes,
trop navires, c’est comme pour les chapeaux, il y a une mesure
à garder – c’est la chose unie, simple, claire, grise, qui par les
temps voilés, bleuâtres, prend un flou crémeux
...
Les toilettes des
femmes sur un yacht c’est la même chose ; ce qui est gracieux,
ce sont ces toilettes légères, blanches et unies, en toile, en linon, en pékin, en coutil, qui au soleil et sur le bleu de la mer
font un blanc aussi éclatant qu’une voile blanche
...
Aux courses, Mlle Léa avait un petit chapeau blanc et une petite ombrelle blanche, c’était ravissant
...
» J’aurais tant voulu savoir en quoi cette petite ombrelle différait des autres, et pour d’autres raisons, de coquetterie féminine, Albertine l’aurait voulu plus encore
...
« C’était, disait Elstir, tout petit, tout rond, comme un parasol chinois
...
Elstir trouvait toutes ces ombrelles affreuses
...
« Tenez, voilà
une petite qui a déjà compris comment étaient le chapeau et
l’ombrelle, me dit Elstir en me montrant Albertine, dont les
yeux brillaient de convoitise
...
Je vous demanderais
des conseils pour l’aménager
...
Et une
automobile ! Est-ce que vous trouvez que c’est joli, les modes
des femmes pour les automobiles ? – Non, répondait Elstir,
mais cela sera
...
Le reste sont des horreurs
...

Mais énorme, mon petit bonhomme, me répondit-elle
...
Seulement, hélas ! ce qui coûte trois cents francs ailleurs
coûte deux mille francs chez eux
...

Parfaitement, répondit Elstir, sans aller pourtant jusqu’à dire
que la différence soit aussi profonde qu’entre une statue de la
cathédrale de Reims et de l’église Saint-Augustin… Tenez, à
propos de cathédrales, dit-il en s’adressant spécialement à moi,
parce que cela se référait à une causerie à laquelle ces jeunes
filles n’avaient pas pris part et qui d’ailleurs ne les eût nullement intéressées, je vous parlais l’autre jour de l’église de Balbec comme d’une grande falaise, une grande levée des pierres
du pays, mais inversement, me dit-il en me montrant une aquarelle, regardez ces falaises (c’est une esquisse prise tout près
d’ici, aux Creuniers), regardez comme ces rochers puissamment et délicatement découpés font penser à une cathédrale
...
Mais peints par
un jour torride, ils semblaient réduits en poussière, volatilisés
par la chaleur, laquelle avait à demi bu la mer, presque passée,

461

dans toute l’étendue de la toile, à l’état gazeux
...
Altérées de fraîcheur, la plupart, désertant le large enflammé, s’étaient réfugiées au pied des rochers, à l’abri du soleil ; d’autres nageant lentement sur les
eaux comme des dauphins s’attachaient aux flancs de barques
en promenade dont elles élargissaient la coque, sur l’eau pâle,
de leur corps verni et bleu
...
Albertine et Andrée assurèrent que j’avais dû y aller cent fois
...
Surtout moi qui, parti pour voir le
royaume des tempêtes, ne trouvais jamais dans mes promenades avec Mme de Villeparisis où souvent nous ne l’apercevions que de loin, peint dans l’écartement des arbres, l’océan
assez réel, assez liquide, assez vivant, donnant assez l’impression de lancer ses masses d’eau, et qui n’aurais aimé le voir immobile que sous un linceul hivernal de brume, je n’eusse guère
pu croire que je rêverais maintenant d’une mer qui n’était plus
qu’une vapeur blanchâtre ayant perdu la consistance et la couleur
...

De sorte que si, avant ces visites chez Elstir, avant d’avoir vu
une marine de lui où une jeune femme, en robe de barège ou
de linon, dans un yacht arborant le drapeau américain, mit le
« double » spirituel d’une robe de linon blanc et d’un drapeau
dans mon imagination, qui aussitôt couva un désir insatiable de
voir sur-le-champ des robes de linon blanc et des drapeaux

462

près de la mer, comme si cela ne m’était jamais arrivé jusquelà, je m’étais toujours efforcé, devant la mer, d’expulser du
champ de ma vision, aussi bien que les baigneurs du premier
plan, les yachts aux voiles trop blanches comme un costume de
plage, tout ce qui m’empêchait de me persuader que je
contemplais le flot immémorial qui déroulait déjà sa même vie
mystérieuse avant l’apparition de l’espèce humaine, et jusqu’aux jours radieux qui me semblaient revêtir de l’aspect banal de l’universel été de cette côte de brumes et de tempêtes, y
marquer un simple temps d’arrêt, l’équivalent de ce qu’on appelle en musique une mesure pour rien ; maintenant c’était le
mauvais temps qui me paraissait devenir quelque accident funeste, ne pouvant plus trouver de place dans le monde de la
beauté ; je désirais vivement aller retrouver dans la réalité ce
qui m’exaltait si fort et j’espérais que le temps serait assez favorable pour voir du haut de la falaise les mêmes ombres
bleues que dans le tableau d’Elstir
...

Je ne pouvais plus mépriser les modistes puisque Elstir
m’avait dit que le geste délicat par lequel elles donnent un dernier chiffonnement, une suprême caresse aux nœuds ou aux
plumes d’un chapeau terminé, l’intéresserait autant à rendre
que celui des jockeys (ce qui avait ravi Albertine)
...
Même un yacht emmenant des
femmes en linon blanc était introuvable
...
Mes
amies ne les connaissaient pas
...
La façon dont elle
prononçait « issraêlite » au lieu d’« izraëlite » aurait suffi à indiquer, même si on n’avait pas entendu le commencement de
la phrase, que ce n’était pas de sentiments de sympathie envers le peuple élu qu’étaient animées ces jeunes bourgeoises,
de familles dévotes, et qui devaient croire aisément que les
Juifs égorgeaient les enfants chrétiens
...

« Comme tout ce qui touche à la tribu », répondait Albertine
sur le ton sentencieux d’une personne d’expérience
...
Et une de leurs cousines qui n’avait
que quinze ans scandalisait le casino par l’admiration qu’elle
affichait pour Mlle Léa, dont M
...

Il y avait des jours où nous goûtions dans l’une des fermesrestaurants du voisinage
...
C’est cette dernière qu’avait adoptée
la petite bande
...
Mes amies préféraient les sandwiches et s’étonnaient de
me voir manger seulement un gâteau au chocolat gothiquement historié de sucre ou une tarte à l’abricot
...
Mais les gâteaux étaient instruits, les tartes étaient bavardes
...
Ils me rappelaient ces assiettes à petits fours, des Mille et une Nuits, qui distrayaient
tant de leurs « sujets » ma tante Léonie quand Françoise lui
apportait un jour Aladin ou la Lampe Merveilleuse, un autre
Ali-Baba, le Dormeur éveillé ou Sinbad le Marin embarquant à
Bassora avec toutes ses richesses
...
N’importe, dans le gris et champenois
Combray, elles et leurs vignettes s’encastraient multicolores,
comme dans la noire église les vitraux aux mouvantes pierreries, comme dans le crépuscule de ma chambre les projections
de la lanterne magique, comme devant la vue de la gare et du
chemin de fer départemental les boutons d’or des Indes et les
lilas de Perse, comme la collection de vieux Chine de ma
grand’tante dans sa sombre demeure de vieille dame de
province
...
Nous goûtions, et si
j’avais emporté aussi quelque petit souvenir qui pût plaire à
l’une ou à l’autre de mes amies, la joie remplissait avec une
violence si soudaine leur visage translucide et un instant devenu rouge, que leur bouche n’avait pas la force de la retenir et
pour la laisser passer, éclatait de rire
...

Nos provisions épuisées, nous jouions à des jeux qui jusquelà m’eussent paru ennuyeux, quelquefois aussi enfantins que
« La Tour Prends Garde » ou « À qui rira le premier », mais
auxquels je n’aurais plus renoncé pour un empire ; l’aurore de
jeunesse dont s’empourprait encore le visage de ces jeunes
filles et hors de laquelle je me trouvais déjà, à mon âge, illuminait tout devant elles, et, comme la fluide peinture de certains
primitifs, faisait se détacher les détails les plus insignifiants de
leur vie, sur un fond d’or
...
On ne voyait qu’une couleur charmante sous laquelle ce que devait être dans quelques années le profil n’était
pas discernable
...
Il vient si vite, le moment où l’on n’a
plus rien à attendre, où le corps est figé dans une immobilité
qui ne promet plus de surprises, où l’on perd toute espérance
en voyant, comme aux arbres en plein été des feuilles déjà
mortes, autour de visages encore jeunes des cheveux qui
tombent ou blanchissent, il est si court, ce matin radieux,
qu’on en vient à n’aimer que les très jeunes filles, celles chez
qui la chair comme une pâte précieuse travaille encore
...
On dirait que chacune
est tour à tour une petite statuette de la gaieté, du sérieux juvénile, de la câlinerie, de l’étonnement, modelée par une expression franche, complète, mais fugitive
...
Certes ils sont indispensables
aussi chez la femme, et celle à qui nous ne plaisons pas ou qui
ne nous laisse pas voir que nous lui plaisons, prend à nos yeux
quelque chose d’ennuyeusement uniforme
...
L’un
– par la force continue de l’obéissance qui soumet l’épouse à
son époux – semble, plutôt que d’une femme, le visage d’un soldat ; l’autre, sculpté par les sacrifices qu’a consentis chaque
jour la mère pour ses enfants, est d’un apôtre
...
Et certes les attentions qu’une femme a pour
nous peuvent encore, quand nous l’aimons, semer de charmes
nouveaux les heures que nous passons auprès d’elle
...
Sa
gaieté reste extérieure à une figure inchangée
...

Ce n’était pas seulement une matinée mondaine, une promenade avec Mme de Villeparisis que j’eusse sacrifiées au
« furet » ou aux « devinettes » de mes amies
...
Chaque fois je lui
écrivis de n’en rien faire, en invoquant l’excuse d’être obligé
de m’absenter justement ce jour-là pour aller remplir dans le
voisinage un devoir de famille avec ma grand-mère
...
Et pourtant je n’avais peut-être pas tort de
sacrifier les plaisirs non seulement de la mondanité, mais de
l’amitié, à celui de passer tout le jour dans ce jardin
...
La
conversation même qui est le mode d’expression de l’amitié est
une divagation superficielle, qui ne nous donne rien à acquérir
...
Et
l’amitié n’est pas seulement dénuée de vertu comme la conversation, elle est de plus funeste
...
Je me
mentais à moi-même, j’interrompais la croissance dans le sens
selon lequel je pouvais en effet véritablement grandir et être
heureux, quand je me félicitais d’être aimé, admiré, par un être
aussi bon, aussi intelligent, aussi recherché que Saint-Loup,
quand j’adaptais mon intelligence, non à mes propres obscures
impressions que c’eût été mon devoir de démêler, mais aux paroles de mon ami à qui en me les redisant – en me les faisant
redire, par cet autre que soi-même qui vit en nous et sur qui on
est toujours si content de se décharger du fardeau de penser –
je m’efforçais de trouver une beauté, bien différente de celle
que je poursuivais silencieusement quand j’étais vraiment seul,
mais qui donnerait plus de mérite à Robert, à moi-même, à ma
vie
...
Près de ces jeunes filles au contraire si le plaisir que je goûtais était égoïste, du moins n’était-il pas basé sur
le mensonge qui cherche à nous faire croire que nous ne
sommes pas irrémédiablement seuls et qui, quand nous causons avec un autre, nous empêche de nous avouer que ce n’est
plus nous qui parlons, que nous nous modelons alors à la ressemblance des étrangers et non d’un moi qui diffère d’eux
...
Cela ne m’empêchait pas de
prendre à les écouter quand elles me parlaient autant de plaisir qu’à les regarder, à découvrir dans la voix de chacune
d’elles un tableau vivement coloré
...
Aimer aide à discerner, à différencier
...

L’amateur de jeunes filles sait que les voix humaines sont encore bien plus variées
...
Et les combinaisons selon lesquelles elle
les groupe sont aussi inépuisables que l’infinie variété des personnalités
...
Sans doute les lignes
de la voix, comme celles du visage, n’étaient pas encore définitivement fixées ; la première muerait encore, comme le second
changerait
...
Et de cet instrument
plus varié, elles jouaient avec leurs lèvres, avec cette application, cette ardeur des petits anges musiciens de Bellini, lesquelles sont aussi un apanage exclusif de la jeunesse
...
Malgré tout, la voix de ces jeunes filles accusait déjà nettement le
parti pris que chacune de ces petites personnes avait sur la
vie, parti pris si individuel que c’est user d’un mot bien trop
général que de dire pour l’une : « elle prend tout en plaisantant » ; pour l’autre : « elle va d’affirmation en affirmation » ;
pour la troisième : « elle s’arrête à une hésitation expectante »
...
La nature, comme la catastrophe
de Pompéi, comme une métamorphose de nymphe, nous a immobilisés dans le mouvement accoutumé
...
Sans doute ces
traits n’étaient pas qu’à ces jeunes filles
...
L’individu baigne dans quelque chose de plus général
que lui
...
Il est vrai que pour les jeunes filles, il y a certaines de ces expressions que leurs parents ne leur donnent
pas avant un certain âge, généralement pas avant qu’elles
soient des femmes
...
Ainsi par exemple
si on parlait des tableaux d’un ami d’Elstir, Andrée, qui avait
encore les cheveux dans le dos, ne pouvait encore faire personnellement usage de l’expression dont usaient sa mère et sa
sœur mariée : « Il paraît que l’homme est charmant
...
Et déjà
depuis sa première communion, Albertine disait comme une
amie de sa tante : « Je trouverais cela assez terrible
...
Si on disait que la peinture
d’un peintre était bien, ou sa maison jolie : « Ah ! c’est bien, sa
peinture ? Ah ! c’est joli, sa maison ? » Enfin plus générale encore que n’est le legs familial était la savoureuse matière imposée par la province originelle d’où elles tiraient leur voix et à
même laquelle mordaient leurs intonations
...
Entre
cette province et le tempérament de la jeune fille qui dictait les
inflexions je percevais un beau dialogue
...
Aucune ne saurait diviser la jeune fille et son pays natal
...
Du reste cette réaction des matériaux locaux sur le génie qui les utilise et à qui elle donne plus de verdeur ne rend pas l’œuvre moins individuelle, et que ce soit
celle d’un architecte, d’un ébéniste, ou d’un musicien, elle ne
reflète pas moins minutieusement les traits les plus subtils de
la personnalité de l’artiste, parce qu’il a été forcé de travailler
dans la pierre meulière de Senlis ou le grès rouge de Strasbourg, qu’il a respecté les nœuds particuliers au frêne, qu’il a

470

tenu compte dans son écriture des ressources et des limites, de
la sonorité, des possibilités, de la flûte ou de l’alto
...

Tandis qu’avec Mme de Villeparisis ou Saint-Loup, j’eusse démontré par mes paroles beaucoup plus de plaisir que je n’en
eusse ressenti, car je les quittais avec fatigue, au contraire
couché entre ces jeunes filles, la plénitude de ce que j’éprouvais l’emportait infiniment sur la pauvreté, la rareté de nos
propos et débordait de mon immobilité et de mon silence, en
flots de bonheur dont le clapotis venait mourir au pied de ces
jeunes roses
...
Ainsi les raisins se
sucrent-ils au soleil
...

Parfois une gentille attention de telle ou telle éveillait en moi
d’amples vibrations qui éloignaient pour un temps le désir des
autres
...
» Après s’être appliquée à
bien tracer chaque lettre, le papier appuyé à ses genoux, elle
me l’avait passé en me disant : « Faites attention qu’on ne voie
pas
...
»
« Mais au lieu d’écrire des bêtises, cria-t-elle en se tournant
d’un air impétueux et grave vers Andrée et Rosemonde, il faut
que je vous montre la lettre que Gisèle m’a écrite ce matin
...
Les craintes d’Albertine sur
la difficulté des sujets proposés avaient encore été dépassées

471

par les deux entre lesquels Gisèle avait eu à opter
...
»
Or Gisèle, par un excès de zèle qui avait dû toucher les examinateurs, avait choisi le premier, le plus difficile de ces deux sujets, et l’avait traité si remarquablement qu’elle avait eu quatorze et avait été félicitée par le jury
...
La composition dont Gisèle avait envoyé la copie à
Albertine nous fut immédiatement lue par celle-ci, car, devant
elle-même passer le même examen, elle désirait beaucoup
avoir l’avis d’Andrée, beaucoup plus forte qu’elles toutes et qui
pouvait lui donner de bons tuyaux
...
C’est justement un sujet que lui avait fait piocher ici
sa maîtresse de français
...
De plus,
votre talent, si délié, si fignolé, si charmeur, si fin, si délicat, a
atteint à une énergie dont je vous félicite
...
Les caractères sont virils, l’intrigue est simple et
forte
...
Les préceptes
les plus fameux ne sont pas toujours les plus vrais
...
» Vous avez montré
que le sentiment religieux dont débordent vos chœurs n’est
pas moins capable d’attendrir
...
J’ai tenu à
vous envoyer toutes mes congratulations auxquelles je joins,

472

mon cher confrère, l’expression de mes sentiments les plus distingués
...

« C’est à croire qu’elle a copié cela, s’écria-t-elle quand elle
eut fini
...
Et ces vers qu’elle cite ! Où a-t-elle pu aller chiper
ça ? » L’admiration d’Albertine, changeant il est vrai d’objet,
mais encore accrue, ne cessa pas, ainsi que l’application la
plus soutenue, de lui faire « sortir les yeux de la tête » tout le
temps qu’Andrée consultée comme plus grande et comme plus
calée, d’abord parla du devoir de Gisèle avec une certaine ironie, puis, avec un air de légèreté qui dissimulait mal un sérieux
véritable, refit à sa façon la même lettre
...
Voilà comment je m’y prendrais
...
En première ligne la position de la question et l’exposition du sujet, puis les idées générales à faire entrer dans le développement
...

Comme cela, en s’inspirant d’un sommaire, on sait où on va
...
Écrivant à un homme du XVIIe siècle Sophocle ne devait pas
écrire : « Mon cher ami
...
Ç’aurait été bien mieux
...
De même pour
finir elle aurait dû trouver quelque chose comme : « Souffrez,
Monsieur (tout au plus, cher Monsieur), que je vous dise ici les
sentiments d’estime avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre
serviteur
...
Elle oublie Esther, et deux tragédies
peu connues, mais qui ont été précisément analysées cette année par le Professeur, de sorte que rien qu’en les citant,
comme c’est son dada, on est sûre d’être reçue
...
» Andrée cita ces deux titres sans parvenir à cacher un sentiment
de bienveillante supériorité qui s’exprima dans un sourire,

473

assez gracieux, d’ailleurs
...
Tu vas m’écrire ces deux titres-là
...
» Mais dans la
suite chaque fois qu’Albertine demanda à Andrée de lui redire
les noms des deux pièces pour qu’elle les inscrivît, l’amie si savante prétendait les avoir oubliés et ne les lui rappela jamais
...
Il doit donc
savoir que ce n’est pas devant le grand public, mais devant le
Roi-Soleil et quelques courtisans privilégiés que fut représentée Athalie
...
Sophocle devenu immortel peut très bien avoir le don de la
prophétie et annoncer que selon Voltaire Athalie ne sera pas
seulement « le chef-d’œuvre de Racine, mais celui de l’esprit
humain »
...
Ses prunelles
étaient en feu
...
« Enfin, dit Andrée du même ton détaché, désinvolte, un
peu railleur et assez ardemment convaincu, si Gisèle avait posément noté d’abord les idées générales qu’elle avait à développer, elle aurait peut-être pensé à ce que j’aurais fait, moi,
montrer la différence qu’il y a dans l’inspiration religieuse des
chœurs de Sophocle et de ceux de Racine
...
Celui de
Joad n’a rien à voir avec celui de Sophocle
...
» Sophocle
se ferait un scrupule d’insister là-dessus
...
»
L’admiration et l’attention avaient donné si chaud à Albertine
qu’elle suait à grosses gouttes
...
« Il ne serait pas mauvais non
plus de citer quelques jugements des critiques célèbres », ditelle, avant qu’on se remît à jouer
...
Les plus recommandables en général, n’est-ce
pas, sont les jugements de Sainte-Beuve et de Merlet ? – Tu ne
te trompes pas absolument, répliqua Andrée qui se refusa
d’ailleurs à lui écrire les deux autres noms malgré les supplications d’Albertine, Merlet et Sainte-Beuve ne font pas mal
...
»
Pendant ce temps, je songeais à la petite feuille de bloc-notes
que m’avait passée Albertine : « Je vous aime bien », et une
heure plus tard, tout en descendant les chemins qui ramenaient, un peu trop à pic à mon gré, vers Balbec, je me disais
que c’était avec elle que j’aurais mon roman
...
Mais l’histoire
naturelle nous apprend qu’une telle organisation animale est
observable, et que notre propre vie, pour peu qu’elle soit déjà
un peu avancée, n’est pas moins affirmative sur la réalité
d’états insoupçonnés de nous autrefois et par lesquels nous devons passer, quitte à les abandonner ensuite
...
Divisé ou plutôt indivisé, car le plus souvent ce qui
m’était délicieux, différent du reste du monde, ce qui commençait à me devenir cher au point que l’espoir de le retrouver le
lendemain était la meilleure joie de ma vie, c’était plutôt tout le
groupe de ces jeunes filles, pris dans l’ensemble de ces aprèsmidi sur la falaise, pendant ces heures éventées, sur cette
bande d’herbe où étaient posées ces figures, si excitantes pour
mon imagination, d’Albertine, de Rosemonde, d’Andrée ; et

475

cela, sans que j’eusse pu dire laquelle me rendait ces lieux si
précieux, laquelle j’avais le plus envie d’aimer
...
D’ailleurs comme, devant elles, je n’étais pas encore blasé par l’habitude, j’avais la
faculté de les voir, autant dire d’éprouver un étonnement profond chaque fois que je me retrouvais en leur présence
...
Nous nous souvenons,
nous allons au devant d’un paon et nous trouvons une pivoine
...
Le visage humain est vraiment comme celui du Dieu d’une théogénie orientale, toute une grappe de visages juxtaposés dans des
plans différents et qu’on ne voit pas à la fois
...
Il nous
faudrait un si grand effort pour recréer tout ce qui nous a été
fourni par ce qui n’est pas nous – fût-ce le goût d’un fruit – qu’à
peine l’impression reçue, nous descendons insensiblement la
pente du souvenir et sans nous en rendre compte, en très peu
de temps, nous sommes très loin de ce que nous avons senti
...
Nous ne nous
en souvenions déjà tant ce qu’on appelle se rappeler un être
c’est en réalité l’oublier
...
En ajoutant à
cela l’agitation éveillée par ce qu’elles étaient pour moi, qui
n’était jamais tout à fait ce que j’avais cru et qui faisait que
l’espérance de la prochaine réunion n’était plus semblable à la
précédente espérance, mais au souvenir encore vibrant du dernier entretien, on comprendra que chaque promenade donnait
un violent coup de barre à mes pensées, et non pas du tout
dans le sens que, dans la solitude de ma chambre, j’avais pu
tracer à tête reposée
...

Chaque être est détruit quand nous cessons de le voir ; puis
son apparition suivante est une création nouvelle, différente de
celle qui l’a immédiatement précédée, sinon de toutes
...
Nous souvenant d’un coup d’œil énergique, d’un air
hardi, c’est inévitablement la fois suivante par un profil quasi
languide, par une sorte de douceur rêveuse, choses négligées
par nous dans le précédent souvenir, que nous serons, à la prochaine rencontre, étonnés, c’est-à-dire presque uniquement
frappés
...
À son tour

477

l’aspect, la dernière fois négligé, du visage, et à cause de cela
même le plus saisissant cette fois-ci, le plus réel, le plus rectificatif, deviendra matière à rêverie, à souvenirs
...
Et alors de nouveau la fois suivante, ce qu’il
y a de volontaire dans les yeux perçants, dans le nez pointu,
dans les lèvres serrées, viendra corriger l’écart entre notre désir et l’objet auquel il a cru correspondre
...
Tracée par une inflexion, telle ligne profonde
d’une de ces voix m’étonnait quand je la reconnaissais après
l’avoir oubliée
...

Quant à l’harmonieuse cohésion où se neutralisaient depuis
quelque temps, par la résistance que chacune apportait à l’expansion des autres, les diverses ondes sentimentales propagées en moi par ces jeunes filles, elle fut rompue en faveur
d’Albertine, une après-midi que nous jouions au furet
...
Placé entre deux jeunes filles
étrangères à la petite bande et que celle-ci avait emmenées
parce que nous devions être ce jour-là fort nombreux, je regardais avec envie le voisin d’Albertine, un jeune homme, en me
disant que si j’avais eu sa place, j’aurais pu toucher les mains
de mon amie pendant ces minutes inespérées qui ne
reviendraient peut-être pas, et eussent pu me conduire très
loin
...
Non que je n’eusse jamais vu de plus belles
mains que les siennes
...
Et dans l’une où
on voyait Andrée les chauffer devant le feu, elles avaient sous
l’éclairage la diaphanéité dorée de deux feuilles d’automne
...
La pression de la main d’Albertine avait une douceur sensuelle qui était comme en harmonie avec la coloration rose, légèrement mauve, de sa peau
...
Elle
était de ces femmes à qui c’est un si grand plaisir de serrer la
main qu’on est reconnaissant à la civilisation d’avoir fait du
shake-hand un acte permis entre jeunes gens et jeunes filles
qui s’abordent
...
Mais dans le
plaisir de tenir longtemps ses mains entre les miennes, si
j’avais été son voisin au furet, je n’envisageais pas que ce plaisir même ; que d’aveux, de déclarations tus jusqu’ici par timidité j’aurais pu confier à certaines pressions de mains ; de son
côté, comme il lui eût été facile en répondant par d’autres
pressions de me montrer qu’elle acceptait ; quelle complicité,
quel commencement de volupté ! Mon amour pouvait faire plus
de progrès en quelques minutes passées ainsi à côté d’elle qu’il
n’avait fait depuis que je la connaissais
...
Je me
laissai exprès prendre la bague et une fois au milieu, quand
elle passa je fis semblant de ne pas m’en apercevoir et la suivis
des yeux attendant le moment où elle arriverait dans les mains
du voisin d’Albertine, laquelle riant de toutes ses forces, et
dans l’animation et la joie du jeu, était toute rose
...
Elle poussa même la délicatesse d’esprit jusqu’à chanter sans en avoir envie : « Il a passé par ici le
furet du Bois, Mesdames, il a passé par ici le furet du Bois joli », comme les personnes qui ne peuvent aller à Trianon sans y
donner une fête Louis XVI ou qui trouvent piquant de faire
chanter un air dans le cadre pour lequel il fut écrit
...

Mais mon esprit était bien ailleurs
...
Je regardais Albertine si belle, si indifférente, si gaie,
qui, sans le prévoir, allait devenir ma voisine quand enfin j’arrêterais la bague dans les mains qu’il faudrait, grâce à un manège qu’elle ne soupçonnait pas et dont sans cela elle se fût irritée
...
« Vous avez les tresses de
Laura Dianti, d’Éléonore de Guyenne, et de sa descendante si
aimée de Chateaubriand
...
Tout d’un coup la bague passa au voisin
d’Albertine
...
Peu de minutes
auparavant, j’enviais ce jeune homme quand je voyais que ses
mains en glissant sur la ficelle rencontraient à tout moment
celles d’Albertine
...
À un moment, Albertine pencha vers moi d’un air d’intelligence sa figure pleine et rose, faisant semblant d’avoir la
bague, afin de tromper le furet et de l’empêcher de regarder
du côté où celle-ci était en train de passer
...
Comme cette pensée m’exaltait, je sentis une légère pression de la main d’Albertine contre
la mienne, et son doigt caressant qui se glissait sous mon
doigt, et je vis qu’elle m’adressait en même temps un clin d’œil
qu’elle cherchait à rendre imperceptible
...
» Étourdi de chagrin, je
lâchai la ficelle, le furet aperçut la bague, se jeta sur elle, je
dus me remettre au milieu, désespéré, regardant la ronde effrénée qui continuait autour de moi, interpellé par les moqueries de toutes les joueuses, obligé, pour y répondre, de rire
quand j’en avais si peu envie, tandis qu’Albertine ne cessait de
dire : « On ne joue pas quand on ne veut pas faire attention et
pour faire perdre les autres
...
» Andrée, supérieure au jeu et qui chantait son « Bois joli » que, par esprit
d’imitation, reprenait sans conviction Rosemonde, voulut faire
diversion aux reproches d’Albertine en me disant : « Nous
sommes à deux pas de ces Creuniers que vous vouliez tant
voir
...
»
Comme Andrée était extrêmement gentille avec moi, en route
je lui dis d’Albertine tout ce qui me semblait propre à me faire
aimer de celle-ci
...

Tout d’un coup dans le petit chemin creux, je m’arrêtai touché
au cœur par un doux souvenir d’enfance : je venais de reconnaître, aux feuilles découpées et brillantes qui s’avançaient sur
le seuil, un buisson d’aubépines défleuries, hélas, depuis la fin
du printemps
...
J’aurais voulu la saisir
...
Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de l’aubépine pareilles à
de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses
...
Et peut-être pensaient-elles que pour le grand ami
d’elles que je prétendais être, je ne semblais guère renseigné
sur leurs habitudes
...
Et pourtant,
comme Gilberte avait été mon premier amour pour une jeune
fille, elles avaient été mon premier amour pour une fleur
...
Elles
sont venues me voir à Combray dans ma chambre, amenées
par ma mère quand j’étais malade
...
Elles peuvent y aller ici ? – Oh !
naturellement ! Du reste on tient beaucoup à avoir ces demoiselles à l’église de Saint-Denis du Désert, qui est la paroisse la
plus voisine
...
– Mais je peux être sûr
qu’elles seront là ? – Régulièrement tous les ans
...
– Que si ! ces demoiselles sont si gaies, elles ne s’interrompent de rire que pour
chanter des cantiques, de sorte qu’il n’y a pas d’erreur possible
et que du bout du sentier vous reconnaîtrez leur parfum
...
Il me semblait impossible qu’elle ne les lui répétât pas,
étant donnée l’insistance que j’y mis
...
Andrée avait pourtant bien plus
qu’elle l’intelligence des choses du cœur, le raffinement dans
la gentillesse ; trouver le regard, le mot, l’action, qui pouvaient
le plus ingénieusement faire plaisir, taire une réflexion qui risquait de peiner, faire le sacrifice (et en ayant l’air que ce ne fût
pas un sacrifice) d’une heure de jeu, voire d’une matinée,
d’une garden-party, pour rester auprès d’un ami ou d’une amie
triste et lui montrer ainsi qu’elle préférait sa simple société à
des plaisirs frivoles, telles étaient ses délicatesses coutumières
...
À écouter les charmantes choses qu’elle
me disait d’une affection possible entre Albertine et moi, il
semblait qu’elle eût dû travailler de toutes ses forces à la réaliser
...
De mille raffinements de bonté qu’avait Andrée, Albertine eût été incapable, et
cependant je n’étais pas certain de la bonté profonde de la première comme je le fus plus tard de celle de la seconde
...
Je l’ai
vue, jour par jour, pour faire profiter de son luxe, pour rendre
heureuse cette amie pauvre, prendre, sans y avoir aucun intérêt, plus de peine qu’un courtisan qui veut capter la faveur du
souverain
...
Mais si quelqu’un avançait
qu’Albertine n’était peut-être pas aussi pauvre qu’on disait, un
nuage à peine discernable voilait le front et les yeux d’Andrée ;
elle semblait de mauvaise humeur
...
Il est l’apanage des gens qui,
si nous allons sur le terrain, nous félicitent et ajoutent qu’il n’y
avait pas lieu de le faire, pour augmenter encore à nos yeux le

483

courage dont nous avons fait preuve, sans y avoir été contraint
...
» Mais comme en tout il y a du
pour et du contre, si le plaisir ou du moins l’indifférence de nos
amis à nous répéter quelque chose d’offensant qu’on a dit sur
nous prouve qu’ils ne se mettent guère dans notre peau au moment où ils nous parlent, et y enfoncent l’épingle et le couteau
comme dans de la baudruche, l’art de nous cacher toujours ce
qui peut nous être désagréable dans ce qu’ils ont entendu dire
de nos actions, ou dans l’opinion qu’elles leur ont à eux-mêmes
inspirée, peut prouver chez l’autre catégorie d’amis, chez les
amis pleins de tact, une forte dose de dissimulation
...
Je pensais que tel était le cas pour
Andrée sans en être cependant absolument sûr
...
« Tenez, me dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez de la chance, juste par le temps,
dans la lumière où Elstir les a peints
...
Aussi ne fût-ce pas avec le plaisir que j’aurais sans
doute éprouvé que je pus distinguer tout d’un coup à mes
pieds, tapies entre les roches où elles se protégeaient contre la
chaleur, les Déesses marines qu’Elstir avait guettées et surprises, sous un sombre glacis aussi beau qu’eût été celui d’un
Léonard, les merveilleuses Ombres abritées et furtives, agiles
et silencieuses, prêtes, au premier remous de lumière, à se
glisser sous la pierre, à se cacher dans un trou, et promptes, la
menace du rayon passée, à revenir auprès de la roche ou de
l’algue, sous le soleil émietteur des falaises et de l’Océan décoloré dont elles semblent veiller l’assoupissement, gardiennes
immobiles et légères, laissant paraître à fleur d’eau leur corps
gluant et le regard attentif de leurs yeux foncés
...

Je savais maintenant que j’aimais Albertine ; mais hélas ! je ne
me souciais pas de le lui apprendre
...
D’une
part l’aveu, la déclaration de ma tendresse à celle que j’aimais
ne me semblait plus une des scènes capitales et nécessaires de
l’amour ; ni celui-ci, une réalité extérieure mais seulement un
plaisir subjectif
...

Pendant tout ce retour, l’image d’Albertine noyée dans la lumière qui émanait des autres jeunes filles ne fut pas seule à
exister pour moi
...
Ma chambre
me semblait tout d’un coup nouvelle
...
Nous modifions inlassablement notre demeure autour de
nous ; et, au fur et à mesure que l’habitude nous dispense de
sentir, nous supprimons les éléments nocifs de couleur, de dimension et d’odeur qui objectivaient notre malaise
...
Or voici que je venais de recommencer à ouvrir les yeux sur elle, mais cette fois-ci de ce point de vue
égoïste qui est celui de l’amour
...
À la place
d’un lieu de transition où je passais un instant avant de m’évader vers la plage ou vers Rivebelle, ma chambre me redevenait
réelle et chère, se renouvelait, car j’en regardais et en appréciais chaque meuble avec les yeux d’Albertine
...
Malheureusement l’amour tendant
à l’assimilation complète d’un être, comme aucun n’est comestible par la seule conversation, Albertine eut beau être aussi
gentille que possible pendant ce retour, quand je l’eus déposée
chez elle, elle me laissa heureux, mais plus affamé d’elle encore que je n’étais au départ, et ne comptant les moments que
nous venions de passer ensemble que comme un prélude, sans
grande importance par lui-même, à ceux qui suivraient
...
Je n’avais
encore rien demandé à Albertine
...

Dans la semaine qui suivit je ne cherchai guère à voir Albertine
...
L’amour commence, on voudrait rester pour celle qu’on aime l’inconnu
qu’elle peut aimer, mais on a besoin d’elle, on a besoin de toucher moins son corps que son attention, son cœur
...
Je donnais à Andrée les heures où les autres allaient
à quelque matinée que je savais qu’Andrée me sacrifierait, par
plaisir, et qu’elle m’eût sacrifiées même avec ennui, par élégance morale, pour ne pas donner aux autres ni à elle-même
l’idée qu’elle attachait du prix à un plaisir relativement

486

mondain
...
Je
ne le disais pas non plus à Andrée de peur qu’elle le lui répétât
...
Elle faisait semblant de croire à mon indifférence pour Albertine, de désirer l’union la plus complète possible entre Albertine et moi
...
Pendant que je lui disais me soucier assez peu de son amie, je ne
pensais qu’à une chose, tâcher d’entrer en relations avec Mme
Bontemps qui était pour quelques jours près de Balbec et chez
qui Albertine devait bientôt aller passer trois jours
...
Les réponses explicites d’Andrée ne paraissaient pas mettre
en doute ma sincérité
...
» Mais c’est bien à la présence,
dans l’esprit d’Andrée, d’une telle idée qu’elle trouvait plus poli de me cacher, que semblait se rattacher le mot
« justement »
...
Afin
d’effacer de l’esprit d’Andrée l’idée que je m’intéressais à Mme
Bontemps, je ne parlai plus d’elle avec distraction seulement,
mais avec bienveillance ; je dis avoir rencontré autrefois cette
espèce de folle et que j’espérais bien que cela ne m’arriverait
plus
...

Je tâchai d’obtenir d’Elstir, mais sans dire à personne que je
l’en avais sollicité, qu’il lui parlât de moi et me réunît avec elle
...
Pensant que, si je
voyais Mme Bontemps, Andrée le saurait tôt ou tard, je crus
qu’il valait mieux l’avertir
...
Rien
au monde ne peut m’ennuyer autant que de retrouver Mme
Bontemps, et pourtant je n’y échapperai pas, Elstir doit m’inviter avec elle
...
Ces paroles d’Andrée ne constituaient pas l’exposé le
plus ordonné d’une pensée qui peut se résumer ainsi : « Je sais
bien que vous aimez Albertine et que vous faites des pieds et
des mains pour vous rapprocher de sa famille
...
De
même que le « justement », ces paroles n’avaient de signification qu’au second degré, c’est-à-dire qu’elles étaient celles qui
(et non pas les affirmations directes) nous inspirent de l’estime
ou de la méfiance à l’égard de quelqu’un, nous brouillent avec
lui
...
Et probablement n’en était-elle pas
heureuse
...
Cependant il y avait des jours où je devais voir Albertine seule, jours que j’attendais dans la fièvre, qui passaient
sans rien m’apporter de décisif, sans avoir été ce jour capital
dont je confiais immédiatement le rôle au jour suivant, qui ne
le tiendrait pas davantage ; ainsi s’écroulaient l’un après
l’autre, comme des vagues, ces sommets aussitôt remplacés
par d’autres
...
J’en parlai à Andrée
...
D’ailleurs
cela ne vous avancerait à rien, car je suis bien certaine qu’Albertine ne voudra pas vous voir, si elle vient seule à l’hôtel
...
Je vous dis cela parce que je connais les idées d’Albertine
...
»
Nous fûmes rejoints par Octave qui ne fit pas de difficulté
pour dire à Andrée le nombre de points qu’il avait faits la veille
au golf, puis par Albertine qui se promenait en manœuvrant
son diabolo comme une religieuse son chapelet
...
Aussitôt
qu’elle nous eut rejoints m’apparut la pointe mutine de son
nez, que j’avais omise en pensant à elle ces derniers jours ;
sous ses cheveux noirs, la verticalité de son front s’opposa, et
ce n’était pas la première fois, à l’image indécise que j’en avais
gardée, tandis que par sa blancheur il mordait fortement dans
mes regards ; sortant de la poussière du souvenir, Albertine se
reconstruisait devant moi
...
Celui que procure le diabolo l’est assurément
...
« Il paraît que Mme de Villeparisis, ditelle à Octave, a fait une réclamation auprès de votre père » (et
j’entendis derrière ce mot une de ces notes qui étaient propres
à Albertine ; chaque fois que je constatais que je les avais oubliées, je me rappelais en même temps avoir entr’aperçu déjà
derrière elles la mine décidée et française d’Albertine
...
Les unes et l’autre se valaient et auraient pu
se suppléer et sa voix était comme celle que réalisera, dit-on, le
photo-téléphone de l’avenir : dans le son se découpait nettement l’image visuelle)
...
– Oui, j’ai entendu parler de cette réclamation
...
Il n’y a déjà pas tant de distractions ici
...
« Je ne sais pas pourquoi cette dame a fait toute une histoire, dit pourtant Andrée, la vieille Mme de Cambremer a reçu
une balle aussi et elle ne s’est pas plainte
...
Estce que vous irez au golf cette après-midi ? » et il nous quitta,
ainsi qu’Andrée
...
« Voyez-vous, me
dit-elle, j’arrange maintenant mes cheveux comme vous les aimez, regardez ma mèche
...
Ma tante va se moquer de
moi aussi
...
» Je voyais de
côté les joues d’Albertine qui souvent paraissaient pâles, mais
ainsi, étaient arrosées d’un sang clair qui les illuminait, leur
donnait ce brillant qu’ont certaines matinées d’hiver où les
pierres partiellement ensoleillées semblent être du granit rose
et dégagent de la joie
...
Je lui demandai si les projets qu’on lui prêtait étaient
vrais : « Oui, me dit-elle, je passe cette nuit-là à votre hôtel et
même comme je suis un peu enrhumée, je me coucherai avant
le dîner
...
J’aurais été
contente que vous veniez à la gare demain matin, mais j’ai
peur que cela ne paraisse drôle, je ne dis pas à Andrée qui est
intelligente, mais aux autres qui y seront ; ça ferait des histoires si on le répétait à ma tante ; mais nous pourrions passer
cette soirée ensemble
...
Je vais
dire au revoir à Andrée
...
Venez tôt pour
que nous ayons de bonnes heures à nous », ajouta-t-elle en souriant
...
Tandis que la Gilberte que je voyais aux Champs-Élysées était une autre que
celle que je retrouvais en moi dès que j’étais seul, tout d’un
coup dans l’Albertine réelle, celle que je voyais tous les jours,
que je croyais pleine de préjugés bourgeois et si franche avec

490

sa tante, venait de s’incarner l’Albertine imaginaire, celle par
qui, quand je ne la connaissais pas encore, je m’étais cru furtivement regardé sur la digue, celle qui avait eu l’air de rentrer
à contre-cœur pendant qu’elle me voyait m’éloigner
...
De même, pour Albertine, demain
ses amies seraient avec elle, sans savoir ce qu’il y avait de nouveau entre nous, et quand elle embrasserait sa nièce sur le
front, Mme Bontemps ignorerait que j’étais entre elles deux,
dans cet arrangement de cheveux qui avait pour but, caché à
tous, de me plaire, à moi, à moi qui avais jusque-là tant envié
Mme Bontemps, parce qu’apparentée aux mêmes personnes
que sa nièce, elle avait les mêmes deuils à porter, les mêmes
visites de famille à faire ; or je me trouvais être pour Albertine
plus que n’était sa tante elle-même
...
Qu’allait-il se passer tout à l’heure, je ne
le savais pas trop
...
Je sonnai le lift pour monter à la chambre qu’Albertine avait prise, du
côté de la vallée
...
Je n’avais plus que deux
ou trois pas à faire dans le couloir avant d’arriver à cette
chambre où était renfermée la substance précieuse de ce corps
rose – cette chambre qui, même s’il devait s’y dérouler des
actes délicieux, garderait cette permanence, cet air d’être,
pour un passant non informé, semblable à toutes les autres, qui
font des choses les témoins obstinément muets, les scrupuleux
confidents, les inviolables dépositaires du plaisir
...

Puis tout d’un coup je pensai que j’avais tort d’avoir des
doutes, elle m’avait dit de venir quand elle serait couchée
...
Je trouvai Albertine dans son lit
...

Elle me regardait en souriant
...
La vue du cou nu d’Albertine, de ces joues trop roses, m’avait jeté dans une telle
ivresse, c’est-à-dire avait pour moi la réalité du monde non
plus dans la nature, mais dans le torrent des sensations que
j’avais peine à contenir, que cette vue avait rompu l’équilibre
entre la vie immense, indestructible qui roulait dans mon être,
et la vie de l’univers, si chétive en comparaison
...
Leur orbe ne se trouvait plus
suffisamment rempli par la sphère même de l’horizon
...
La mort eût dû
me frapper en ce moment que cela m’eût paru indifférent ou
plutôt impossible, car la vie n’était pas hors de moi, elle était
en moi ; j’aurais souri de pitié si un philosophe eût émis l’idée
qu’un jour même éloigné, j’aurais à mourir, que les forces éternelles de la nature me survivraient, les forces de cette nature
sous les pieds divins de qui je n’étais qu’un grain de poussière ;
qu’après moi il y aurait encore ces falaises arrondies et bombées, cette mer, ce clair de lune, ce ciel ! Comment cela eût-il
été possible, comment le monde eût-il pu durer plus que moi,
puisque je n’étais pas perdu en lui, puisque c’était lui qui était
enclos en moi, en moi qu’il était bien loin de remplir, en moi,

492

où, en sentant la place d’y entasser tant d’autres trésors, je jetais dédaigneusement dans un coin ciel, mer et falaises
...
Mais je me disais que ce n’était pas
pour rien faire qu’une jeune fille fait venir un jeune homme en
cachette, en s’arrangeant pour que sa tante ne le sache pas,
que d’ailleurs l’audace réussit à ceux qui savent profiter des
occasions ; dans l’état d’exaltation où j’étais, le visage rond
d’Albertine, éclairé d’un feu intérieur comme par une veilleuse,
prenait pour moi un tel relief qu’imitant la rotation d’une
sphère ardente, il me semblait tourner, telles ces figures de
Michel Ange qu’emporte un immobile et vertigineux tourbillon
...

J’entendis un son précipité, prolongé et criard
...

J’avais cru que l’amour que j’avais pour Albertine n’était pas
fondé sur l’espoir de la possession physique
...
Mes
rêves l’abandonnèrent dès qu’ils cessèrent d’être alimentés par
l’espoir d’une possession dont je les avais crus indépendants
...

Pourtant si Albertine n’avait pas existé, peut-être n’aurais-je

493

pas eu le plaisir que je commençai à prendre de plus en plus,
les jours qui suivirent, à la gentillesse que me témoignait Andrée
...
Elle était une de ces jolies filles qui dès leur
extrême jeunesse, par leur beauté, mais surtout par un agrément, un charme qui restent assez mystérieux, et qui ont leur
source peut-être dans des réserves de vitalité où de moins favorisés par la nature viennent se désaltérer, toujours, dans
leur famille, au milieu de leurs amies, dans le monde, ont plu
davantage que de plus belles, de plus riches ; elle était de ces
êtres à qui, avant l’âge de l’amour et bien plus encore quand il
est venu, on demande plus qu’eux ne demandent et même
qu’ils ne peuvent donner
...
Cette attraction
s’exerçait même assez loin dans les milieux relativement plus
brillants, où, s’il y avait une pavane à danser, on demandait Albertine plutôt qu’une jeune fille mieux née
...
Bontemps qu’on disait véreux et
qui souhaitait se débarrasser d’elle, elle était pourtant invitée
non seulement à dîner, mais à demeure, chez des personnes
qui aux yeux de Saint-Loup n’eussent eu aucune élégance,
mais qui pour la mère de Rosemonde ou pour la mère
d’Andrée, femmes très riches mais qui ne connaissaient pas
ces personnes, représentaient quelque chose d’énorme
...

La femme de ce financier recevait des personnages importants
et n’avait jamais dit son « jour » à la mère d’Andrée, laquelle
trouvait cette dame impolie, mais n’en était pas moins prodigieusement intéressée par tout ce qui se passait chez elle
...
Mais chaque soir à dîner, tout en prenant un air dédaigneux et indifférent, elle était enchantée d’entendre Albertine
lui raconter ce qui s’était passé au château pendant qu’elle y
était, les gens qui y avaient été reçus et qu’elle connaissait
presque tous de vue ou de nom
...
» Elle retrouvait alors sa
sérénité
...

C’était cela le positif, la vérité effective d’une situation
...
Bontemps
eût trahi son drapeau et se fût – même vaguement panamiste,
disait-on – rallié au gouvernement
...
« Comment, c’est tout ce
qu’il y a de mieux, ce sont des Simonet, avec un seul n
...
Mais même à eux seuls, et n’apportant pas l’espoir
d’une conséquence matrimoniale, ces « succès » excitaient
l’envie de certaines mères méchantes, furieuses de voir Albertine être reçue comme « l’enfant de la maison » par la femme
du régent de la Banque, même par la mère d’Andrée, qu’elles
connaissaient à peine
...
Ces femmes envieuses disaient cela pour
que cela fût répété et pour brouiller Albertine avec ses protectrices
...
On sentait trop la méchanceté qui les dictait et
cela ne faisait que faire mépriser un peu plus celles qui en
avaient pris l’initiative
...
Elle la
considérait comme une « malheureuse », mais d’une nature excellente et qui ne savait qu’inventer pour faire plaisir
...
Elle ne disait jamais de quelqu’un : « Il a envie
de me voir », parlait de tous avec une grande bienveillance, et
comme si ce fût elle qui eût couru après, recherché les autres
...

Elle aimait même à faire plaisir au point d’en être arrivée à
pratiquer un mensonge spécial à certaines personnes

496

utilitaires, à certains hommes arrivés
...

Par exemple, si la tante d’Albertine désirait que sa nièce l’accompagnât à une matinée peu amusante, Albertine en s’y rendant aurait pu trouver suffisant d’en tirer le profit moral
d’avoir fait plaisir à sa tante
...
Cela ne suffisait pas
encore : à cette matinée se trouvait une des amies d’Albertine
qui avait un gros chagrin
...
Si tu veux que nous laissions la matinée,
que nous allions ailleurs, je ferai ce que tu voudras, je désire
avant tout te voir moins triste » (ce qui était vrai aussi du
reste)
...
Ainsi Albertine ayant un service à demander pour une
de ses amies allait pour cela voir une certaine dame
...
Celle-ci était infiniment touchée qu’Albertine eût accompli un long trajet par pure amitié
...
Seulement il arrivait ceci : elle éprouvait si vivement le plaisir
d’amitié pour lequel elle avait prétendu mensongèrement être
venue, qu’elle craignait de faire douter la dame de sentiments
en réalité sincères, si elle lui demandait le service pour l’amie
...
De sorte qu’Albertine repartait sans avoir demandé le service, comme les
hommes qui ont été si bons avec une femme dans l’espoir d’obtenir ses faveurs, qu’ils ne font pas leur déclaration pour garder à cette bonté un caractère de noblesse
...
La suite du récit
fera, beaucoup plus loin, mieux comprendre ce genre de
contradictions
...
Un mari a installé sa
maîtresse dans la ville où il est en garnison
...
Or, la maîtresse est obligée de venir passer un jour à Paris
...
Mais comme il est bon et souffre de faire de la
peine à sa femme, il arrive chez celle-ci, lui dit, en versant
quelques larmes sincères, qu’affolé par ses lettres il a trouvé le
moyen de s’échapper pour venir la consoler et l’embrasser
...
Mais si cette
dernière apprenait pour quelle raison il est venu à Paris, sa joie
se changerait sans doute en douleur, à moins que voir l’ingrat
ne la rendît malgré tout plus heureuse qu’il ne la fait souffrir
par ses mensonges
...
de Norpois
...
Mais il ne lui suffisait pas d’avoir l’air
de rendre service à celui qui était venu le solliciter, il présentait à l’autre la démarche qu’il faisait auprès de lui comme entreprise non à la requête du premier, mais dans l’intérêt du second, ce qu’il persuadait facilement à un interlocuteur suggestionné d’avance par l’idée qu’il avait devant lui « le plus serviable des hommes »
...

D’autre part, chaque service, semblant doublement rendu, augmentait d’autant plus sa réputation d’ami serviable, et encore
d’ami serviable avec efficacité, qui ne donne pas des coups
d’épée dans l’eau, dont toutes les démarches portent, ce que

498

démontrait la reconnaissance des deux intéressés
...
de Norpois
...

Plaisant plus qu’elle ne voulait et n’ayant pas besoin de claironner ses succès, Albertine garda le silence sur la scène
qu’elle avait eue avec moi auprès de son lit, et qu’une laide aurait voulu faire connaître à l’univers
...
Pour ce
qui concerne l’hypothèse d’une vertu absolue (hypothèse à laquelle j’avais d’abord attribué la violence avec laquelle Albertine avait refusé de se laisser embrasser et prendre par moi, et
qui n’était du reste nullement indispensable à ma conception
de la bonté, de l’honnêteté foncière de mon amie) je ne laissai
pas de la remanier à plusieurs reprises
...
Puis tant d’actes différents, tous de
gentillesse pour moi (une gentillesse caressante, parfois inquiète, alarmée, jalouse de ma prédilection pour Andrée) baignaient de tous côtés le geste de rudesse par lequel, pour
m’échapper, elle avait tiré sur la sonnette
...

Elle fut certainement désolée de n’avoir pu me faire plaisir et
me donna un petit crayon d’or, par cette vertueuse perversité

499

des gens qui, attendris par votre gentillesse et ne souscrivant
pas à vous accorder ce qu’elle réclame, veulent cependant
faire en votre faveur autre chose : le critique dont l’article flatterait le romancier l’invite à la place à dîner, la duchesse n’emmène pas le snob avec elle au théâtre, mais lui envoie sa loge
pour un soir où elle ne l’occupera pas
...
Je dis à Albertine qu’en me donnant ce
crayon, elle me faisait un grand plaisir, moins grand pourtant
que celui que j’aurais eu si le soir où elle était venue coucher à
l’hôtel elle m’avait permis de l’embrasser
...
– Ce qui m’étonne, me
répondit-elle, c’est que vous trouviez cela étonnant
...
– Je suis désolé de vous avoir fâchée, mais, même maintenant je ne peux pas vous dire que je
trouve que j’ai eu tort
...

Entendons-nous, ajoutai-je pour donner une demi-satisfaction à
ses idées morales, en me rappelant comment elle et ses amies
avaient flétri l’amie de l’actrice Léa, je ne veux pas dire qu’une
jeune fille puisse tout faire et qu’il n’y ait rien d’immoral
...
Cela me semble improbable,
impossible
...

bien, il n’y en a pas un qui aurait osé une chose pareille
...
D’ailleurs ils
n’y songeaient même pas, on se serrait la main bien franchement, bien amicalement, en bons camarades, jamais on n’aurait parlé de s’embrasser et on n’en était pas moins amis pour
cela
...
Mais je suis sûre que vous vous fichez bien de moi
...
Au fond, vous avez raison, elle est beaucoup plus gentille que moi, et elle est ravissante ! Ah ! les hommes ! » Malgré ma déception récente, ces
paroles si franches, en me donnant une grande estime pour Albertine, me causaient une impression très douce
...

Un tel sentiment peut être la cause des plus grandes peines
...
Pour le moment, cet embryon d’estime
morale, d’amitié, restait au milieu de mon âme comme une
pierre d’attente
...
Il
était en moi comme un de ces hôtes qu’il serait malgré tout
plus prudent qu’on expulsât, mais qu’on laisse à leur place
sans les inquiéter, tant les rendent provisoirement inoffensifs
leur faiblesse et leur isolement au milieu d’une âme étrangère
...

Certes la préférence que depuis longtemps j’avais feinte pour
Andrée m’avait fourni – en habitudes de causeries, de déclarations de tendresse – comme la matière d’un amour tout prêt
pour elle, auquel il n’avait jusqu’ici manqué qu’un sentiment
sincère qui s’y ajoutât et que maintenant mon cœur redevenu
libre aurait pu fournir
...
Si Albertine me semblait maintenant vide, Andrée était remplie de quelque chose que je
connaissais trop
...
Ma déception, suite d’une erreur initiale sur ce qu’était Andrée, n’eut, en
fait, aucune importance pour moi
...
Ces erreurs – qui
peuvent être différentes de celle que je commis pour Andrée et
même inverses – tiennent souvent, dans le cas d’Andrée en particulier, à ce qu’on prend suffisamment l’aspect, les façons de
ce qu’on n’est pas mais qu’on voudrait être, pour faire illusion
au premier abord
...
Il y a des
cynismes, des cruautés qui ne résistent pas plus à l’épreuve
que certaines bontés, certaines générosités
...
J’avais cru
trouver en Andrée une créature saine et primitive, alors qu’elle
n’était qu’un être cherchant la santé, comme étaient peut-être
beaucoup de ceux en qui elle avait cru la trouver et qui n’en
avaient pas plus la réalité qu’un gros arthritique à figure rouge
et en veste de flanelle blanche n’est forcément un Hercule
...

N’importe, Andrée, comme Rosemonde et Gisèle, même plus
qu’elles, était tout de même une amie d’Albertine, partageant
sa vie, imitant ses façons au point que le premier jour je ne les
avais pas distinguées d’abord l’une de l’autre
...
Maintenant encore la vue de l’une me donnait
un plaisir où entrait, dans une proportion que je n’aurais pas
su dire, de voir les autres la suivre plus tard, et, même si elles

502

ne venaient pas ce jour-là, de parler d’elles et de savoir qu’il
leur serait dit que j’étais allé sur la plage
...
Ma plus
grande tristesse n’aurait pas été d’être abandonné par celle de
ces jeunes filles que je préférais, mais j’aurais aussitôt préféré,
parce que j’aurais fixé sur elle la somme de tristesse et de rêve
qui flottait indistinctement entre toutes, celle qui m’eût abandonné
...
Même celles que je n’avais
pu obtenir d’Albertine, je les espérais tout d’un coup de telle
qui m’avait quitté le soir en me disant un mot, en me jetant un
regard ambigus, grâce auxquels c’était vers celle-là que, pour
une journée, se tournait mon désir
...
Aux différences qu’il y avait entre eux, étaient bien loin de correspondre
sans doute des différences égales dans la longueur et la largeur des traits, lesquels eussent, de l’une à l’autre de ces
jeunes filles, et si dissemblables qu’elles parussent, peut-être
été presque superposables
...
D’abord, elle ne commence pas
par mesurer les parties, elle a pour point de départ une expression, un ensemble
...
Une ligne
aussi fine était creusée dans ses cheveux, souple et profonde
comme celle dont le vent sillonne le sable
...
Certes, comparé à la
fine délinéation de celui d’Andrée, le nez de Rosemonde semblait offrir de larges surfaces comme une haute tour assise sur
une base puissante
...
Entre ceux de mes amies la coloration mettait une
séparation plus profonde encore, non pas tant par la beauté variée des tons qu’elle leur fournissait, si opposés que je prenais
devant Rosemonde – inondée d’un rose soufré sur lequel réagissait encore la lumière verdâtre des yeux – et devant Andrée – dont les joues blanches recevaient tant d’austère distinction de ses cheveux noirs – le même genre de plaisir que si
j’avais regardé tour à tour un géranium au bord de la mer ensoleillée et un camélia dans la nuit ; mais surtout parce que les
différences infiniment petites des lignes se trouvaient démesurément grandies, les rapports des surfaces entièrement changés par cet élément nouveau de la couleur, lequel tout aussi
bien que dispensateur des teintes est un grand régénérateur
ou tout au moins modificateur des dimensions
...
Ainsi en prenant
connaissance des visages, nous les mesurons bien, mais en
peintres, non en arpenteurs
...
Certains jours,
mince, le teint gris, l’air maussade, une transparence violette
descendant obliquement au fond de ses yeux comme il arrive
quelquefois pour la mer, elle semblait éprouver une tristesse
d’exilée
...
D’autres fois le bonheur baignait ses joues d’une clarté si mobile que la peau devenue fluide et vague laissait passer comme des regards sous-jacents qui la faisaient paraître d’une autre couleur, mais non
d’une autre matière que les yeux ; quelquefois, sans y penser,
quand on regardait sa figure ponctuée de petits points bruns et
où flottaient seulement deux taches plus bleues, c’était comme
on eût fait d’un œuf de chardonneret, souvent comme d’une
agate opaline travaillée et polie à deux places seulement, où,
au milieu de la pierre brune, luisaient, comme les ailes transparentes d’un papillon d’azur, les yeux où la chair devient miroir et nous donne l’illusion de nous laisser, plus qu’en les
autres parties du corps, approcher de l’âme
...
C’est peut-être parce qu’étaient si divers les êtres que
je contemplais en elle à cette époque que plus tard je pris l’habitude de devenir moi-même un personnage autre selon celle
des Albertines à laquelle je pensais : un jaloux, un indifférent,
un voluptueux, un mélancolique, un furieux, recréés, non seulement au hasard du souvenir qui renaissait, mais selon la force

505

de la croyance interposée pour un même souvenir, par la façon
différente dont je l’appréciais
...
Pour être
exact, je devrais donner un nom différent à chacun des moi qui
dans la suite pensa à Albertine ; je devrais plus encore donner
un nom différent à chacune de ces Albertines qui apparaissaient par moi, jamais la même, comme – appelées simplement
par moi pour plus de commodité la mer – ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait
...

Sans doute leurs visages à toutes avaient bien changé pour
moi de sens depuis que la façon dont il fallait les lire m’avait
été dans une certaine mesure indiquée par leurs propos, propos auxquels je pouvais attribuer une valeur d’autant plus
grande que par mes questions je les provoquais à mon gré, les
faisais varier comme un expérimentateur qui demande à des
contre-épreuves la vérification de ce qu’il a supposé
...

J’avais remplacé au fond du cerveau de ces jeunes filles le
mépris de la chasteté, le souvenir de quotidiennes passades,
par d’honnêtes principes capables peut-être de fléchir, mais
ayant jusqu’ici préservé de tout écart celles qui les avaient reçus de leur milieu bourgeois
...
Je
tirais, en ce qui concernait leur manière de vivre et la conduite
à tenir avec elles, toutes les conséquences du mot innocence
que j’avais lu, en causant familièrement avec elles, sur leur visage
...
de Norpois que Jules Ferry, sans
doute possible, écrivait des levers de rideau
...
Elle laisse filer la chaîne des jours passés, n’en garde fortement que le dernier bout souvent d’un tout autre métal que les chaînons disparus dans la nuit, et dans le voyage que nous faisons à travers la
vie, ne tient pour réel que le pays où nous sommes présentement
...

Les géographes, les archéologues nous conduisent bien dans
l’île de Calypso, exhument bien le palais de Minos
...
Même les qualités et les défauts que l’histoire nous enseigne alors avoir été l’apanage de ces personnes fort réelles
diffèrent souvent beaucoup de ceux que nous avions prêtés aux
êtres fabuleux qui portaient le même nom
...
Mais il n’est pas tout à fait indifférent qu’il
nous arrive au moins quelquefois de passer notre temps dans
la familiarité de ce que nous avons cru inaccessible et que nous
avons désiré
...

Mais dans des relations comme celles que j’avais avec Albertine et ses amies, le plaisir vrai qui est à leur origine laisse ce
parfum qu’aucun artifice ne parvient à donner aux fruits forcés, aux raisins qui n’ont pas mûri au soleil
...
Mon désir
avait cherché avec tant d’avidité la signification des yeux qui
maintenant me connaissaient et me souriaient, mais qui, le premier jour, avaient croisé mes regards comme des rayons d’un
autre univers, il avait distribué si largement et si minutieusement la couleur et le parfum sur les surfaces carnées de ces
jeunes filles qui, étendues sur la falaise, me tendaient simplement des sandwiches ou jouaient aux devinettes, que souvent
dans l’après-midi, pendant que j’étais allongé, comme ces
peintres qui cherchant la grandeur de l’antique dans la vie moderne donnent à une femme qui se coupe un ongle de pied la
noblesse du « Tireur d’épine » ou qui comme Rubens, font des
déesses avec des femmes de leur connaissance pour composer
une scène mythologique, ces beaux corps bruns et blonds, de
types si opposés, répandus autour de moi dans l’herbe, je les
regardais sans les vider peut-être de tout le médiocre contenu

508

dont l’existence journalière les avait remplis, et pourtant sans
me rappeler expressément leur céleste origine, comme si pareil à Hercule ou à Télémaque, j’avais été en train de jouer au
milieu des nymphes
...
Albertine s’en alla la
première, brusquement, sans qu’aucune de ses amies eût pu
comprendre, ni alors, ni plus tard, pourquoi elle était rentrée
tout à coup à Paris, où ni travaux, ni distractions ne la rappelaient
...
Elle nous trouvait indiscrets vis-à-vis des employés, pourtant déjà bien réduits en nombre, mais retenus par
les rares clients qui restaient, vis-à-vis du directeur qui « mangeait de l’argent »
...
Ce n’était pas
l’avis du directeur ; tout le long des salons où l’on gelait et à la
porte desquels ne veillait plus aucun groom, il arpentait les
corridors, vêtu d’une redingote neuve, si soigné par le coiffeur
que sa figure fade avait l’air de consister en un mélange où
pour une partie de chair il y en aurait eu trois de cosmétique,
changeant sans cesse de cravates (ces élégances coûtent
moins cher que d’assurer le chauffage et de garder le personnel, et tel qui ne peut plus envoyer dix mille francs à une
œuvre de bienfaisance fait encore sans peine le généreux en
donnant cent sous de pourboire au télégraphiste qui lui apporte une dépêche)
...
Il fut surtout mécontent quand le chemin de fer d’intérêt local, qui n’avait plus assez de voyageurs, cessa de fonctionner pour jusqu’au printemps suivant
...
» Malgré
le déficit qu’il enregistrait, il faisait pour les années suivantes
des projets grandioses
...
» En attendant, l’interruption des services du B
...
B
...
Je demandais souvent à monter à côté du cocher et cela
me fit faire des promenades par tous les temps, comme dans
l’hiver que j’avais passé à Combray
...
Je fis
même la connaissance du jeune homme riche, d’un de ses deux
amis nobles et de l’actrice qui était revenue pour quelques
jours ; mais la petite société ne se composait plus que de trois
personnes, l’autre ami était rentré à Paris
...
Je crois qu’ils
furent assez contents que je n’acceptasse pas
...


510

Et quand dans le hall je les rencontrai tous trois, ce fut M
...
Il me semblait que
j’y étais resté trop peu de temps
...
Et de voir que c’était le nom de Balbec qu’ils
étaient obligés de mettre sur l’enveloppe, comme ma fenêtre
donnait, au lieu que ce fût sur une campagne ou sur une rue,
sur les champs de la mer, que j’entendais pendant la nuit sa rumeur, à laquelle j’avais, avant de m’endormir, confié, comme
une barque, mon sommeil, j’avais l’illusion que cette promiscuité avec les flots devait matériellement, à mon insu, faire pénétrer en moi la notion de leur charme, à la façon de ces leçons
qu’on apprend en dormant
...

Il avait fallu quitter Balbec en effet, le froid et l’humidité
étant devenus trop pénétrants pour rester plus longtemps dans
cet hôtel dépourvu de cheminées et de calorifère
...
Ce
que je revis presque invariablement quand je pensai à Balbec,
ce furent les moments où chaque matin, pendant la belle saison, comme je devais l’après-midi sortir avec Albertine et ses
amies, ma grand’mère sur l’ordre du médecin me forçait à rester couché dans l’obscurité
...
À cause de la trop grande lumière, je
gardais fermés le plus longtemps possible les grands rideaux
violets qui m’avaient témoigné tant d’hostilité le premier soir
...
Et sur le mur qui faisait face à la
fenêtre, et qui se trouvait partiellement éclairé, un cylindre
d’or que rien ne soutenait était verticalement posé et se déplaçait lentement comme la colonne lumineuse qui précédait les
Hébreux dans le désert
...

Je savais que mes amies étaient sur la digue mais je ne les
voyais pas, tandis qu’elles passaient devant les chaînons inégaux de la mer, tout au fond de laquelle et perchée au milieu
de ses cimes bleuâtres comme une bourgade italienne se distinguait parfois dans une éclaircie la petite ville de Rivebelle,
minutieusement détaillée par le soleil
...
« Nous avons regardé, me disait le soir Albertine, pour
voir si vous descendriez
...
» À dix heures, en effet, il éclatait
sous mes fenêtres
...
Je m’impatientais qu’on ne fût pas encore venu me donner mes affaires
pour que je puisse m’habiller
...
Et pendant des mois de suite, dans ce Balbec que j’avais
tant désiré parce que je ne l’imaginais que battu par la tempête et perdu dans les brumes, le beau temps avait été si

512

éclatant et si fixe que, quand elle venait ouvrir la fenêtre,
j’avais pu, toujours sans être trompé, m’attendre à trouver le
même pan de soleil plié à l’angle du mur extérieur, et d’une
couleur immuable qui était moins émouvante comme un signe
de l’été qu’elle n’était morne comme celle d’un émail inerte et
factice
...


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www
...
com
Food for the mind

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Title: A l'ombre des jeunes filles en fleurs
Description: A l'ombre des jeunes filles en fleurs (version intégrale) Marcel PROUST (1871 - 1922) Genre : Romans